Artisan du malheur (13)

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La scaldi acheva son chant de bénédiction des braves et les derniers échos moururent sous les voûtes.

— Cet exploit sera ajouté à la grande tapisserie du clan ! clama Ullain.

Des cris de victoire lui répondirent.

— Et d’autres suivront. » Il se tourna vers son père. « D’autres batailles nous attendent, n’est-ce pas ?

— Les rapports le confirment, ils arrivent, dit Berend d’une voix sombre.

Des bancs avaient été réunis en cercle dans la nef de leur quartier général, au sein du monastère. Les oudvaris et les représentants des clans étaient rassemblés pour discuter de la suite. L’humeur était à l’allégresse de la victoire. Ils partageaient la bière des moines, dans des bols, des tasses et des calices. Et l’approche d’une puissante armée envoyée de Graad ne suffisait pas à ternir cet enthousiasme.

— Et vous ne comptez pas sérieusement les affronter, n’est-ce pas ? demanda Llohir.

— Et pourquoi pas ? La garnison de Tierne disposait de forces plus importantes que les nôtres et nous les avons vaincues sans peine.

— Avec de la ruse et de la chance. Ils ne s’y laisseront plus prendre.

— Ils sont arrogants et en colère, rétorqua Ullain. Si on fait preuve du même sang-froid que la dernière fois, on peut réitérer notre exploit.

— Je me vois bien récupérer une bannière noire et or avec un aigle ! renchérit un oudvari. J’en tapisserais ma chambre nuptiale.

— Faudrait d’abord te trouver une femme, Tösch.

— Toutes les femmes voudront d’un vétéran de Tierne ! Et puis sinon, je m’en ferais un beau manteau pour les jours de fête.

Les rires et les hourras emplirent la nef.

— Admettons, reprit le duhïn une fois le calme revenu, vous défaites le margrave de Graad et son armée, vous faites un joli butin. Fort bien. Nous deviendrons un problème pour la couronne et c’est Lichthel qui nous enverra ses chevaliers et ses régiments, en plus grand nombre encore.

— Vous ne vouliez pas non plus de la bataille de Tierne, duhïn, fit remarquer Ullain.

— Je ne veux qu’une chose : le bien du clan.

— Alors peut-être faudrait-il écouter le clan.

Berend leva la main pour faire taire son fils. Il manifestait moins d’enthousiasme que le reste de l’assemblée.

— Que suggérez-vous, Llohir ? demanda-t-il.

— Nous avons fait passer notre message et suffisamment attiré l’attention. Il serait temps de nous retirer sur nos terres. Ce cuisant échec leur servira peut-être de leçon.

— Vous croyez ?

— Disons qu’ils y réfléchiront sans doute à deux fois avant de nous défier dans nos propres montagnes. Ils ont trop à perdre dans un déploiement de force qui ne leur rapportera rien. Et si malgré tout ils le font, nous y serons plus à même de leur échapper, au besoin.

Louve écoutait sans intervenir. Ça n’avait pas échappé à Berend. Il essuya la mousse de bière de ses lèvres et se tourna vers elle, une pointe d’étonnement dans les yeux.

— Qu’en penses-tu, Louve ? demanda-t-il.

Elle grimaça. Elle ne voulait pas les décevoir, mais elle ne voulait pas non plus laisser passer cette occasion.

— Je rejoins l’avis de mon père. Ils sont trop forts. À quoi bon sacrifier le clan ?

— Tu nous as menés jusque-là et maintenant tu voudrais qu’on se défile devant le margrave de Graad ? s’emporta Ullain.

— J’ai parlé de ne pas sacrifier le clan en vain.

— Et qu’est-ce que ça veut dire, sinon fuir comme des lâches ?

— Calme-toi, fils, gronda Berend. Laisse-la parler.

Louve s’éclaircit la gorge.

— Nous ne pouvons pas gagner cette bataille. Les forces sont tout simplement trop déséquilibrées. Avec de la ruse et de la chance, nous pouvons peut-être encore produire un coup d’éclat, mais pas terrasser ce géant-là.

