Le Coucou (27)

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L’après-midi s’étirait dans une grisaille huileuse, humide sans qu’il plût vraiment. La troupe arrivait aux abords du cirque. Le père Tyber reconnut aussitôt les lieux du massacre, d’après la description de Klaes. Ses yeux se posèrent sur le puits et ses mains se serrèrent sur les rênes. Une lourde francisque devait encore reposer là au fond.

— Nous arrivons, annonça sir Bertold.

— Le cirque est là depuis longtemps ?

— Quelques mois. Ces gens sont étranges. Ils parlent une drôle de langue entre eux et je ne suis pas sûr qu’ils prient Yseh. Il y a plus de vols, depuis lors à ce qu’on dit. Et puis tous ces meurtres.

— Et ils ont un géant parmi eux ?

— C’est comme ça qu’ils le présentent. L’un de leurs tours consiste à proposer des affrontements entre ce géant et un ours.

— Sacré spectacle.

— C’est ce qu’on dit.

Ils atteignirent une clairière, entre les bocages et un bosquet. L’espace était occupé par un cercle de roulottes aux couleurs criardes. Mais la peinture avait subi les outrages du temps et s’écaillait. Au centre du cercle : une grande tente, un enclos pour les chevaux, des cages et des clapiers, et tout un bric-à-brac de caisses, de sacs et fournitures diverses. Des guirlandes de fanions délavés garnissaient le tout sans pour autant égayer l’endroit.

Des gens s’affairaient ici et là, parmi des poules en liberté, ou discutaient aux abords de leurs foyers ambulants. Ils accueillirent leur arrivée avec des regards noirs. Les hommes d’armes se déployèrent. Sir Bertold s’immobilisa et se dressa sur ses étriers.

— Mesdames, messieurs ! clama-t-il. Le père Tyber ici présent vient procéder à des interrogatoires. Vous êtes ici sur les terres du baron Stahlart, au nom duquel je m’exprime et qui souhaite que vous vous y soumettiez de bon gré et sans esclandre.

Le questeur mit pied à terre sous les yeux de cette clique hétéroclite. Il y avait là des saltimbanques en costumes bigarrés, occupés à jongler ou pincer les cordes de tamburs. Deux jeunes filles parfaitement identiques, habillées de robes cousues ensemble comme si elles étaient collées l’une à l’autre, jouaient à une sorte de marelle. Un homme basané lançait des dagues et des haches sur une cible. Un autre avait une tête si démesurée, un front si proéminent, qu’on l’eût volontiers pris pour le résultat d’un croisement entre un homme et quelque bête exotique, telle qu’un éléphant. Une femme amusait la marmaille en transformant une quinte de cuivre en bouquet de fleurs. Tyber, sentant le poids d’un regard particulièrement soutenu, crut même apercevoir un nain, qui lui lançait des œillades appuyées, tapi derrière les reliefs de ce singulier campement.

C’est le lanceur de couteaux qui finit par interrompre son exercice pour venir se planter, poings sur les hanches, devant le questeur.

— Qu’est-ce que vous nous voulez, au juste ? demanda-t-il sans aménité et avec un accent prononcé.

Le gaillard portait un gilet sans manche sur des bras nus tatoués. Sa barbe était tressée. Sur sa poitrine pendaient des colifichets animistes et un symbole d’Yseh en osselets. Ces talismans, souvent élaborés à partir d’os de chats, trouvaient leur origine dans les pratiques très périphériques du culte, souvent héritées du paganisme.

Tyber se contenta de froncer le nez et de soupirer.

— Des serviteurs d’Yseh sont morts ici, la nuit dernière. Savez-vous quelque chose ?

— Ici ?

— Près des dernières habitations avant votre caravane.

— Et pourquoi on saurait quelque chose ? Parce qu’on n’est pas d’ici ?

— Vous avez peut-être entendu du grabuge ?

— Non.

— On a tiré deux coups de feu.

— Non. Et vous savez quoi ? On n’aime pas qu’on se mêle de nos affaires, donc on se mêle pas de celles des autres. Vous voyez ?

Le questeur soupira de nouveau.

