Le Coucou (7)

6 minutes de lecture

Les assauts du vent faisaient gémir le donjon du baron Stahlart. Installé dans son salon en compagnie du nouveau capitaine de la garde, il se rongeait les ongles, dédaignait sa coupe d’hypocras et revoyait en boucles le cauchemar de la nuit dernière.

En face de lui : sir Bertold. Il lui servait de capitaine de remplacement pour la garde, un candidat malheureusement moins dégourdi que Faustin, tout chevalier qu’il fût. Pour l’heure, il jetait des œillades dans toutes les directions. Murs, sol et plafond. Le baron devinait ce qui travaillait sa lourde caboche. Lorsque le vent soufflait de la sorte, un élan naturel vous mettait en alerte et faisait craindre que les vieilles pierres du donjon ne fussent emportées.

Une bourrasque particulièrement virulente fit monter les plaintes dans les aigus et souffla une chandelle près de la fenêtre. Les yeux de Bertold s’agrandirent. Alf Stahlart bougonna.

On frappa à la porte. Le baron sursauta et invita le visiteur à entrer. Il s’agissait de Rupert, son valet.

— Ah, Rupert. Je n’ai pas besoin d’hypocras, mais tu peux rallumer cette chandelle.

— C’est-à-dire, messire, bredouilla le valet, je viens vous annoncer l’arrivée du père Tyber.

— Bien sûr, bien sûr, sursauta le baron en crachant une rognure d’ongle, fais-le entrer.

C’est au son d’un chœur de damnés entretenu par le jeu des rafales que le héraut d’Yseh fit son entrée dans la pièce. En dépit du faisceau divin sur sa poitrine et du cruel besoin qu’il avait de ses compétences, le baron frissonna comme s’il s’était tenu devant le portier des enfers. Et bientôt, la pièce parut rétrécir, lorsque le colosse au visage couturé qui l’accompagnait entra à son tour.

Le questeur s’immobilisa à côté d’un fauteuil et le toisa. À côté de lui, son énorme vénate posa le fer de sa francisque au sol et s’appuya sur le manche.

— Père Tyber, parvint à articuler le baron, je vous en prie, mettez-vous à l’aise.

Messire Stahlart désigna le fauteuil. Mais le questeur l’ignora. Après une brève hésitation, il fit glisser sa capuche et retira son terrible heaume.

De la sorte, il révéla un visage étonnamment jeune, d’une complexion pâle, aux traits finement tracés. Un visage toutefois déjà marqué. Les yeux surtout, durs, soulignés de cernes sombres et injectés de sang.

Il posa le casque sur l’assise du fauteuil offert, mais resta debout et croisa les bras. Puis il laissa le silence s’exprimer.

— Je suis heureux de vous accueillir, dit le baron. J’espère vraiment que vous pourrez nous venir en aide.

— Je discerne de l’urgence dans votre voix, observa le questeur.

— Absolument. Ça ne peut plus durer. Ce… démon a encore frappé la nuit dernière.

— Étrange.

— Oui, il frappe de plus en plus souvent.

— Non, baron. Ce qui est étrange, c’est que vous avez refusé de me recevoir hier, à mon arrivée. Et maintenant, il y a soudain urgence.

Alf Stahlart déglutit et détourna le regard.

— Eh bien, cette nuit, j’y étais. Grimald m’avait invité à sa fête, voyez-vous. J’ai été frôlé par la mort, en somme. Et si même les notables de cette ville ne sont plus à l’abri…

— Je comprends mieux. Et pourquoi faire appel à l’Ordonnance ?

— Mais c’est un démon ! Ou un possédé, ou quelque chose du même ordre. Cette chose n’est pas ou plus humaine, en tout cas. Ces massacres, on n’a jamais vu ça, par ici.

— L’âme humaine cache des recoins bien sombres, quelques fois.

— Certes, mais… » Un peu à court de mots, le baron se tourna vers son capitaine de remplacement. « Et puis la garde patauge, ajouta-t-il finalement. Pas l’ombre d’une piste. Ils sont dépassés.

Sir Bertold leva les deux mains en signe d’impuissance.

— C’est que je n’ai hérité de la fonction que tout récemment, se justifia-t-il. Ce n’est pas de ma faute. Et puis, je veux dire, qui ferait une chose pareille ? Et dans quel but ?

— Je vois, dit le père Tyber. Nous tenterons de faire mieux que la garde.

Si le baron perçut l’ironie dans son ton, elle échappa toutefois à sir Bertold.

— Par contre, dit-il, nous avons quand même une piste.

Le questeur haussa un sourcil.

— Il s’agit d’un étranger, expliqua Bertold. Personne ne le connaît. Il sillonne la ville, les bas-quartiers surtout, et fait preuve de curiosité macabre. Il est armé. Et ceux qui ont eu affaire à lui le décrivent comme monstrueux, à faire peur. Mais il est insaisissable. Mes hommes n’ont pas encore réussi à mettre la main dessus.

