Artisan du malheur (7)

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Les larmes lui montèrent aux yeux. Louve les essuya d’un revers de main, battit des paupières pour en soulager l’irritation et contempla leur œuvre.

La mine, les dépendances et le patelin tout autour étaient la proie des flammes. De temps à autres, une détonation retentissait et couvrait les vociférations de la fournaise, lorsqu’un baril d’essence finissait par exploser. Les tourbillons fuligineux prenaient alors des teintes improbables, composées de verts abyssaux, de roses d’aubes tendres, d’argent fondu ou encore de violets moirés.

Des cris perçaient encore, çà et là, noyés dans les craquements, les crépitements, le souffle rageur du feu. Des corps jonchaient le sol un peu partout, formaient des monticules où les gens s’étaient attroupés. Ça avait été facile. Ils n’avaient rien vu venir et s’étaient à peine défendus. Un brave était tombé, surpris par un mineur dissimulé. Louve y avait assisté, impuissante : un coup de pelle en travers du crâne. L’unique perte à déplorer de leur côté.

Les Duadëyrs, par contre, payaient cher la rancœur accumulée de siècles d’humiliations. Les lames de la jeunesse duadane désabusée n’avaient pas fait de quartier. Les gardes, les contremaîtres, les mineurs et leurs familles, ils avaient tous versé le prix du sang. Ainsi devait-il en aller. Ainsi seulement lavait-on l’honneur. Au moins, cette nuit marquerait les esprits.

L’œil de Louve capta un mouvement, non loin. Un adolescent remuait. Il tentait de se traîner à l’écart du charnier. Elle s’approcha et il roula sur le dos pour l’observer. Le souffle haché, il essaya de parler. Il sollicitait sa pitié. Pas besoin de mots pour ça, le regard suffisait. La main ferme, sur le pommeau de son épée, elle mit un terme à ses souffrances.

— Vous êtes trop douce, Louve, dit une voix dans son dos. Je l’aurais laissé agoniser encore un peu.

Elle se retourna et découvrit Ullain, le fils de Berend et l’un des meneurs des jeunes du clan. Il était à la tête de quelques guerriers. Leurs armes étaient rougies de sang et leurs visages noircis de suie.

— Ce n’était qu’un jeune mineur, déclara-t-elle. Il ne méritait pas ma cruauté.

Ullain haussa les épaules.

— Ils méritent tous notre cruauté. Notre châtiment à nous dure depuis des générations.

— Je dois avoir le cœur plus tendre que toi. As-tu vu Endraig ? Nous avons été séparés.

— Il accompagnait mon père. Ils ont cerné cette tour dans laquelle s’est réfugié le chef Duadëyr et les siens.

Elle n’était pas surprise. Il craignait pour Lianore. Elle hocha la tête et scruta la silhouette de l’édifice, dont elle devinait le sommet crénelé à travers les fumées.

— Nous nous sommes occupés de sauver les bêtes, reprit Ullain. Elles ne méritaient pas de finir comme eux. Et nous en aurons sans doute besoin pour la suite.

— La suite ?

— Nous n’allons pas en rester là, n’est-ce pas ? Les Duadëyrs sont mous. Ils n’ont opposé aucune résistance. Et de ce que j’ai vu, les braves ont soif de nouvelles victoires.

— Nous avons châtié ceux qui ont osé s’en prendre à notre clan et nous avons fait passer notre message.

— Il ne s’agit pas que de venger Endraig. Un hameau perdu sur la carte n’intéresse personne. Et maintenant que nos hommes savent qu’ils peuvent l’emporter sur ces ennemis qui semblaient invincibles, ils vont en redemander. Ils vont vouloir que la rumeur de nos victoires enfle et porte jusqu’aux autres clans Ashvars. Ils vont vouloir qu’on se souvienne de leurs exploits.

— Comme tu le dis, ce n’était qu’un hameau. Ils étaient surpris. Nous n’avons tué que des fuyards. Affronter une armée Duadëyr est une toute autre chose.

Ullain étendit la main pour désigner le carnage.

