Un dernier chant (15)

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La demeure de l’alchimiste ne passait pas inaperçue. Il s’agissait d’un solide édifice de pierre, ancienne auberge ou ferme, elle aussi avalée par les faubourgs. L’endroit disposait d’une vaste cour, une rareté dans ce quartier resserré. On y trouvait toutes sortes de gens : des pauvres aux mises usées, un couple d’opulents bourgeois, des hommes à la peau hâlée et aux tuniques colorées, un artisan vêtu d’un tablier de compagnon avec une main bandée, des filles aux mœurs légères dont l’une avait une mine à faire peur… et malgré tout, il restait de l’espace.

Saule attacha Coquine puis mena Lysbeth et sa fille à travers la cour, en direction d’un porche ouvert. Au-dessus, une enseigne indiquait : Alzyr Mezerin, alchimiste, apothicaire et mire. Les voyant se faufiler, le bourgeois se planta sur leur passage, avec une moue contrariée et les mains fermement agrippées aux bords de son manteau doublé d’hermine.

— Qu’est-ce que vous pensez faire comme ça ? demanda-t-il. Nous patientons ici depuis une heure, faites donc la queue, comme tout le monde.

— La petite est mal en point, rétorqua Saule. C’est urgent.

— On a tous des problèmes, sans quoi nous ne serions pas ici.

— Ôtez-vous de mon chemin, grogna Saule, à bout de patience.

Le compagnon posa sa main valide sur l’épaule du bourgeois.

— Allons, dit-il, vous voyez bien que cette petite a besoin de soins. Je vous ai entendu discuter avec madame. Vous êtes ici pour quoi, déjà ? Besoin d’un petit coup de fouet à la virilité ?

L’homme devint cramoisi, du col aux bouts des oreilles, puis s’écarta sans rien ajouter. D’un signe de tête Saule remercia l’artisan et entra.

L’endroit était spacieux. De nombreuses chandelles y diffusaient une lumière réconfortante. Il devait s’agir d’une ancienne écurie, mais elle avait été aménagée en deux parties : d’abord la boutique, avec un comptoir ciré et des étagères bien garnies, minutieusement assorties, ensuite un entrepôt. Mais l’entrepôt était envahi de couchages de fortune. Là aussi, la population était bigarrée. Il semblait tout de même y avoir un bon nombre de soldats.

Aucun problème pour identifier l’alchimiste, cependant. Un petit homme, mince, la peau très foncée, s’affairait et voyageait d’un patient à l’autre. Il revenait vers le magasin et cherchait un bocal sur l’une des étagères lorsque Saule l’interpela.

— Vous êtes bien Alzyr, l’alchimiste ?

— Là, maintenant, je souhaiterais pouvoir être quelqu’un d’autre, répondit-il avec un léger accent. Pas un moment de répit de toute la journée.

— Je suis navré, mais nous amenons une petite fille qui a besoin de vous tout de suite.

— Tout de suite, j’ai besoin d’un bon cicatrisant.

— Nous venons de l’ouest. Elle a été blessée par une flèche duadane.

L’alchimiste ne lui avait pas encore adressé un regard. Il venait de trouver le pot qu’il cherchait, du miel de thym, et le rafla d’un geste nerveux.

— Mon brave, lâcha-t-il, un peu sec, je ne doute pas de votre détresse, mais les trois quarts de ces autres braves gens que vous voyez là viennent de l’ouest et ont eu affaire aux Duadäns. La plupart des soldats venus de Tierne me sont envoyés depuis que le théurge a quitté l’hôpital pour partir avec le margrave. Et je l’avoue bien volontiers, je suis submergé.

— Elle est empoisonnée ! cria Lysbeth, à bout de nerfs. Elle se meurt ! Et personne ne veut s’en soucier !

Le petit étranger l’observa d’un œil perçant, qui glissa brièvement sur Tya avant de revenir à elle.

— Bon, bon. Venez par-là, il doit y avoir encore de la place.

Il les guida jusqu’à une paillasse étendue à même le sol, tout à côté d’un tas de caisses en bois marquées de caractères dans une langue étrange. Lysbeth y déposa sa fille. Cette dernière ne broncha pas, immobile et paisible. L’alchimiste s’agenouilla auprès d’elle. Il lui toucha le front, puis prit son poignet entre ses doigts. Avec un froncement de sourcils, il posa la paume à plat sur sa poitrine. Il approcha son oreille de la bouche de Tya et finit par se redresser.

Le Keelyan leva les yeux vers Lysbeth, une expression douloureuse sur le visage.

— Navré, dit-il.

Lysbeth hurla et s’effondra au sol.

— Non ! C’est impossible ! Elle respirait encore. Juste là, dans la cour. Elle respirait encore. Elle gémissait.

L’alchimiste secoua doucement la tête.

— Le cœur ne bat plus. Je suis désolé. Vraiment.

De violents sanglots secouaient le corps de Lysbeth. Son regard rougi, ruisselant de larmes, rencontra celui de Saule. Lui aussi, son cœur paraissait s’être arrêté. Il n’imaginait pas ressentir à nouveau une telle douleur. Il s’était attaché à cette petite et à sa mère, sans s’en apercevoir vraiment. Plus qu’il n’aurait voulu.