— Un coup d’éclat ?

— Elle veut dire tuer le margrave Von Graad, expliqua Llohir. Il a quitté ses murs et elle a un vieux compte à régler avec lui. J’ai raison, Ellenaïa ?

— C’est lui qui a tué ton mari, comprit Berend. Tout ça, c’était pour le venger.

— C’était pour venger Endraig, si tu te souviens, répondit Louve, sur la défensive. Après la mine, vous en avez voulu davantage et je vous ai offert la victoire. Maintenant, je vois une opportunité de vider une querelle plus ancienne. Mais c’est une affaire autrement personnelle. C’est pourquoi je ne veux pas impliquer tout le clan.

Le silence s’était soudain emparé de la chapelle. Berend l’observait. Il y avait à la fois de l’affection et de la douleur dans son regard. Elle le comprenait aussi clairement que s’il avait parlé. Il l’aimait tant qu’il jalousait ce mari mort dont il ne prendrait jamais la place.

— Comment vois-tu les choses ? finit-il par demander.

— Vous rentrez. Je ne reste qu’avec quelques volontaires. Seule, s’il le faut. Je frapperai au cœur de leur cortège, tandis que les troupes sont en marche. Je viserai l’étendard frappé de l’aigle à deux têtes. Et oui, je frapperai pour tuer le margrave.

— Ceux qui te suivront ne reviendront pas, observa Llohir.

— C’est probable, en effet. Mais après nous avoir écrasés, peut-être estimeront-ils leur honneur lavé et se désintéresseront-ils des autres. Sauver le plus grand nombre. C’est aussi ce qui me pousse à opter pour cette action suicide.

L’heure n’était plus aux chants de victoire. Dans ce silence lourd, ces visages déconfits, de même que dans l’absence de contestation, Louve prit la mesure du poids de son opinion.

— Tu es sûre ? demanda Berend. Pas le moindre espoir de victoire ?

Elle hocha la tête.

— Tu as eu une vision, n’est-ce pas ? devina son père. Tu as vu la défaite.

— J’ai vu ma propre fin, admit-elle.

Nouveau froid. Nouvelle stupeur. La chapelle ne semblait plus peuplée que de vide.

Un homme se leva et brisa le silence :

— J’irai avec toi ! clama Ullain.

— Moi aussi ! renchérit un oudvari.

Puis d’autres voix leur firent écho. Une main se posa sur la bras de Louve. Celle d’Endraig. Elle secoua la tête.

— Non. Pas toi.

— Mère…

— Non. Tu as une vie à vivre. Tu partiras avec les autres. Ce n’est pas de la faiblesse, je t’assure. Ce sera plus dur pour vous que pour nous.

Berend lui aussi était blême. Il devait tenir le même genre de discours à Ullain. Mais impossible de les entendre dans ce brouhaha.

Pour finir, Berend grimpa sur sa cathèdre et imposa le silence. Jamais Louve ne l’avait vu si décidé ni si autoritaire. Pas le moindre trémolo dans la voix lorsqu’il s’exprima :

— Par la grâce des dieux et la bénédiction des duhïns, je suis le chef du clan Mendyrel et voici ce que je décide ! En tant que représentant de ce clan et ami de Louve, j’irai à la rencontre du margrave avec elle et les volontaires. Mais notre troupe ne comptera pas plus de cinquante braves et aucun guerrier de moins de vingt-cinq ans, car l’avenir du clan doit être assuré.

De la sorte, il excluait leurs fils. Un vacarme de cris de guerre et de chocs sur des boucliers résonna en réponse à ces paroles. Un feu couvait dans le regard d’Ullain, mais il s’abstint de protester. Ce n’était pas son père qui s’était exprimé, mais son chef. Il en avait appelé aux dieux et sa décision était irrévocable.

Le regard de Louve croisa celui de Berend. Elle lui sourit, mais pour une fois, il resta de marbre.

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