Le Coucou (33)

12 minutes de lecture

La lourde voiture noire cahotait sur le pavé avec des accents métalliques. Recroquevillée dans sa cellule, Malda gémissait, implorait. Elle en appelait à sa pitié, à son bon cœur. Elle était loin d’imaginer à quel point il était insensible à ses jérémiades.

— Messire, je vous en supplie, répétait-elle. Je n’y suis pour rien, je le jure. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Je ne sais pas ce qui se passe, je ne suis pas une sorcière. Ce procès… je n’ai même pas pu me défendre. Je prie Yseh… Je prie depuis que je suis toute gamine. Je le jure.

Un sanglot, de temps en temps, interrompait le flot continu et offrait un répit aux oreilles du questeur. Il glissa une main à sa ceinture pour récupérer un trousseau de clés. Ensuite, il ouvrit la porte. Une lueur d’espoir apparut dans le regard de la condamnée.

— Mon père, gémit-elle en agrippant sa jambe.

D’une saccade, il la repoussa.

— Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que vous m’avez menti, dit le père Tyber avec une dureté calme, sans colère aucune.

Elle le regarda, la lèvre tremblante.

— Personne ne s’est jamais soucié…

— Suffit ! Je n’ai que faire de vos pleurnicheries. Vous aviez raison en ce qui concerne une chose : le meurtrier s’intéresse à vous.

Les yeux de Malda s’arrondirent et elle se figea, terrorisée.

— Il va venir pour vous, aujourd’hui. Et vous allez nous permettre de l’attraper.

— Alors je… je ne suis pas une sorcière…

— Non, juste une petite garce étourdie. On ne brûle pas les gens pour ça.

Elle se détendit, mais elle tremblait toujours.

— Vous vous servez de moi pour l’attirer ? demanda-t-elle. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il me veut ?

— Qui peut savoir ?

— Je suis la prochaine ?

Au lieu de répondre, le questeur dégaina un couteau. Court, mais bien affûté. La lame renvoya l’éclat froid de la grisaille qui se faufilait entre les barreaux. Elle frémit. Il se pencha et lui présenta l’arme par le manche.

— Pour vous défendre, si besoin, confia-t-il avec une bienveillance soudaine. Cachez-le sous votre robe.

Elle prit le couteau entre ses mains, le soupesa et l’observa.

— M… Merci », souffla-t-elle. Puis elle releva les yeux vers son visage de marbre. « Je ne vais pas mourir, alors ?

— Tout le monde doit mourir un jour.

— Mais je ne brûlerai pas.

Il soupira, un sourire énigmatique flottait sur ses lèvres.

— Espérons qu’on n’en arrive pas là.

***

De violentes bourrasques poussaient les nuages dans une course effrénée. On pouvait presque entendre le donjon protester d’ici. On aurait peut-être pu, d’ailleurs, sans le brouhaha de cette foule assemblée sur la place. Le baron se rembrunit et resserra son manteau doublé d’hermine sur son cou.

— J’espère qu’on ne se pèle pas ici pour rien, grommela-t-il.

— Au moins, il ne pleut pas, fit observer le père Armund, qui patientait auprès de lui, appuyé sur son faisceau processionnel, à l’ombre du bûcher.

Les gens se pressaient pour venir assister au spectacle. Leur ardeur provoquait des flux et reflux instables. Ils pressaient si fort, par endroits, qu’on eût dit qu’ils désiraient s’entasser avec le petit bois. Des hallebardiers bousculés donnèrent quelques coups de hampes pour ramener de l’ordre.

— Prieur, qu’avons-nous fait ? marmonna le baron, interdit.

— Puisse Yseh nous pardonner, abonda le père Armund.

— Ce père Tyber… il me fait froid dans le dos. Vivement qu’on en finisse.

— À sa décharge, sa tâche n’est guère aisée.

Un roulement de tonnerre se fit entendre à l’autre bout de l’esplanade. Une imposante voiture noire se faufilait le long d’une allée ménagée dans la presse par les gardes.

— Enfin, le voilà, souffla le baron en réprimant un frisson, la tête rentrée dans les épaules. C’est pas trop tôt. Je ne rêve que d’une chose : rentrer chez moi, auprès d’un bon feu.

Puis il s’aperçut de ce qu’il venait de dire.

***

Le véhicule finit par s’immobiliser. La rumeur d’une foule bruissait tout autour. Tyber coiffa son heaume et ouvrit la porte. Une clameur l’accueillit. Les gens réclamaient du sang.

