La Dernière Auberge (6)

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Morryn bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Elle avait laissé l’un des marmitons s’occuper du comptoir et était venue s’installer auprès du Conteur, tassée sur un tabouret, les mains croisées sur les genoux. Elle avait écouté la dernière histoire avec un respect presque religieux.

— Mes excuses, chère hôtesse, dit le Conteur avec un demi-sourire.

— Pourquoi ça ?

— Il semble que la lassitude vous gagne. C’est peut-être que je manque à ma tâche.

— Mon dieu non ! C’est une longue journée qui s’achève et je suis fatiguée, voilà tout.

— Vous avez raison. Il se fait tard et la nuit est faite pour se reposer.

La grosse paluche d’Endriksen se posa sur le bras du Conteur, ferme sans être brusque.

— Allons, ne bougez pas. La nuit est loin d’être terminée et nous n’avons pas si souvent le plaisir de vous accueillir parmi nous. Vous aurez bien encore le temps pour une dernière histoire ?

— Je ne sais pas…

Des exclamations s’élevèrent ici et là. Parfois un peu engourdies par l’appel de l’oreiller, mais assurément unanimes : l’auditoire en redemandait.

— Voyons, renchérit le vieux soldat, si je vous offre un verre de ma réserve spéciale, vous ne pourrez pas refuser. N’est-ce pas ?

— Je suppose que non.

Endriksen fit un clin d’œil à l’adresse de Tylda, qui fila vers le cellier.

Il y eut ensuite quelques murmures, parmi les gens de la caravane d’Eshmahl.

— Que se passe-t-il ? demanda le marchand.

— Rien chef. On a juste cru entendre une voix.

— Une voix ?

— Oui, derrière le rideau. Dans l’alcôve.

— Eh bien, c’est qu’il y a quelqu’un.

— Mais on n’a vu personne entrer.

Les regards se tournèrent vers la petite patronne.

— Elle a été réservée pour la soirée, dit Morryn en haussant les épaules. Et avec le prix qu’on m’a proposé, ce serait idiot de refuser. Leur intimité est assurée.

— Mais de qui s’agit-il ? demanda Philambeau.

— Aucune idée. Et je crois qu’ils tiennent à leur tranquillité.

— Quelle aura de mystère…

Le front de Morryn se plissa et ses yeux s’étrécirent, tandis qu’elle prenait un air de comploteuse qui n’aurait pas dénoté à la cour du roi.

— Cet endroit en est plein, de mystères, vous savez.

— Racontez-nous ! s’enthousiasma Ombeline en frappant dans les mains.

— Oh, il n’y a pas tant à raconter. Ce sont des mystères, donc bon, vous savez. On ne peut pas trop les expliquer, quoi.

— Il y a le fantôme de la vieille tour, par exemple, dit Endriksen. On l’entend parfois marcher, là-haut. » Il fit retentir sa jambe de bois sur le plancher à plusieurs reprises pour illustrer son propos. « On l’entend aussi parfois se lamenter, les soirs d’orage. Y en a qui disent qu’ils l’ont vu. Une forme pâle et voûtée, un peu penchée. Comme la tour elle-même.

Un silence angoissé fit suite à ses paroles. Une drôle de petite moue indécise flotta sur le visage du soldat.

— Je sais pas, reprit-il. Moi j’ai jamais rien vu, depuis que Morryn a eu la bonté de m’accueillir. Je suis déjà allé voir là-haut pour rassurer les inquiets, même si je suppose qu’une épée d’acier peut plus grand-chose contre quelqu’un qu’est déjà mort. Mais soit il a trop peur de moi pour se montrer, soit la lueur d’une flamme suffit à l’éclipser.

— Il y a aussi ces vieilles pierres noires, là-dehors, dit Ombeline. Certaines sont énormes. Et d’où viennent-elles ? Elle ne semblent pas appartenir à cette colline.

— C’est vrai, dit Morryn, elles sont très anciennes. Bien plus anciennes que l’auberge, ou même que la tour, je crois. Je ne suis même pas sûre qu’il y avait des hommes, à l’époque.

— Et y avait qui, alors ? demanda Philambeau, amusé.

— Des dieux, peut-être.

Des dieux ? s’offusqua le père Jerum.

— Des choses très anciennes en tout cas. Et capables de mettre ces grosses pierres là.

— En tout cas, elles sont mystérieuses, reprit la jolie barde d’un ton rêveur. Ces étranges dessins, gravés dessus, ils recèlent des secrets d’un autre temps que plus personne ne peut déchiffrer. Et même leur contact est singulier. Elles ne sont jamais ni vraiment chaudes, ni vraiment froides. Et si l’on y prête attention, on perçoit une sorte de vibration. Comme si la pierre essayait de parler.

Philambeau pouffa.

— Moi, dit Endriksen, j’ai un jour rencontré une vieille illuminée, une sorte de chamane, je crois qu’elle venait de Brüm. Elle prétendait que tout ce qui existe a une « voix », et que l’ensemble des voix de l’univers converge pour créer une harmonie. Une sorte de chant divin. Le tout est de savoir écouter.

Ce fut au tour du prêtre de pouffer, même si ça ressemblait davantage à un reniflement de mépris.

— Quoi ? grommela le soldat. Même les Saintes Écritures commencent par un chant, non ?

— Un chœur céleste, pas une stupide chanson de cailloux.

— Parce que vous trouvez que des petits angelots potelés, c’est moins ridicule ? demanda le marchand keelyan.