— Je vois, oui. Je vois aussi vos amulettes et le voisinage rapporte des pratiques étranges. Je suis héraut d’Yseh et j’ai le pouvoir de vous rendre la vie très pénible.

Le lanceur de couteau grimaça, mais son regard perdit un peu de sa belle assurance.

— Pourquoi vous me menacez ? Je vous dis qu’on ne sait rien.

— Je voudrais rencontrer votre géant.

— Quoi, vous aussi voulez voir Kurtz ? Il est encore moins bavard que moi, vous savez.

— Amenez-le moi.

— Très bien. » Il se retourna pour crier à la cantonade une exclamation dans un étrange dialecte. « Allez, ramenez-le !

Puis d’ajouter quelque chose dans son idiome obscur. Une précision qui devait assurément échapper au questeur et à son escorte.

Des enfants s’en furent vers le fond du camp. Au bout d’un moment, une silhouette apparut, qui avançait à pas pesants. Kurtz le géant était certes grand, à vue de nez une demi-tête de plus qu’Ulrich. Mais peut-être était-ce du fait de son allure longiligne, il paraissait moins épais. Comme beaucoup de ces gens très grands, il avait une attitude pataude et se tenait un peu voûté. Sa barbe en broussaille et ses vêtements trop courts lui donnaient effectivement l’apparence d’un géant.

— Kurtz ! l’accueillit le lanceur de couteaux. Ce monsieur veut te parler.

Kurtz acquiesça et, du fait de sa tête penchée, regarda le père Tyber par-dessous ses sourcils.

— Tu es plutôt costaud, Kurtz. Il paraît que tu te bats avec un ours ?

— Oui. Mais il a pas de griffes.

— Ses dents et ses griffes sont limées, précisa son ami coutelier. Et il est domestiqué.

— Tout de même, tout le monde ne peut pas en dire autant. Et tu peux me dire où tu étais hier soir ?

— Hier soir ? J’étais ici.

— Toute la nuit ?

Il hocha la tête.

— Évidemment. Et le soir avant ?

— Aussi.

— Tu n’as pas mis un pied en ville, ou chez le doyen Grimald ?

— Chez qui ?

— Il ne quitte jamais le camp, expliqua le lanceur de couteau. Il passe mal dans les portes. Il fait peur aux gens. Et qu’irait-il faire en ville ou chez votre doyen ? Nous préférons rester entre nous.

Du regard, Tyber scruta l’ensemble du campement ; les roulottes lépreuses, le terrain qui tournait à la boue, les tristes fanions.

— Je comprends, grommela-t-il. Et tu as reçu la visite de quelqu’un d’autre, récemment ?

Le géant l’observa d’un air incertain.

— Ton ami, il m’a dit que quelqu’un avait demandé à te voir.

Kurtz se tourna vers le lanceur de couteaux. Ce dernier haussa les épaules.

— En effet, mais il ne l’a pas vu.

— Qui était-ce ?

— Un fouineur.

— Des précisions, c’est trop demander ?

— Un costaud. Un guerrier, il était armé en tout cas. Il est pas venu avec une armée, lui, donc on s’est pas sentis obligés de lui faire plaisir. Il avait pas d’escorte, mais il avait pas non plus de visage.

— Pas de visage ?

— Non. Un monstre. Il faisait peur à voir. S’il avait pas posé toutes ces questions, on lui aurait peut-être proposé d’intégrer le cirque.

— Quelles questions ?

Il haussa les épaules.

— Des questions. Comme vous. Sur des gens morts et sur Kurtz.

Cette dernière assertion laissa le père Tyber songeur.

Et tandis qu’il réfléchissait, il eut, une fois encore, la sensation d’un regard scrutateur posé sur lui. En cherchant un peu, il en découvrit l’origine. Une femme d’un âge indéfinissable, quelque part entre la fertilité et le flétrissement sans pouvoir être plus précis, l’observait depuis le seuil de sa roulotte. Son chignon veiné d’argent était maintenu sous une résille de perles noires. Ses mains, aux longs doigts fins, étaient croisées sur son ventre. Son regard perçant brillait d’une sorte de malice. Elle se tenait partiellement dans l’ombre, mais une petite lanterne, dont les verres colorés représentaient un œil, pendait au-dessus de sa porte et diffusait une lueur orangée.