Impassible, le père Tyber se tourna vers le baron Stahlart.

— Depuis combien de temps ça dure ?

— Difficile à dire, on n’y a pas tout de suite fait attention. Il se contentait de frapper dans des quartiers mal fréquentés, si vous voyez ce que je veux dire. Qui se tracasse pour la vie d’une catin ? Et puis, allez différencier une disparition ou un règlement de compte de l’ouvrage de ce démon.

— Et vous, que pouvez-vous m’en dire ?

— Moi ?

— Vous y étiez, à cette fête, la nuit dernière.

— Ah oui, mais je n’ai rien vu. Enfin, j’ai vu les morts, j’ai entendu les cris, j’ai constaté les dégâts. C’était horrible, un vrai cauchemar. Je sais que ça aurait pu être moi. Mais je me suis caché. » Il roula des yeux inquiets et vaguement honteux. « Vous comprenez, c’était la folie, là-bas. L’instant d’avant, la fête bat son plein, on prend du bon temps en musique et en bonne compagnie. L’instant d’après, on crie, on pleure, on renverse plats et carafes, on court dans toutes les directions.

— Et vous n’avez pas même aperçu le responsable de tout cela ?

— Non. Une silhouette, peut-être. Juste avant que les bougies ne s’éteignent et que le feu se mette à crachoter dans la cheminée. Il faisait si sombre. Mais ceux qui l’ont approché de plus près, et qui sont toujours vivants, affirment tous qu’il s’agit d’un géant. Un grand type, bien bâti. » Ses yeux glissèrent vers Ulrich, à la droite du questeur. « Un peu comme votre gars, là, je suppose.

Le vénate ricana.

— C’était peut-être moi, qui sait. J’aime bien les petites fêtes.

Le baron grimaça. Sir Bertold afficha un air perplexe, envisageant un instant la validité de cette possibilité.

— Et que s’est-il passé au juste, cette nuit ? demanda le père Tyber.

— Eh bien, le démon, il est venu, répondit le baron. Il a blessé ou tué plusieurs personnes sur son passage. Puis il s’en est pris à Grimald lui-même et l’a laissé dans un sale état.

— Ce Grimald, c’est un seigneur des environs ?

— Un seigneur ? s’offusqua Stahlart. Du tout, pas une goutte de sang noble dans ses veines. Ce n’est qu’un parvenu. Un ancien mercenaire qui s’est retiré du métier des armes les mains pleines. À ce qu’on dit, enfin surtout à ce qu’il dit lui-même, il menait une compagnie. Et après de fructueuses campagnes au Nibelmoor et en Ostmark, il s’est arrêté et a tout investi dans l’exploitation et le commerce d’essence. Il est riche comme un prince et mène un train de vie royal, mais il n’a rien perdu de sa grossièreté de soldat.

— Un vrai rustre, renchérit sir Bertold en opinant du chef.

— Il a été attaqué, mais il a survécu ?

— En effet. C’est sans doute aussi à son passé de soldat qu’il le doit. C’est un solide gaillard, il aime à se vanter de ses exploits guerriers. Et je n’ai aucun mal à le croire.

— Vous ne le portez pas vraiment dans votre cœur, releva le questeur.

Le baron Stahlart réfléchit et laissa un moment les plaintes du vent reprendre possession des lieux.

— Je ne l’aime pas trop, non. Les gens de cette sorte mèneront le royaume à sa perte. Ils n’ont aucune éducation, aucun honneur. Ils font soudain fortune et si on laisse aller, ils finiront par tout prendre et ne nous laisseront rien. Il se pavane dans sa coquette demeure. Il donne de jolies fêtes. Il achète la sympathie des gens importants de la région.

— Mais vous acceptez son invitation de bon cœur.

Le baron grimaça de nouveau devant une franchise aussi abrupte. Sa bouche formait un cul de poule centenaire.

— J’y vais davantage pour ses invités que pour lui, concéda-t-il. On y rencontre du beau monde. Et puis, tout le monde n’a pas les moyens d’organiser de telles réceptions. Mais en effet, je ne l’ai jamais fort aimé. Il ne traitait pas bien sa femme. Elle est morte dans d’étranges circonstances. Et il a dans le regard et lorsqu’il évoque ses campagnes une sorte de passion pour le sang. C’en est dérangeant. Pour tout dire, j’ai même songé qu’il pouvait être notre fameux meurtrier, avant qu’il ne soit ainsi attaqué dans sa propre demeure.

Le questeur hocha la tête. Puis il se pencha pour récupérer son heaume.

— Un géant. Vous n’avez rien de plus à m’apprendre ?

— Je vous l’ai dit, je n’ai rien vu. Avec la panique et l’obscurité, c’était le chaos là-bas.

— Eh bien dans ce cas, je suppose que je devrais rendre une petite visite à notre rescapé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent Vanderheyden ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0