Artisan du malheur (3)

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À son entrée dans la grande salle du skalljë, Louve s’immobilisa. La foule assemblée accentuait la pénombre des lieux. Le ventre noué, elle observa tous ces visages soudain tournés vers elle. L’inquiétude, la compassion, beaucoup de rancœur et de révolte, elle y lut des émotions vives. Mais tous, ils partageaient une même nuance : l’expectative. Ils attendaient sa réaction.

Le moindre murmure s’était tu. Le temps semblait suspendu.

Elle opta pour l’impassibilité. Un bref regard à Paelina et Gaïma, gravées dans les solives, ne suffit pas à la rasséréner. Pas cette fois. Elle ne pouvait qu’espérer que Gaïma n’ait pas déjà fait son œuvre. Le visage fermé, elle fendit l’assemblée. Une voie s’ouvrit devant elle jusqu’à Berend, assis sur sa cathèdre. Le tatouage arachnéen ondulait sur son front plissé. Le chef du clan se leva pour l’accueillir, bras ouverts.

— Louve, dit-il, je suis tellement navré. Sache que tout le clan...

Elle leva la main pour l’interrompre.

— Il est en vie ?

— Je crois. Il l’était à son arrivée.

— Où est-il ?

— Je l’ai fait installer ici. Ton père est déjà là.

Elle hocha la tête. Déjà, elle prenait la direction des appartements du chef, derrière l’estrade. Berend lui emboîta le pas.

L’odeur de l’encens des esprits lui saisit les narines lorsqu’elle entra dans la chambre. Elle avait beau être endurcie à la peine et s’y être préparée, découvrir son fils, allongé sur le lit, inerte, dans cet état, lui glaça le cœur. Penché sur lui, le duhïn fredonnait des incantations et achevait d’appliquer ses cataplasmes. Le visage, les poignets, la main droite. L’encens et les chants pour l’âme, les huiles et pommades pour le corps.

Le mystique du clan se détourna de sa tâche pour les accueillir. Des rides d’anxiété déformaient ses très nombreux tatouages, si sombres que ses orbites semblaient vides.

— Ellenaïa, souffla-t-il d’une voix fêlée.

— Père, répondit-elle.

— Endraig vivra, la rassura-t-il aussitôt.

Elle hocha la tête. Ses yeux parcoururent le jeune corps immobile.

— Mais dans quel état ?

— Il devrait se remettre. Il gardera peut-être quelques cicatrices au visage, un nez cassé. Ses doigts perdront probablement en souplesse et en précision, heureusement qu’il est gaucher.

— Mais ceux qui lui ont fait ça l’ignoraient. Ils voulaient l’estropier.

— Pas de conclusions hâtives. Il nous racontera...

— Je t’en prie, Père, s’emporta-t-elle, n’essaie pas de m’adoucir. Pas maintenant. Pas de nouveau.

— Je comprends ta colère, ma fille, mais peut-être qu’à la lumière de...

— Nous savons parfaitement ce qui s’est passé. Il s’est épris de cette petite Duadëyr. Ça ne leur a pas plu. Ils le lui ont fait regretter. Fin de l’histoire. Pas de circonstances atténuantes.

— Tu as peut-être raison. Mais nous ne sommes pas comme eux.

— Pas peut-être. J’ai raison, c’est une certitude. Où l’a-t-on retrouvé ?

Les traits du duhïn se creusèrent encore davantage.

— Au Daerluwyn. Tes visions étaient exactes.

— Pendu ?

— Par les bras, oui. Mais il serait probablement mort si les nôtres n’étaient pas arrivés. Les dieux en soient remerciés. Ce n’est pas un petit don qu’ils t’ont accordé.

— La plupart du temps, c’est une malédiction. Mes rêves ne sont jamais agréables. Et je ne sais pas toujours qu’en faire.

— Mais ils ont permis de sauver ton fils.

Louve s’approcha du lit. Les ruines de son visage et les pommades rendaient Endraig méconnaissable. La sueur lui collait les cheveux sur le front. Du bout des doigts, elle passa dans ces mèches rousses qu’elle n’était jamais parvenue à trouver belles et les rangea derrière ses oreilles.

— Mon enfant, soupira-t-elle.

Elle déposa un baiser sur le front à présent dégagé.

— Nous allons nous occuper de lui, assura Berend. Ne t’inquiète pas, Louve. Il peut rester autant que nécessaire. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, dis-le-moi.

Elle lui adressa un sourire crispé à titre de remerciement. Puis elle regarda à nouveau son père.

— Toi aussi, tu l’as, dit-elle.

— Qu’ai-je donc ? demanda-t-il.

— Cette nuance, dans le regard. Cette attente. Cette inquiétude.

Il garda le silence. Il voyait parfaitement de quoi elle parlait.

— Vous avez tous tellement peur, murmura-t-elle.