— Vous semblez égaré, serviteur d’Yseh, dit-elle.

Sa voix n’était qu’un murmure, mais il n’éprouva aucune peine à la comprendre, en dépit de la distance. Il fronça les sourcils, mais ne trouva rien à répondre.

— Je peux peut-être vous aider à y voir plus clair, proposa-t-elle. C’est ma spécialité.

— Ha ha ! s’esclaffa le lanceur de couteau. Prenez garde aux charmes et aux révélations de Ludmilla l’Enchanteresse, questeur. Il n’est pas toujours bon d’en savoir trop.

L’Enchanteresse se retira dans sa roulotte et se fondit dans la pénombre. Sans trop savoir pourquoi et avant de pouvoir formuler la moindre pensée, Tyber la suivit. Lorsqu’il passa sous la lanterne aux lueurs fauves pour entrer dans l’antre de Ludmilla, il eut l’inexplicable sensation de changer de monde.

Il pénétra dans un cocon de silence et d’obscurité. L’Enchanteresse était installée à une petite table ronde, sur laquelle brûlait une chandelle noire, et l’invita à prendre place en face d’elle. Le reste de l’espace se devinait plus qu’il ne se discernait. Il paraissait y régner un chaos organisé de meubles, d’étagères, de vieux livres, d’instruments occultes ; de quoi remplir plus d’une roulotte à vrai dire. Mais un voile de ténèbres en dissimulait les détails. Les seuls repères du questeur étaient la porte derrière lui, la table avec la chandelle et, au fond, un rideau plus noir que la pénombre environnante. Un intense sentiment tout à la fois d’attirance et de répulsion étreignait Tyber à l’idée de regarder ce qui se cachait derrière.

La voix de Ludmilla rompit le charme qui s’était emparé de lui :

— Je vous sers du thé ?

Elle avait à la main une théière et deux tasses étaient apparues sur la table. Une fragrance enivrante avait envahi la roulotte, suffisamment puissante pour suggérer au questeur de lointains souvenirs de bonheur.

— Oui, merci, dit-il en prenant place à la table.

Elle remplit les deux tasses. Il goûta son thé du bout des lèvres et lorsqu’il redressa la tête, elle était occupée à mélanger un paquet de cartes assez semblables à celles du damoiseau. Le thé était fort et épicé. Sombre aussi. Mais Tyber se sentit aussitôt plus léger, rassuré. Presque aussi bien qu’avec une dose de brumeuse des bons jours.

Les longs doigts de Ludmilla tricotaient avec autant de grâce et de précision qu’une araignée tissant son fil de soie. Elle étendit les lames en éventail devant elle à la lueur frémissante de la chandelle.

— Choisissez-en trois, invita-t-elle. De la main gauche, s’il vous plaît.

— C’est ainsi que vous comptez m’éclairer ?

— Vous êtes venu de votre propre chef. Maintenant que vous y êtes, qu’avez-vous à perdre ?

Mon âme, songea distraitement Tyber. Mais il tendit la main, tira trois cartes et les fit glisser à l’écart. Ludmilla sourit doucement et retourna la première.

— Les Amants.

La lame illustrait les corps entrelacés d’un homme et d’une femme. Les courbes et déliés du dessin dégageaient un érotisme magnétique. Une explosion de tons bleus et rouges, qui se mariaient parfois pour produire un violet soutenu, nimbait la représentation.

— L’amour ? hasarda-t-il.

— L’amour, la haine… la passion. L’amour et la haine sont intimement liés et une passion dévorante peut aisément mener à l’un comme à l’autre.

Il afficha une moue dubitative. Elle retourna la seconde lame.

L’illustration créait un malaise. Très sombre, résolument nocturne, l’environnement urbain suggéré pouvait laisser penser qu’il s’agissait d’une ruelle. Le personnage qui y était représenté n’était pas franchement mis en évidence, comme s’il était accessoire et faisait partie du décor. Sombre, lui aussi, le visage partiellement dissimulé sous une capuche, sa silhouette était peu naturelle, distordue, presque inhumaine.

