Artisan du malheur (15)

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L’aigle d’or sur son champ de nuit flottait là-haut, au-dessus des heaumes bombés et des pointes de lances. Si loin. Trop loin.

Sur la gauche de Louve, le cheval de Berend rua, moulina une dernière fois dans la gadoue et, avec un hennissement déchirant, s’affala au plus mauvais endroit. Juste sous le nez de la ligne ennemie. Comme Louve percutait le premier rang, comme sa monture y enfonçait ses sabots et elle son épée, Berend vida les étriers, vola par-dessus l’encolure, atterrit sur le dos et aussitôt, une lance le cloua au sol. Un autre Duadëyr approcha avec une hache d’arme et l’abattit à plusieurs reprises sur le chef de clan. On eût dit un bûcheron à l’ouvrage sur une souche coriace. Berend fut secoué de soubresauts, puis s’immobilisa, le corps désarticulé.

Le cœur de Louve se serra. Elle frappa, à gauche, à droite. Sa lame chantait une complainte stridente et ne rencontrait que d’invulnérables cuirasses. Et l’étendard au loin semblait moins accessible que jamais.

À côté d’elle, le cheval de Berend s’était redressé. Pris de folie, il bondissait, se cabrait, ruait en tous sens. Il causait presque autant de dégâts aux Duadäns qu’à leurs ennemis. La chance voulut qu’il finisse par s’enfoncer dans les rangs de Graad, où il creusa une brèche. Ses sabots ferrés firent éclater casques et boucliers avant qu’il soit finalement abattu. Urolf Poing-de-Pierre, un oudvari et vieil ami de Berend, prit sa place et fit payer à l’ennemi la mort de son seigneur.

Louve était au désespoir. Elle n’avait pas peur. Elle n’avait plus peur. La certitude de mourir a cette vertu. Mais, son objectif hors de portée, elle craignait que leur sacrifice ne fusse vain.

Comme prévu, ils avaient choisi un endroit propice, en bordure de forêt, dans une courbe de la route, pour frapper directement le cœur du train de soldats. Un corps de chevaliers sous la bannière du margrave. Mais les récents orages avaient rendu le sol mauvais. Comme la cavalerie de Tierne dans les collines, leur charge s’était enlisée. Les chevaliers avaient eu tout le temps de se retirer ou de démonter pour éviter les mêmes déboires. L’effet de surprise envolé, les troupes du margrave s’étaient déployées, suffisamment pour le protéger. Mais il était trop tard pour reculer.

De la pointe de l’épée, elle parvint à désarmer un adversaire. Celui-ci se jeta sur sa jambe et tira pour la désarçonner. D’un coup de pommeau, elle lui fit cracher quelques dents. Il lâcha prise, tomba à la renverse et elle fit volter sa monture pour le piétiner.

Mais soudain son cheval s’effondra sous elle. Le sol vint à sa rencontre à toute vitesse, lui heurta le casque, mais sa tête rebondit et son cou prit un drôle d’angle. La douleur irradia, sa vue se troubla. La chute avait été amortie par la boue, mais son épaule gauche rappela à son bon souvenir le terrible coup de marteau reçu sous le moulin. Un cri prit naissance dans sa gorge, aussitôt noyé par une flaque d’eau bourbeuse. Elle étouffa, s’étrangla. Elle ne voyait plus rien. Sa jambe gauche ne lui répondait plus, coincée sous sa jument. Ses doigts restaient cependant fermement agrippés à son épée, comme accrochés à la vie.

Deux mains puissantes la saisirent sous les aisselles. Elle cracha un jet de gadoue. Retrouva son souffle. Se frotta les yeux. Réassura son équilibre. Les bras secourables s’éloignaient déjà, sollicités par les impératifs du combat. Un instant fut encore nécessaire à Louve pour s’orienter. Urolf, qui venait de la remettre sur pieds, faisait à présent tournoyer une longue claymore pour éloigner les Duadëyrs.