— Tu sais ce qui est en jeu.

— Mais qui suis-je ? Je ne suis pas cheffe, je ne suis pas duhïn, que ne suis-je déesse, mais je n’ai malheureusement pas le pouvoir de soumettre le monde à ma volonté.

— Non, tu es Louve. Et tu as le respect et l’oreille de la jeunesse du clan. Une jeunesse désabusée. Qui ne manquera pas d’être blessée par le sort que des Duadëyrs ont réservé à l’un des leurs.

— Peut-on les en blâmer ?

— Non, certainement pas. Mais on peut les apaiser. Tu as ce pouvoir, car ils t’écoutent.

— Pourquoi le ferais-je, quand je ressens la même chose qu’eux ?

— Pour le bien du clan.

Ils échangèrent un long regard. Le père et sa fille. L’un suppliant, l’autre implacable.

— Llohir, vous rendez-vous compte de ce que vous demandez à votre fille ? intervint Berend.

— Bien sûr que je m’en rends compte. Je l’ai déjà fait. Et ce n’est pas moins un déchirement aujourd’hui qu’autrefois. C’est aussi mon petit-fils.

— Alors pourquoi ne peux-tu me donner ta bénédiction ? gronda Louve. Nous sommes un peuple dur et fier. Où est passée ta combativité ?

— Nous étions un peuple dur et fier. Jadis. Aujourd’hui, nous n’avons plus de royaume, nous survivons.

— À cause des Duadëyrs. Encore. Toujours. Jusqu’où devront-ils aller avant que nous nous décidions à réagir ?

— La paix volerait en éclats. Une paix que j’ai eu tant de mal à négocier après les pillages et les massacres de Thiurdar. Le prix est trop élevé pour soulager votre colère.

— De quelle paix parles-tu, Père ? À quand remonte la dernière visite d’un Duadëyr ? Ils nous ignorent et ceux qui daignent nous regarder nous considèrent avec mépris. Il n’y a aucun respect. Il n’y a pas de paix. S’ils nous laissent ces vallées pierreuses, c’est parce qu’elles ne les intéressent pas.

— Mais nous vivons. Nous cherchons l’harmonie, pas le profit et le progrès. Et l’harmonie peut se trouver n’importe où. Nous ne sommes pas comme eux.

Ellenaïa secoua la tête.

— Nous vivons... Pour ma part, je préfère périr qu’essuyer ce nouvel affront sans broncher. Ils doivent apprendre à nous craindre. Ils doivent apprendre ce qu’il en coûte de toucher aux nôtres. Mais comme je l’ai dit, je ne suis ni cheffe ni duhïn. La décision ne m’appartient pas.

Son père n’eut rien à répondre, elle lut ses pensées dans leur entier, rien qu’en scrutant son regard. Il savait ce qu’il en était réellement, le pouvoir qu’elle avait acquis depuis son retour au sein du clan. Sa fougue plaisait à la jeunesse. Comme nombre d’entre eux, elle était un animal blessé, les Duadëyrs lui avaient pris beaucoup. En outre, même si elle s’était toujours refusée à lui, elle avait l’affection du chef. D’ailleurs, c’est à elle que Llohir s’était adressé tout du long, pas à Berend. Ses yeux le criaient haut et fort : il était déjà vaincu.

C’est donc sans surprise aucune qu’ils reçurent la réponse de Berend.

— Le clan tout entier te suivra, Louve. Je te l’ai dit, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’as qu’à demander.

— Depuis quand la voix des duhïns est-elle si peu écoutée ? se lamenta Llohir.

— Depuis quand sommes-nous si faibles ? rétorqua Louve.

Son père ne répondit pas et baissa finalement le regard.

— Comment envisages-tu les choses ? demanda Berend.

— Tu veux dire, avec quelle force riposterons-nous ?

— Précisément.

— Nous frapperons la mine, elle est un sacrilège à elle seule. Et nous prendrons la vie des coupables.

— Tu risques de déclencher une guerre, déclara Llohir sans conviction. Une guerre que nous n’avons pas les moyens de gagner.

— Non, Père. Les Duadëyrs ont déclenché une guerre. Nous donneras-tu néanmoins ta bénédiction ? Le clan en a besoin. Si les guerriers doutent de l’appui de leur duhïn, s’ils doutent de l’appui des dieux, ils courront à leur perte.

Son père soupira.

— Je suppose qu’il n’y a aucun moyen de te persuader de faire preuve de mesure.

— Tout ce que je concéderai, c’est un délai. Le temps qu’il faudra à Endraig pour se remettre de ses blessures, de sorte qu’il puisse prendre part à sa vengeance.

Sur le visage parcheminé, les tatouages ésotériques se plissèrent de tristesse.

— Alors ? insista-t-elle. Nous la donneras-tu ?

— Je la donnerai.

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