Le poteau du bûcher s’élevait, tel un sinistre obélisque, sur le parvis de l’ordinat. À son pied, un assemblage de fagots et de bûches surmonté d’une plateforme. Cette dernière s’élevait à hauteur d’homme, le sommet du poteau trois fois plus haut. Du bel ouvrage. Les gens du père Armund et du baron Stahlart n’avaient pas ménagé leurs efforts.

Les hommes du guet surveillaient les accès et maintenaient un cordon autour du parvis. Toutefois, selon ses instructions, des soldats de la garde personnelle du baron étaient tapis dans la nef de l’ordinat, sous les ordres de sir Otto.

Au centre de l’espace dégagé, dans l’œil du cyclone ménagé par les hommes d’armes, le baron Stahlart et le père Armund attendaient le début de l’office. Tyber marcha dans leur direction, suivi de Malda et de frère Ubbe. La pauvre fille, sur ce bref trajet, fut copieusement insultée par cette populace qui, la veille encore, la considérait comme l’une des leurs. Décidément, quelle que fût la région, on n’aimait pas les apostats.

Le baron l’accueillit avec un front pissé et une moue boudeuse. Il n’avait pas l’air ravi de devoir quitter son donjon venteux. Cependant, le questeur devinait que sous cet air contrarié se cachait surtout la crainte d’être à nouveau confronté au Coucou.

— Vous êtes sûr de vous ? grommela le baron.

— On ne peut être sûr de rien, dit Tyber. Mais si vous voulez vous débarrasser de votre monstre, nous n’aurons pas de meilleure occasion, je le crains.

Il hocha sombrement la tête.

Comme le questeur ne disposait plus de ses vénates, ce furent frère Ubbe et le vicaire de l’ordinat qui se partagèrent la tâche de faire monter et d’attacher Malda sur son bûcher. Frère Ubbe avait pour consigne de ne pas trop serrer. Mais elle ne devait pas non plus être capable de sauter bas de la plateforme dès les premières escarbilles.

La jeune femme, les traits figés, au son d’invectives imméritées, lança un ultime regard désespéré au père Tyber. Celui-ci l’ignora et se tourna vers la foule. Un novice fit aussitôt retentir un bourdon d’airain.

— Frères et sœurs ! Enfants du Divin ! clama-t-il d’une voix puissante qui imposa une accalmie à la clameur. Nous sommes réunis ici pour exercer la volonté d’Yseh, notre Créateur, bienveillant dans le règne, juste dans le jugement, impitoyable dans le châtiment. Et s’il est bien un péché horrible par-dessus les autres, c’est celui de l’apostasie et de l’abus du pouvoir des arcanes…

***

Trois coups de bourdon… Trois coups de bourdon…

C’était tout ce qui le séparait de la conclusion de sa quête.

Sous les voûtes obscures de la nef, à la lueur tremblotante des cierges, une troupe de silhouettes en armes patientait. Dans un silence épais. La camaraderie propre à apaiser l’angoisse qui précède le danger avait fait place à un calme oppressant. Ces hommes savaient qu’il leur faudrait braver la magie d’un sorcier. Et même sans être un cul terreux qui n’a jamais entendu parler des arcanistes que dans les histoires, la perspective d’en affronter un a un putain d’effet liquéfiant sur les tripes, songea sir Otto, en dépit de sa longue expérience.

N’empêche, il se félicitait d’être là. Il avait fallu batailler avec ce parfait abruti de sir Bertold, le capitaine, pour obtenir le commandement de cette escouade dissimulée. Le gaillard n’occupait la fonction que depuis quelques jours, n’avait ni la confiance de ses hommes, ni celle du baron. Sans parler de sa pratique de l’embuscade. Cet imbécile aurait été capable de tout faire foirer.

Ils étaient si près du but.

Les méthodes du questeur avaient beau égratigner son sens de l’honneur, il fallait lui reconnaître sa poigne. Ce gamin était né pour ça.

Ne restait qu’à patienter. Ici, dans cet ordinat obscur, avec ces hommes qui osaient à peine le regarder. L’attente semblait interminable. La foule s’était rassemblée. Le chariot du questeur était arrivé. Le bourdon avait retenti, juste une fois. Et le père Tyber avait déclamé son petit discours. Les premières odeurs de fumée lui parvenaient et, déjà, la petite pleurait. Le vieux cœur endurci du chevalier se serra.