Au sol, un enchevêtrement de corps, amis et ennemis. Louve trébucha. Un soldat à la livrée noire et or fondit sur elle. Trop téméraire. Il glissa lui aussi sur un cadavre et elle n’eut qu’à lui tomber dessus. Elle lui enfonça la tête dans la fange et l’y maintint avec son genou. Ce faisant, elle détourna l’attaque hésitante d’un jeune bleu. Elle taillada aux jambes, sous le jupon de mailles et il s’affala, à la merci de ses alliés. Des alliés de moins en moins nombreux, cependant.

Tout à coup, le chant d’un cor couvrit le vacarme des combats. Un chant long et grave. Un cor duadän.

Un bond d’espoir secoua le cœur de Louve. Vite étouffé par l’angoisse, lorsqu’elle aperçut une importante troupe de braves se jeter à l’assaut du train de soldats de Graad, un peu plus haut qu’eux, et surtout lorsqu’elle devina une initiative d’Ullain, d’Endraig et de la jeunesse du clan.

La confusion régna un instant parmi les Duadëyrs. Ils devaient craindre un piège comme celui qui avait coûté la vie à tant des leurs à Tierne. L’angoisse d’être cernés, à la merci d’un ennemi rusé et impitoyable, les empêcha de réagir. Un bref instant, Louve crut au miracle : l’armée de Graad semblait près de se débander. Mais déjà, la discipline himmlandaise et l’appétit des chevaliers pour la bataille étaient à l’œuvre. Les rangs formés à la hâte tenaient bon.

— Partez ! hurla Louve. Ils sont venus nous secourir. Nous n’aurons plus le margrave. Ceux qui ont encore des montures ou de la force dans les jambes, profitez-en, fuyez !

Les regards de ses hommes convergèrent vers elle. Certains étaient résolus à mourir. Les autres obéirent.

Les derniers braves encore debout formèrent un cercle et luttèrent comme des bêtes enragées. Ils ne pouvaient plus faire un pas sans butter sur un corps. Au point que les noir et or peinaient à approcher. Mais ils tombèrent, l’un après l’autre. Et lorsque des arbalétriers se joignirent aux festivités, ce fut la fin. Il fallut pas moins de trois viretons pour terrasser Poing-de-Pierre. Au son du cor qui sonnait la retraite, les quatre derniers guerriers, épuisés, furent désarmés et capturés. Louve était du lot.

Ils furent accueillis avec des insultes et des crachats par les hommes d’armes et chevaliers de Graad. On leur ouvrit une haie de déshonneur en direction du fameux étendard frappé de l’aigle bicéphale. On leur balançait parfois une poignée de boue ou un gnon ganté de mailles. La fin approchait. La tension de Louve était à son comble. Elle bouillonnait intérieurement, en proie à des émotions qui déferlaient sur elle sans qu’elle pût les maîtriser.

L’imminence de la mort, pour elle et ses compagnons, l’incertitude quant au destin d’Endraig, et aussi, et surtout, sa possible rencontre avec le monstre. Celui qui hantait encore si souvent ses nuits. Le margrave Raurken Von Graad. Cet état d’hypersensibilité lui permettait de distinguer chaque visage, chaque regard haineux, les détails anodins. Comme ce surcot élimé que portait le soldat qui la précédait, la pluie qui se remettait à tomber avec plus d’intensité ou cet oiseau qui, perché sur une bannière, lorgnait sur la promesse d’un nouveau festin. Et Louve releva également quelques détails plus pertinents. Comme cet œil gonflé du troupier qui la tenait par le bras gauche, la dague sans ornement, mais bien entretenue de celui qui lui serrait le bras droit et les échos durs et cassants de cette voix qui donnait des ordres. Une voix qu’elle reconnaîtrait entre mille. Il était bel et bien là.

