La Dernière Auberge (fin)

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Le Conteur avait prévenu l’auditoire : son histoire n’avait pas réchauffé l’atmosphère. Et lorsqu’un ricanement étrange et dissonant rompit le silence stupéfait, tous les regards convergèrent vers l’alcôve fermée. Derrière la tenture, quelqu’un laissait s’exprimer une hilarité en totale contradiction avec l’humeur générale. Le rire, plus fort, plus affirmé qu’au terme de l’histoire précédente, avait quelque chose de glaçant.

Bientôt, une plainte, presque un pleur, lui fit un sinistre contrepoint. Cette tout aussi étrange lamentation provenait d’un endroit perché plus haut. Le sommet de la tour penchée. Et elle n’avait rien d’un hululement. S’y ajouta encore un grincement strident. Le hurlement d’une girouette qui, contre le gré du vent, décidait de prendre une direction de son choix.

La plupart des paires d’yeux étaient rivées au plafond, comme à la recherche d’une image que le regard était impuissant à saisir. Aussi, personne ne vit Philambeau s’approcher de l’isoloir et ouvrir soudain le rideau.

Lorsque les convives s’en avisèrent, il était trop tard. Le barde se tenait devant l’alcôve, pâlot et figé. Pour une fois, il avait perdu sa langue si légère. Son fiel s’était évaporé. Et cependant, s’il s’était attendu à une découverte incroyable, à quelque monstrueuse apparition ou une saisissante épiphanie, il devait être déçu. Il en eût ri, assurément, n’eût-il déjà été pétrifié d’effroi.

Tremblant, Philambeau finit par reculer de quelques pas et laisser la voie libre à ce qui devait sortir. Sous les regards abasourdis de l’assemblée, une petite silhouette apparut et se dandina jusqu’au bord des marches qui menaient au cœur de l’auberge. Là où tout le monde pouvait le voir. Court sur pattes, le front bombé, le visage boursoufflé, le nain semblait à peine humain. On eût plutôt dit un gobelin, ou quelque lutin maléfique issu du folklore. Ses yeux luisaient d’une intelligence sournoise. Et sa mise… Entièrement d’or paré, son pourpoint satiné, ses mocassins criards, ses chevalières et colliers rutilants ; il était vêtu avec l’opulence d’un prince qui souhaiterait parader avec l’ensemble de sa fortune sur le dos. Nul ne l’avait jamais rencontré et pourtant tout le monde lui trouva un air familier.

Avec un soupir de soulagement, il reprit empire sur lui-même et cessa de rire. Il toisa l’assistance, de son petit haut, et s’exprima d’une voix grave, profonde, dans laquelle couvait une autorité terrifiante :

— Excellente soirée ! Vraiment, j’ai passé une excellente soirée. Merci messieurs dames.

Il se tenait là, au centre de l’attention, avec son affreux sourire.

— Mais qui êtes-vous ? osa demander Ombeline.

— Oh, je porte de nombreux noms. Mais je pense que vous savez déjà qui je suis. Peut-être pas précisément, vous ne pouvez peut-être pas le formuler en mots. Mais si vous cherchez bien, tout au fond de vous, viscéralement, vous savez.

— Et que faites-vous là ?

— Je me suis bien diverti. Et maintenant, je vais m’en aller. Le jour pointe le bout du nez.

Le nain et le Conteur échangèrent un long regard, comme pourraient le faire de vieilles connaissances.

— Il est venu se repaître, dit le Conteur. Et maintenant, il est rassasié.

— Pas encore lassé de l’espoir ? demanda le nain.

— Jamais.

— Pourtant, vos histoires ont démontré à quel point il est vain, me semble-t-il. Les seigneurs sont décadents et dépassés, les mages sont vaniteux, quant aux prêtres… le remède est pire que le mal. Même les chevaliers du Sanctuaire ont oublié qui ils étaient.

— Et pourtant, dans chaque histoire comme dans chaque homme, je reste convaincu qu’il reste une lueur qui ne demande qu’à être ravivée.

— Dans chaque homme ? » Le nain décrivit un tour sur lui-même. À petits coups de langue, il s’humectait les lèvres en détaillant le moindre visage, comme un matou qui balancerait pour choisir sa souris. « Dans chaque histoire et dans chaque homme, je vois l’abîme, finit-il par décréter d’un air ravi. Un vieil ivrogne qui voit sa vie s’échapper entre ses doigts, un nobliau fier de n’avoir rien accompli, un prodige arrogant, une idiote qui confond niaiserie et gentillesse, un vieux guerrier aux mains tachées de sang trop heureux de laisser les atrocités commises loin derrière lui pour les oublier, presque aussi coupable que ce jeune héritier meurtrier qui a fui pour vivre une autre vie, ou que cet étranger mercantile qui consacre l’essentiel de son énergie à trouver des failles pour s’enrichir davantage. Non, aucun espoir, vraiment. Mais dis-moi, Conteur, prends-tu autant de plaisir parmi ces mortels que j’en prends à me délecter de leurs insignifiantes querelles ?

