Le Coucou (29)

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— Sous la lune et le corbeau, tu le trouveras, récita Tyber à voix basse.

L’enseigne du Corbeau Nocturne se détachait sur les nuages embrasés par le couchant. La plaque de fer sombre, la silhouette détourée d’un freux aux ailes déployées, une lune crochue agrippées entre les serres, offrait un contraste saisissant sur ce fond incendiaire.

L’auberge n’était pas le pire des bouges miteux de Tristheim. C’était peut-être même l’une des meilleures adresses des quartiers populaires, mais il ne payait toutefois pas de mine, avec ses carreaux sales, son torchis moisi et ses relents de fumées. Le questeur poussa la porte et entra.

La salle bruissait du murmure de quelques conversations. Il se choisit une table à l’écart des quelques habitués, mais qui offrait une vue d’ensemble de la pièce, du comptoir, de l’entrée et de l’escalier qui menait aux étages. Sa solitude lui laissait une étrange impression. Il avait coutume de se faire toujours accompagner d’au moins un vénate. Et il avait préféré se défaire de son encombrante escorte armée, pour ne pas risquer d’effaroucher l’homme sans visage.

Il ne tarda guère à recevoir la visite de l’aubergiste.

— Vous prendrez quoi, m’sire ?

— Vous avez du vin ?

— Oui, répondit l’homme avec une grimace éloquente.

— Mais je ferais mieux de prendre la bière ?

Il hocha la tête, un peu embarrassé.

— Bon, va pour la bière.

— Vous mangez ?

— Non, l’appétit me manque. Mais j’aurais peut-être quelques questions.

— Des questions, m’sire ?

— L’homme sans visage, ça vous évoque quelque chose ?

— Voulez parler de l’étranger, je suppose. Il loge ici depuis quelques jours.

— Que pouvez-vous me dire à son sujet ?

L’aubergiste décrivit des cercles devant sa figure avec ses doigts courtauds.

— Il a une sale gueule. Il fait peur aux clients.

— Vous disiez que c’était un étranger.

— Pas un gars d’ici. Pas de Tristheim. Il a un accent de l’ouest, un peu comme vous. Peut-être la capitale. Enfin, je crois qu’il a voyagé. » Il haussa ses lourdes épaules et plissa le front. « C’est un soldat ou un mercenaire, je suppose. En tout cas il est armé. Et puis sa gueule, bon. On se fait pas ce genre de choses aux champs, quoi.

— Il est grand ?

— Il est pas petit. Costaud, ça oui.

— Mais vous ne diriez pas que c’est un géant ?

— Un géant ? Quoi, comme dans les histoires ? Non, m’sire.

Tyber lâcha un soupir exaspéré.

— Vous cherchez un géant, m’sire ? Y en aurait peut-être un au cirque, à ce qu’on dit.

— Oui, impressionnant. Il combat un ours.

— Ouf !

— Et votre étranger, une idée de ce qu’il vient faire dans les parages ?

— Pas vraiment, il est plutôt secret. Je crois qu’il traficote des choses pas nettes, si vous voulez mon avis.

— Il pose beaucoup de questions.

— C’est ça, oui. Et puis il rentre tard, le soir.

— Bon, alors il ne me reste plus qu’à patienter, je suppose.

L’aubergiste balança un moment, tritura un chiffon qui pendait à sa ceinture.

— Alors, je vous l’apporte, cette mousse ? finit-il par demander.

— Volontiers.

De fait, il patienta jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. L’établissement s’était comme engourdi. Les bûches craquaient doucement dans le foyer. Le va-et-vient des clients s’était réduit à peu de chose. Et il avait eu le temps de boire trois grandes chopes de pisse de chat, même en prenant le temps de siroter.

C’est alors qu’il entra. Impossible de le confondre. Large d’épaules, vêtu d’une chemise de mailles, d’un lourd manteau de voyage, le pommeau d’une épée saillait dans son dos. Sa chevelure ébouriffée et sa barbe, qui n’apparaissait que par plaques, révélait plus de sel que de poivre. Et ce visage… Un œil brillant d’intelligence ne permettait pas qu’on le confonde avec quelque bête sauvage issue d’un conte monstrueux. L’autre était d’un blanc laiteux. Et pour le reste : le nez était à demi rongé, l’oreille gauche déchiquetée, la joue et le front sillonnés d’un paysage désolé de ravins, de crevasses et de gouffres, la bouche à jamais figée dans un rictus digne d’une gargouille. Des entrelacs de chair si serrés qu’on eût dit de l’écorce.

Sitôt entré, le vestige de visage se tourna vers le questeur. Comme s’il avait pu le sentir avant même de le voir. Il s’approcha d’un pas qui boitait légèrement, mais témoignait d’une solide détermination. Sa bouche s’ouvrit, comme une fissure sur le néant, lorsqu’il parla d’une voix rauque, fêlée, aussi abîmée que le reste :

— Vous, ici.

— Je suis venu vous voir. On me parle de vous, depuis quelque temps.

— Je songeais à venir vous voir, moi aussi.

— Vous me connaissez ?

— Vous ne passez pas inaperçu, questeur. Et nous pourrions nous entraider.

Tyber haussa les sourcils.

— Et si vous commenciez par me dire qui vous êtes ?

La vieille gargouille se redressa légèrement, carra les épaules.

— Sir Otto Feuerblöd, chevalier du Sanctuaire.

— Chevalier du Sanctuaire ? » Le questeur observa la salle commune enfumée. « Où est passé le prestige de la glorieuse confrérie Malégide ? Et où est donc votre beau manteau étoilé ?

— La gloire de l’ordre n’est plus ce qu’elle était. Quant au manteau, je l’ai laissé à Lichthel. Je ne suis pas ici en mission officielle.

— Et pourquoi êtes-vous ici, alors ?

— Pour la même raison que vous. C’est pourquoi nous pourrions échanger nos informations. Ici, les langues ne se délient pas pour les étrangers, les portes restent closes. Pas moyen de mettre la main sur cette petite putain craintive. Mais vous bénéficiez d’une autorité qui permet d’enfoncer les portes closes.

Tyber sourit.

— Échanger des informations, dites-vous. Je me demande bien quelles informations vous pourriez me donner que je n’aie déjà obtenues moi-même. Mais j’ai perdu mes vénates et je suppose que je pourrais trouver une utilité à un solide gaillard avec une épée.

Le visage du prétendu Malégide se déforma sous l’effet d’une parodie de sourire.

— L’impertinence de la jeunesse… J’ai connu ça, moi aussi, il y a bien longtemps. Vous ne savez encore rien, questeur. C’est pourquoi vous avez besoin de moi.

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