Un espace s’ouvrit, une clairière parmi les vouges, les piques, les hallebardes et les enseignes. Au cœur de ce cercle, un homme grand et mince donnait ses directives d’un ton qui claquait comme un fouet. Il portait une armure composite de cuir, de mailles et d’écailles d’acier, moins encombrante que les lourdes plates des chevaliers et plus adaptée à sa physionomie. Le cuivre des cheveux et des favoris bien taillés avait beau céder au blanc de l’âge, les yeux de silex et les traits sévères demeuraient les mêmes qu’autrefois.

Le sergent d’armes qui menait les captifs s’approcha prudemment et s’éclaircit la gorge. Le regard du margrave, gris et froid comme un ciel d’hiver, se posa sur lui. Il frémit.

— Sire, je vous amène les survivants de l’attaque initiale.

— Ces quatre-là, personne d’autre ?

— Ils n’étaient pas très nombreux, messire. Et quelques-uns ont pu fuir en profitant du second assaut.

— Le but de cette escarmouche désespérée m’échappe encore, grinça le margrave. Mais bon, ce ne sont que des sauvages après tout. Montrez voir qui nous avons là. Ils pourront peut-être m’éclairer.

Le sergent fit un signe et les soldats avancèrent avec les prisonniers.

Raurken Von Graad avait repris ses palabres avec ses officiers et achevait de donner ses consignes pour la reconnaissance du terrain. Il leur tournait partiellement le dos. C’était le moment ou jamais.

Louve prit une grande bouffée d’air, puis dégagea son bras gauche, moins serré et avec une telle vitesse que l’homme d’arme tarda à réagir. Il ne la voyait guère, en outre, avec son coquard. Elle s’en débarrassa d’un coup de coude dans le nez, puis, de sa main libre, saisit la dague de son voisin de droite et lui poinçonna la joue. Il lâcha prise. Sitôt libérée, elle jaillit en direction du margrave, mais au moment de tendre le bras, son épaule endolorie refusa de lui obéir. Son arme lui glissa des doigts. Elle fut immédiatement plaquée au sol et reprit une bouchée de boue.

On la remit sur pieds sans ménagement. Tout autour, les chevaliers avaient tiré le fer au clair comme s’ils avaient à repousser une charge ennemie. Le sergent lui envoya deux coups à l’abdomen, mais son armure en amortit le choc. Elle broncha à peine. Alors il lui ôta son casque et la gifla. Sa lèvre s’ouvrit sous l’impact du gantelet.

Le margrave Raurken ricanait.

— C’est une femme ! s’étonna-t-il. Et elle ne manque pas de cran.

— Qu’est-ce qu’on en fait, messire ?

Le seigneur de Graad approcha de quelque pas. Louve garda la tête haute et se contraignit à le regarder dans les yeux.

— Oh… Par Yseh et sa toute-puissance sacrée, souffla-t-il. Je connais cette sauvageonne.

Son rictus durcissait encore ses traits. Ses doigts gantés effleurèrent sa joue. Il passa l’extrémité du pouce sur sa lèvre blessée. Ce fut plus fort qu’elle, elle clapa des dents et mordit de toutes ses forces. Un nouveau coup de poing lui fit lâcher prise.

— Aïe, gémit le margrave en secouant la main, amusé. Oh oui, c’est bien toi. Nalla… non, Naïa.

— Vous la connaissez ? s’enquit un chevalier.

— C’est une vieille connaissance, oui. C’est une drôle de surprise. Dire que je la croyais brisée, anéantie. Et la voici, bien vivante et pleine de hargne. » Il passa sa main sur son menton et plissa les yeux. « Je me demande… Oui, nous tenons peut-être là le cœur de cette insurrection, les amis.

— Quoi ? Cette femme ?

— Oui, cette femme. Vous avez pu constater qu’elle ne manque ni de ressource ni de mordant. Et elle avait toutes les raisons de vouloir ma peau, même après tant d’années.