— Peut-on vraiment parler de plaisir lorsqu’il s’agit d’une faim dévorante et irrémissible ? Ne serait-ce pas plutôt une torture sans fin ?

Le nain haussa les épaules.

— Je suppose qu’on n’a pas d’autre choix que de décider quel maître on sert, n’est-ce pas ?

Le nain farfouilla dans sa poche et en tira une jolie pièce en or. D’une chiquenaude, il l’envoya voler en direction de Morryn. Une puanteur infâme suivait le trajet de la couronne, au point que Tylda, qui l’attrapa au vol, la lâcha aussitôt, écœurée.

— Et toutes mes félicitations, fillette ! lâcha le petit homme malveillant avec une parodie de révérence pour la jeune femme.

— Félicitations ? bredouilla Tylda, dubitative.

— Oui, félicitations aux futurs jeunes parents. Il a… une jolie petite paire de couilles. C’est un garçon !

Tylda et Blandin échangèrent un regard inquiet. Le nain ricana. Mais la chaleur de son rire était démentie par son regard de glace. Puis il tourna les talons en direction de la sortie. À mi-chemin, il s’arrêta net et se retourna.

— J’allais oublier ! ajouta-t-il en levant un doigt orné d’une énorme bague. Où avais-je la tête ? Je suppose que c’est important pour vous. J’ai l’honneur d’être le premier à vous l’annoncer : les beaux jours sont terminés, les amis. Vous pouvez fourbir vos armes et vous préparer à une ère de malheurs. He he. Allez, je ne le dis plus, je m’en vais. Sinon, le jour va finir par me surprendre.

La petite créature clopina jusqu’à la porte et ne laissa dans son sillage qu’un malaise teinté d’effroi. Sans plus un regard en arrière, il quitta la Dernière Auberge.

Cette impression persista longtemps après son départ. Quelques chuchotements anxieux troublèrent le silence. Morryn et Tylda s’étreignaient. Vieux Tedd avait dessoulé et tremblotait sur sa chaise. Philambeau peinait à retrouver ses couleurs. Endriksen fixait ses mains posées sur ses cuisses comme s’il y cherchait des taches invisibles.

Tout à coup, alors que les conversations se ranimaient timidement, un galop se fit entendre depuis la route. Le son des sabots s’approcha, la foulée du cheval ralentit. Un ébrouement, puis le cavalier mit pied à terre. Sous les nombreux regards, la porte s’ouvrit.

Un homme entra. Bottes de cavalerie, justaucorps de cuir et manteau de voyage, il était entièrement poudré par la poussière de la route. La fatigue se lisait sur son visage creusé. Il s’immobilisa aussitôt, un peu surpris par cet accueil silencieux.

— Quelqu’un peut s’occuper de ma monture ? demanda-t-il.

Personne ne broncha.

— S’il vous plaît ? ajouta-t-il alors.

Morryn appela un valet et fit claquer un ordre. Puis elle se leva et interpela le voyageur :

— Messire, je vous en prie, venez vous réchauffer auprès du feu.

— Merci.

Le nouveau venu s’approcha. Eshmahl lui laissa sa place et rejoignit les gens de sa caravane. Le voyageur retira ses gants pour les poser sur la table, jeta son manteau sur le dossier, tapota ses jambes pour en ôter la poussière et s’assit en exhalant un long soupir.

— De l’eau, de la bière ou quelque chose de plus fort ? proposa la patronne.

— Bière ! Ce sera parfait.

Morryn fit un petit signe de tête à sa fille.

— Vous semblez avoir fait longue route, messire, vous venez d’où ? demanda-t-elle.

Le voyageur étendit ses longues jambes en direction de la flambée et passa la main dans des cheveux gras, poissés de transpiration.

— De loin, oui. Lichthel. Je me rends à Cimeroy.

— Ouh, dites donc. Vous avez l’air pressé. Vous avez voyagé toute la nuit ?

— Oui. Et je me suis dit qu’ici, je pourrais reprendre quelques forces. Et changer de monture.

Tylda rapporta une pinte pleine. L’homme remercia d’un hochement de tête et y but une longue rasade.

— Vous portez un étui scellé, fit remarquer Endriksen. Un message important ?

D’un mouvement de sa lèvre inférieure, le voyageur récupéra une moustache de mousse.

— Oui, je viens de l’ambassade lancelienne. La teneur du message est confidentielle.

— Je me doute. Et je vois le sceau du roi. Mais en gros ? Vous avez une idée ?

— En gros, ça sent pas bon.

— Ça sent pas bon ? Ça sent la guerre ?

L’homme hocha la tête.

— C’est déjà la guerre, là-bas.

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