— Il y a aussi cette délicieuse odeur de biscuit, renchérit Morryn, qui flotte parfois dans la cuisine, même quand les fourneaux sont froids. Ou cette bonne vieille girouette, qui ignore parfois le vent pour pointer dans une direction de son choix. Et ensuite, il faut s’attendre à recevoir une mauvaise nouvelle…

— Et n’oublie pas la malédiction, maman ! lança Tylda.

Elle revenait avec une grosse dame-jeanne empoussiérée et deux gobelets de bois sculptés.

— Laisse, ma belle, dit Endriksen en se léchant les babines, je m’occupe du service.

— Vous craignez tant que ça que je renverse ?

— He he, c’est que c’est lourd. » Puis il se saisit du récipient et se tourna vers le Conteur, le visage illuminé par un plaisir anticipé. « Je vous promets que ceci, cher ami, c’est du pur nectar. Un cordial ybohrien qu’on appelle uisge. Celui-ci est plus particulièrement un Oran Dragon, l’un des meilleurs. Il a vieilli quinze ans dans un fût de chêne. Du velours. Ça m’a coûté une petite fortune, mais ça en vaut la peine. Avec sa caresse sur le palais, j’ai l’impression d’être un prince.

Il versa le breuvage dans les gobelets avec un amour et une délicatesse qu’il n’aurait pas manifestées pour border un enfant souffrant. Et de fait, pas une goutte ne tomba sur la table. Il huma ensuite son élixir et le porta à ses lèvres.

— Mmmmh, ronronna-t-il. Alors, Conteur ?

— Rien qu’à vous voir, ça vaut le détour. » Il sirota. « En effet, un délice !

Endriksen se rassit avec une expression de béatitude.

— Et cette malédiction ? s’enquit Ombeline. De quoi s’agit-il ?

— La malédiction des paires de couilles ! » s’exclama Vieux Tedd, un peu fort. Il avait déjà bien bu. « Je suppose que c’est de ça qu’il s’agit.

Tylda dut rire.

— Oui, je suppose, dit-elle.

La musicienne sourit, mais fronça les sourcils.

— C’est quoi cette histoire ?

Vieux Tedd se leva, chancela, se rattrapa au dossier de sa chaise et prit une pause théâtrale.

— Qui porte couilles ne peut régner en ces terres ! clama-t-il, provoquant quelques nouveaux rires. Chaque fois qu’un mâle a tenu cette auberge, il lui est arrivé malheur. J’ai souvent songé à me remarier et à courtiser cette chère Morryn. Malheureusement, la malédiction m’en a toujours dissuadé.

Il pencha la tête d’un air sincèrement navré.

— Si tu passes le balai ou que tu nettoies l’écurie, y a aucun problème, assura la patronne. C’est seulement si l’auberge t’appartient.

— Ouf, ça veut dire que j’ai ma chance, alors ?

— Eh là ! Ne prends pas tes rêves pour des réalités, le Vieux. J’ai besoin de toi aux champs. Et ma fille et moi, on se débrouille très bien comme ça. Les mâles, ça encombre et ça consomme plus que ça n’aide, de toute manière.

Une fois encore, Blandin et Tylda échangèrent un regard dans lequel brillait une complicité coupable.

— Elle existe vraiment, cette malédiction ? demanda Ombeline. Ou c’est simplement un moyen d’éconduire vos prétendants ?

— Oh non, ma chérie, dit Morryn en retrouvant son sérieux, c’est parfaitement vrai. Aussi loin que je me souvienne, ou que ce qu’on m’a raconté, les fléaux, les guerres ou les accidents improbables ont toujours fini par avoir la peau des hommes assez hardis pour prendre les rênes. Mon grand-père, qui ne voulait rien entendre, et même mon mari…

— Il a tenu l’auberge ?

— Oh, à peine. Tylda était encore toute petite, à l’époque. Une mauvaise fièvre courait la région. J’étais clouée au lit et l’on craignait pour ma vie. Et je me tracassais trop, je ne voulais pas délaisser l’auberge. Mais je n’en pouvais plus, ça me ruinait la santé. Alors, je me souviens, mon Dave il m’a dit : t’inquiète mamour, je m’occupe de tout…

Elle sourit, mais ses mains se crispèrent sur son tablier.

— Ah, je me souviens du Doux Dave, murmura Vieux Tedd. Un brave gars, une bonne pâte.

— Que… Que s’est-il passé ? demanda la barde.

Mais Morryn avait la gorge serrée. Alors le Vieux expliqua :

— L’a rencontré le gang des Démangés, sur la route. Une bande de déserteurs et de ruffians qui erraient et préparaient des mauvais coups entre les frontières. Une sale affaire.

— Mon dieu…

— Fascinant ! lâcha Philambeau. Et d’où viendrait-elle, cette malédiction ?

— Personne ne sait, dit Tylda.

— Une sorcière ? hasarda le père Jerum.

— Nous l’avons dit : ce lieu est étrange et mystérieux. Et il semble attirer à lui les faits étranges et les gens mystérieux.

— J’ai une histoire de malédiction, en quelque sorte, si vous voulez, proposa le Conteur. Avant qu’il ne soit trop tard et que la nuit touche à sa fin. » Le silence se fit. « Une vieille famille, une série de mauvais choix et un endroit mystérieux, un peu comme cette auberge, en un sens. Il n’en faut parfois pas davantage.

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