Le silence pesait sur le reste de l’entrepôt converti en hôpital. Lysbeth hissa le petit corps de Tya sur ses genoux et la prit dans ses bras. Saule s’assit et les serra contre lui. La gamine était encore chaude, ses membres encore souples. Comme si la mort n’était pas encore passée collecter son dû. Il refusait d’y croire. Ils ne pouvaient pas avoir fait tout ce voyage pour rien.

Mû par une sorte d’impulsion, il commença à chanter.

Aen a’Duadä cerilwë, Aen valli athal menelwë, Carid e’fella maërë, Sesmen fanorah e’idë…

Cette vieille ode à l’espoir duadane lui revint et les mots se formèrent d’eux-mêmes, aussi clairs que le jour où sa Naïa les lui avait appris.

O’Gaïma, o’Gaïma, horo më, Horo e’menel den t’infanlë…

Il ferma les yeux sans cesser de chanter. Sa voix emplissait les lieux et imposait l’écoute. Tout le reste cessait d’exister. Il chanta comme le lui avait appris le duhïn, le père de Naïa, et s’y consacra corps et âme, sans retenue, avec sincérité, uniquement guidé par l’émotion. Cette émotion primordiale, instinctive, essentielle, invisible, mais tellement évidente, une fois dépouillée de l’apparence, du superflu, de la pensée raisonnée.

O’Paelina, O’Paelina, horo më, Horo e’scraë den a’nesprë…

Tout contre lui, il percevait le contact de Lysbeth et de Tya. La première tremblait, mais il ne l’entendait pas. Seul le chant résonnait. La seconde restait inerte. Elle n’était pas vraiment absente, mais pas vraiment entière. Saule se concentra sur ce petit corps abandonné.

Tout était là, rien ne manquait. La chair, jeune et fraîche, était prête à recevoir, à déborder de vie. Ne manquait que l’essentiel. Restait toutefois un petit quelque chose, une étincelle, un lien ténu, effiloché, évanescent. Il s’estompait, petit à petit. Saule se focalisa dessus, en suivit le flux faiblissant.

Sioran lë e’serinea, Sioran lyrë e’ciella…

Soudain, Saule se sentit perdu. Le fil ténu de Tya paraissait s’achever. Il n’avait aucune idée d’où il se trouvait, ni de comment il était venu là. Il avait l’impression que le chant, lointain, se poursuivait sans lui, lent, un peu difforme, comme un long écho. Sans s’en rendre compte, il avait perdu tous ses repères, était parti trop loin. Il prit peur. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait et encore moins du moyen à mettre en œuvre pour revenir.

Il y eut alors une lumière, une chaleur et une voix rassurantes. Une voix qui s’exprimait sans mots, mais que Saule comprenait parfaitement.

— Qui êtes-vous ?

— Saule.

— Saule ? Je vous connais.

— Bien sûr.

— Comment ?

— Parce que nous nous aimons.

— Vous m’aimez ?

— Beaucoup.

— Pourquoi ?

— Tu es gentille, sincère, drôle et surtout très courageuse. Tu es une guerrière.

— Alors vous savez qui je suis ?

— Tu es Tya. Tu te souviens ?

— Je crois. Et que faites-vous là, Saule ?

— Je crois que je suis perdu.

— Vous êtes chez moi. Vous me cherchiez ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Pour te ramener.

— Où ça ?

— Auprès de ta maman. Elle t’aime très fort, elle aussi.

— Maman…

— Nous avons fait un long voyage. Il est temps de rentrer.

— Mais vous êtes perdu.

— Oui, j’ai perdu tous mes repères. L’espace. Le temps.

— Non, pas tous.

— Ah bon ?

— La chanson. Vous entendez la chanson ?

— Tu as raison. Mais je ne sais pas comment revenir. Et elle va bientôt s’achever. Tu peux peut-être me montrer le chemin ?

— Je ne sais pas.

— Ta maman t’attend.

— Maman… D’accord.

Saule perçut une force indescriptible qui l’attirait irrésistiblement. Il retrouva le fil, de moins en moins ténu, de plus en plus fort. Boum. Il identifia un rythme. Boum. Un refrain. Boum. Un battement. Boum boum. De plus en plus fort. Boum boum. La vie se déversa dans le petit corps. Boum Boum. Comme un torrent en pleine débâcle. Boum boum.

Un basculement, comme une chute amortie, ses poumons se gonflèrent.

Aen a’Duadä cerilwë, Aen valli athal menelwë.

Il prononça les mots. Acheva la chanson. Ouvrit les yeux.

Saule était en sueur. Fébrile, vidé de sa force, il s’affala contre une caisse, haletant. La lumière des chandelles l’éblouissait. Le silence demeurait dans l’entrepôt, mais le souffle de Tya vibrait, assourdissant. Tous les regards convergeaient vers lui, surpris, époustouflés, incrédules. Et celui de Lysbeth, éperdue de reconnaissance.

— Vous l’avez sauvée, murmura-t-elle sans encore oser y croire. Vous l’avez sauvée…

— Incroyable, dit simplement l’alchimiste.

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