Il n’en pouvait plus.

Tout à coup, un corbeau égaré sous l’une des voûtes prit son essor. Il redressa la tête pour le voir voleter vers un autre perchoir.

Pas encore… Trois coups de bourdon…

***

Le vent, cruel, attisait le feu. La jeune femme pleurait et se débattait. Elle toussait aussi, enveloppée dans des panaches de fumée qui enflaient de plus en plus.

Le baron, le prêtre et le vicaire échangeaient des regards horrifiés. Mais aucun d’eux n’eut l’audace d’intervenir. Ils osaient à peine poser le regard sur le terrible heaume fendu à l’image du faisceau divin. Et le père Tyber, imperturbable, attendait. Fermement campé sur ses pieds. Sa masse à ailettes à la main. Indifférent à la chaleur infernale qui grandissait aux abords du bûcher.

Une bourrasque particulièrement furieuse fit rugir le brasier et provoqua comme un silence surnaturel, qui se répandit telle une vague à travers l’esplanade. La chaleur décrût soudain. Une torche brandie par un quidam s’éteignit. Les doigts du questeur se serrèrent sur le manche de son arme. Sans comprendre ce qui se passait, la foule était la proie d’une sourde inquiétude.

L’instant suspendu fut interrompu par un hurlement déchirant. Ça venait de loin, au bord de la place. Il y eut une sorte de détonation qui fit vibrer le sol et projeta plusieurs personnes dans les airs. Elles retombèrent parmi la multitude, avec des cris, des gémissements.

Un grondement guttural s’éleva, chargé de fureur. Puis ce fut la panique. Les gens se bousculèrent, tombèrent, se piétinèrent. Le cordon d’hommes d’armes tenta de contenir la marée humaine, mais finit par céder. Constatant les premières brèches, Tyber ordonna que les hommes se resserrent autour du parvis, car si jamais ce troupeau sauvage prenait d’assaut les portes de l’ordinat pour y trouver refuge, ils empêcheraient sir Otto d’intervenir.

Une lame de fond s’approchait à mesure que les gens se poussaient pour s’écarter de l’épicentre. De la sorte, ils ouvraient la voie à ce qui venait. Quoi que ce soit, ça approchait. Et avec lui, tout autour, comme une annonce funeste : le froid. Le pavé se couvrit d’une fine pellicule de givre. Dans le dos du questeur, les flammes du bûcher se ratatinèrent avec des sifflements outrés.

Il était là, tout près. Le démon qui avait tué ses hommes. Et la pression sur les hallebardiers ne cessait de croître. Ils étaient obligés de menacer et, parfois, de piquer pour repousser la populace. Malgré tout, on atteignait le point de rupture.

Alors Tyber se décida. Il brandit sa masse et, par trois fois, il frappa le bourdon d’airain.

La cloche chanta son appel lugubre et couvrit le vacarme. Les portes de l’ordinat s’ouvrirent à la volée pour vomir une troupe armée. À sa tête, épée brandie, le chevalier Malégide lâcha son cri de guerre :

— Pour la Dame !

Deux vagues se faisaient face, à présent. La déferlante provoquée par le Coucou, qui acheva de briser la digue maintenue par le rang de hallebardiers, et la charge menée par sir Otto. Au centre, ne subsistait que le bûcher et le père Tyber. Le baron et les autres s’étaient écartés.

Le questeur, légèrement penché en avant pour affronter la tourmente, prépara son coup. La silhouette encapuchonnée du géant arriva à toute allure. Il bondit par-dessus le tas informe des gardes renversés sous les gens terrorisés et atterrit à deux pas du héraut. Au moment où il toucha le sol, une onde de choc chargée de frimas frappa tout ce qui l’entourait.

Tyber fut projeté en arrière, sa chute arrêtée net par les fagots. Le brasier crachotant fut soufflé, mouché comme une simple bougie. Et la charge de la garde personnelle du baron fut arrêtée en plein élan. Sir Otto trébucha comme si ses jambes étaient soudain sciées. Il heurta les pavés du parvis dans un fracas d’acier.

À moitié sonné, Tyber se remit sur ses pieds. À quelques enjambées à peine se tenait le responsable de tout cet émoi. Immense. Puissant. Saisissant comme un baiser de l’hiver. Il n’avait d’yeux que pour Malda. Le questeur décida d’en tirer profit.