— L’Estropié, murmura-t-elle.

— L’un des visages du Malin.

— Il a de nombreux visages. Souvent, il représente une opportunité. Un choix.

— Tout ça ne me parle pas vraiment.

— Patience. Aucune interprétation n’est possible sans détenir toutes les clés. Il reste une arcane à révéler.

— Eh bien qu’attendez-vous ? J’ai une enquête à mener. Et je n’ai pas l’impression d’avancer.

Elle révéla la dernière carte. Pour la première fois, son expression neutre se fissura pour révéler la surprise. La carte était vierge. Vide. Un morceau de carton sans dessin.

Benede sia regina di Voglia, invoqua-t-elle.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Tyber.

— Le Dragon.

— Le Dragon ? Mais il n’y a rien, sur cette carte.

— Le Dragon est une lame qui n’existe pas. Je n’avais pas de lame vierge dans mon jeu. Donc cette lame n’existe pas. Ce ne peut être qu’une manifestation du Dragon.

Un frisson s’amusa à remonter l’échine du questeur et à lui remuer l’estomac au passage.

— Je ne comprends pas.

— Je n’ai jamais tiré le Dragon. Le Dragon est un mythe. Une rumeur. Une légende qui circule parmi les cartomanciennes et celles qui s’adonnent à l’art madrego. Le Dragon, c’est l’accomplissement de celui qui s’affranchit des liens du destin.

— Vos tours impressionnent sans doute les paysans du coin, grinça-t-il, mais vous ne me roulerez pas.

— Non, en effet, puisque vous ne m’avez pas payée.

Tyber ne répondit pas. Mais quelque chose encore l’empêchait de se lever et de partir. Ludmilla soudain se figea et le regarda droit dans les yeux, sans ciller. Sa voix plus rauque et son expression de mépris ne semblaient pas lui appartenir tout à fait, lorsqu’elle s’exprima :

— Tu vas bientôt faire une rencontre, larbin d’Yseh. Cette rencontre est la clé de tes recherches. Cette rencontre mènera au Choix. Sous la lune et le corbeau, tu le trouveras. L’homme sans visage. L’homme qui, comme toi, est mû par la rancœur.

Le questeur en resta pétrifié. Les derniers mots, surtout, résonnaient en lui et avaient achevé de l’abasourdir. De l’autre côté de la table, Ludmilla avait retrouvé son calme apparent et son sourire délicat.

— Comment faites-vous cela ? demanda-t-il.

— Quoi donc ?

— Mystifier les gens. Les pousser à croire vos sornettes. Avec tant de… persuasion.

— J’ai vu ce qui vous ronge, serviteur d’Yseh. J’ai vu les tourments de votre âme, ceux de votre corps aussi, quoique vous les cachiez. Et j’ai vu ce à quoi vous aspirez avec tant de force.

Il se leva, prêt à partir.

— Vous ne me connaissez pas. Et réjouissez-vous, car vous ne tenez pas à me connaître.

— Vous êtes libre de me croire ou non. Et vous êtes libre de choisir votre voie. Le destin ne peut plus vous contraindre.

Il la regarda, toujours sceptique, toujours sur la défensive.

— J’ai vu le petit garçon honteux, reprit-elle. Aussi clair que je vous vois maintenant. J’ai vu l’aîné, l’incapable, le trois fois maudit, rejeté par le Cercle et confié à l’Ordonnance, mis de côté au profit des cadets. J’ai vu cette soif grandissante, ce feu dévorant. La fureur et l’obstination avec laquelle vous êtes devenu un héraut zélé de votre dieu. Le cœur avec lequel vous exercez votre fonction. Traquer, vaincre et châtier un arcaniste, c’est un peu prouver que l’on vaut au moins autant. N’est-ce pas ?

Les yeux de Tyber s’agrandirent.

— Sorcellerie, souffla-t-il.

Puis il tourna les talons et s’en fut.

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