De tout son être, Louve souhaitait la mort de cet homme. Et le feu glacé de sa haine devait couver dans son regard, car le sourire du margrave s’élargit imperceptiblement.

Tout à coup, un brouhaha monta sur la gauche. Les rangs de hampes et d’écus s’ouvrirent pour faire place à de nouveaux arrivants. Des hommes d’armes qui avaient repoussé le second assaut et qui amenaient avec eux de nouveaux prisonniers duadäns. Une dizaine, parmi lesquels Ullain. Il boitait et de longues coulées de sang noirâtre lui empoissaient le front. Il l’aperçut lui aussi et lui adressa un petit signe de tête. Il serrait les dents et tenait bon, mais Louve lisait la terreur cachée dans ses yeux.

— En voici d’autres, observa le margrave Raurken, dont la satisfaction ne parvenait jamais à faire fondre la sévérité. Avons-nous seulement assez de gibets à Graad ?

Quelques rires parcoururent les chevaliers. Mais l’homme qui leur amenait les captifs ne se dérida pas le moins du monde. Il ôta son casque, retira sa cagoule et s’agenouilla, le regard rivé au sol.

— Messire, j’ai une mauvaise nouvelle.

Le margrave le toisa. Une nouvelle obscurité habitait son regard.

— Parle.

— J’ai le regret de vous annoncer la mort de sir Eyken.

— Eyken… Non. Comment…

— Votre fils chevauchait un peu en avant de vous, avec les fils de sir Urmgart. Ils ont été frappés de plein fouet par la deuxième attaque. Il s’est battu avec courage, messire. Tout le monde en a été témoin.

Le cercle s’ouvrit une nouvelle fois pour livrer passage à quatre hommes qui transportaient un corps sur une civière. Un jeune homme, d’à peu près l’âge d’Endraig. Hormis la pâleur et le crâne légèrement enfoncé, on aurait pu le croire assoupi. Il portait encore son armure, un bel ouvrage dont le plastron était gravé de l’aigle de sa maison, et ses armes avaient été disposées sur lui, comme un gisant dans une crypte.

Les brancardiers placèrent la civière devant le margrave. Celui-ci ne réagit pas. Son visage n’exprimait rien, ni colère ni tristesse. Même ses paupières avaient cessé de cligner. C’est tout juste s’il respirait. Un cinquième soldat, un très jeune homme, probablement un écuyer, apporta également un heaume qu’il déposa à côté de la civière. La visière en était déformée, on n’aurait plus été en mesure de l’ouvrir, en raison du coup qui avait été mortel pour Eyken. Il avait été porté à la tempe et avait laissé un creux ainsi qu’un trou hexagonal. Cette forme si particulière frappa Louve au point de lui couper le souffle.

Elle se mit à rire. Toutes ces émotions qui l’écartelaient, depuis tant de temps, trouvaient enfin un exutoire. Ils avaient peut-être manqué le margrave, mais ils avaient fauché son héritier. Quelle douce ironie !

Tous les yeux convergèrent vers elle, de même que, très lentement, ceux du margrave Raurken. Le sergent d’armes qui se tenait toujours auprès d’elle la gifla une nouvelle fois. Mais rien n’y fit. Elle était incapable de s’arrêter, quand bien même l’eût-elle voulu.

Un frémissement parcourut finalement le visage du margrave. Il ouvrit la bouche, exhala un souffle tremblant, puis fit claquer un ordre :

— Tuez tous les prisonniers.

Louve cessa de rire, mais son sourire demeurait. C’était sans doute mieux ainsi. Mieux qu’un voyage vers Graad, mieux qu’une humiliation en place publique, mieux qu’une mort de toute façon inéluctable sur un gibet.

— Tuez-les tous, répéta le margrave. Mais pas elle. Elle, je la ramène à Graad.

Le sourire de Louve s’effilocha tandis que les chevaliers passaient Ullain et tous ses camarades au fil de l’épée.

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