Il le contourna et fondit dans son dos pour frapper, mais le colosse se tourna au dernier instant. Sa paluche se referma sur l’avant-bras du questeur et serra, si fort qu’il crut entendre ses os hurler. Sa masse d’arme tomba au sol et un cri s’échappa de ses lèvres. Heureusement, c’est ce moment que choisit sir Otto pour intervenir. Il prit le Coucou à revers avec un peu plus de succès. Le fil de son épée mordit la chair et glissa sur les côtes. Le Ferfroy de la lame entama l’os lui-même.

Le monstre lâcha sa prise et se retourna. Dans le même mouvement, il balaya l’espace avec son bras et cogna le chevalier, qui tâta une nouvelle fois du sol de l’esplanade. L’hésitation s’était emparée des hallebardiers et des gardes qui se relevaient, mais inévitablement, ils refermaient le cercle. Les tireurs épaulèrent leurs arbalètes et lâchèrent leurs carreaux. La plupart des traits se perdirent, mais l’un d’eux s’enfonça dans le bras gauche du Coucou. Un autre, particulièrement mal ajusté, érafla la jambe de Malda et lui arracha un cri strident.

L’apostat bondit sur les fagots et gravit l’amas de bois pour se jucher sur la plateforme. Mais avant de pouvoir se redresser, la jeune femme avait défait ses liens. Elle poussa un rugissement digne d’une furie en brandissant son poignard et en l’enfonçant dans le dos du Coucou. Celui-ci vacilla. Il émit une plainte assourdissante, dans laquelle on percevait toute sa souffrance. Une souffrance morale, dévastatrice. Celle qui vous terrasse lorsque vous vous sentez trahi.

— Non ! articula-t-il d’une voix caverneuse. Pas ça ! Les flammes glacées de l’enfer me seraient plus douces.

Les dents serrées, Malda dressa une nouvelle fois le couteau au-dessus de sa tête, prête à frapper. Mais elle n’en eut pas l’occasion. Déjà, le colosse basculait de la plateforme et tombait.

Dès qu’il fut au sol, les hommes d’armes lui fondirent dessus, qui pour l’immobiliser, qui pour piquer. Dessous, le géant pleurait. Mais plus il était attaqué, moins il sanglotait. Plus les pleurs se muaient en un grondement viscéral, primal. Tellurique.

Le questeur anticipa la suite, recula d’un pas et se protégea le visage. L’explosion qui suivit ébranla les fondations de l’ordinat et de toutes les maisons qui cernaient la place. La première onde de choc n’était rien, en comparaison. Les croisées et les vitraux volèrent en éclats. Les gens furent couchés comme des blés mûrs à dix toises à la ronde. Des aiguilles de glace jaillirent du néant et empalèrent plusieurs hommes d’armes. Dans une pluie d’esquilles et de cendre, les fagots furent pulvérisés et le mât du bûcher fut propulsé sur l’ordinat comme un tir de baliste.

Un instant de calme s’appesantit sur cette dévastation. Au cœur du carnage, dans une sorte de brume givrée, seul une silhouette énorme remua et se redressa. D’un pas lourd, elle s’éloigna. Elle avait beau se presser, elle claudiquait un peu et ne dégageait plus cette aura de force qui l’accompagnait jusqu’alors.

La seconde personne à donner un signe de vie fut le chevalier Malégide. Il s’agenouilla, secoua la tête, massa une tempe douloureuse empoissée de sang. Dans un grognement de rage et de douleur, il s’appuya sur son épée pour se remettre debout.

— Allez ! debout ! ordonna-t-il. Regardez, il s’enfuit. Mais on peut l’avoir !

Quelques hardis compagnons se redressèrent pour lui emboîter le pas. Encore sonnés, aucun d’eux ne semblait capable de courir.

— Du nerf ! reprit sir Otto. Il va nous échapper !

Il était sur le point de courir pour aller l’affronter, seul s’il fallait, lorsqu’une main couverte d’acier se posa sur son épaule. Il se retourna, son œil valide grand ouvert, son visage ravagé déformé par une soif de meurtre et de vengeance.

Mais le père Tyber souriait, derrière les fentes de son heaume.

— Du calme, l’ami. Il est blessé, désespéré. Il n’ira pas loin.

— Nous allons le perdre, gronda le chevalier. Vingt ans ! Vingt ans que je lui cours après !

— Nous allons rassembler des hommes. Ceux qui le peuvent. Et nous allons nous mettre en route. Tout ceci n’aura pas été vain. Je sais où il va.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Laurent Vanderheyden ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0