— Ce n’est qu’un hameau, mais ces gens ont des familles, des amis. Ils vont vouloir nous punir pour ça. Des Duadëyrs vont s’assembler et venir. Nous devrons de toute façon les affronter. Autant le faire à notre manière et choisir nous-même le terrain et les conditions. Et tirer profit de l’engouement de nos guerriers.

Elle n’avait pas vraiment réfléchi aussi loin ni envisagé cet enthousiasme. Mais les paroles d’Ullain ravivèrent les images de sa dernière vision. Elle tenait peut-être une chance de venger un affront plus ancien. Et plus profond.

L’agitation d’une troupe en approche attira soudain leur attention. Berend et Endraig arrivaient, accompagnés d’une vingtaine de guerriers. Le visage noirci et strié de coulées de sueur, son fils tenait un prisonnier en laisse, littéralement. Une corde était nouée à son cou. Le captif avait beau se composer une attitude arrogante, son regard suintait la peur.

— Nous avons sir Galwen, annonça triomphalement Berend. Finalement, il a préféré tomber entre nos mains plutôt que griller vif, le malheureux.

Louve chercha la même satisfaction dans le regard de son fils, mais ne la trouva pas.

— Lianore ? demanda-t-elle.

Endraig secoua la tête.

— Introuvable, répondit-il. Il dit qu’elle a été envoyée dans un endroit… un couvent, en attendant d’être mariée. Il dit que je ne la retrouverai pas.

— S’il ne veut pas nous dire où elle est, on le fera parler.

Elle avait à dessein parlé en himmelien pour être comprise. L’anticipation de la torture était parfois pire que la torture elle-même. Sir Galwen renifla de mépris.

— Je pourrais vous dire où elle se trouve et ça vous ferait une belle jambe, cracha-t-il d’un air de défi qu’on ne trouvait cependant pas dans ses yeux. Le couvent est situé sur les terres de la famille de ma femme, à l’autre bout du royaume. Hors de votre portée, monstres répugnants.

— Monstres répugnants… Venant de vous, je suppose que nous devons nous sentir flattés.

— Vous avez massacré ce village sans la moindre pitié, s’étrangla sir Galwen. Vous avez tué les miens sous mes yeux. Vous n’épargnez pas même les enfants. Oui, vous êtes des monstres.

L’enfant de mon ennemi deviendra mon ennemi, songea Louve, selon une antique maxime duadane.

— Avez-vous un seul instant songé à votre part de responsabilité dans tout ceci ? demanda-t-elle.

— Comment ? Vous auriez voulu que je laisse un monstre toucher à ma fille en toute impunité ?

Louve hocha la tête d’un air résigné.

— Au moins vous ne suppliez pas pour votre vie. » Elle se tourna vers Endraig. « Il est à toi, fils.

Les yeux écarquillés du banneret firent des bonds entre Louve et Endraig. Il déglutit à plusieurs reprises, soudain à court de mots.

Berend désigna deux hommes pour maintenir sir Galwen par les bras. Un troisième se saisit de la laisse. Non qu’il fût capable d’opposer beaucoup de résistance. Endraig se campa devant le banneret, le regarda droit dans les yeux et prit une grande inspiration. D’un coup vif et précis, il planta sa lame de bas en haut, droit au cœur. Il n’avait pas frémi. Louve était fière de lui.

Un soupir plus tard, sir Galwen pendait mollement entre les guerriers et s’affaissait par terre. Un grand cri de victoire duadän retentit par trois fois parmi les guerriers.

— Trop tendre, fit à nouveau observer Ullain à mi-voix. Je lui aurais fait craquer quelques os après ce qu’il t’a fait.

Force fut à Louve de reconnaître qu’il avait raison, cette fois.

— Je ne suis pas comme lui, dit simplement Endraig.

— L’honneur d’Endraig est lavé ! cria Berend.

Nouveaux éclats d’enthousiasme. Puis le chef se tourna vers Louve.

— Mais ce n’est qu’un début, n’est-ce pas ? Le clan en réclame davantage.

— C’est ce que j’ai cru comprendre.

— Les vallées sont à notre merci. Nous allons les piller.

— Nous les pillerons en chemin, déclara Louve.

— En chemin ?

Elle sourit avec une joie féroce.

— En chemin vers Tierne.

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