Juste humains

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 Les Disciples de sa Sainteté escortaient l’Evêque Egild au sein du palais de l’Inquisition de Cobaltique. L’édifice était situé à Emor, à l’endroit même où, des siècles plus tôt, leur Culte était né. Il avait depuis conquis la Terre des Murmures, à l’exception de la Cyanide. Il ne faisait cependant aucun doute que cette dernière conquête n’était qu’une question de temps.

 Les plus grandes autorités du Culte n’étaient autre que les cinq Inquisiteurs. Même parmi eux, celui de la Cobaltique avait toujours été considéré comme le plus important. C’était là que tout avait commencé, après tout. Aussi son domicile était rempli de faste et de luxe. Quiconque y pénétrait pour la première ne pouvait s’empêcher de rester coi face à tant d’opulence et de merveilles.

 Pourtant, Mgr Egild faisait exception à la règle. Ceci ne manqua pas d’attirer l’attention des Disciples, surpris par le calme et l’assurance de ce jeune Evêque venu de la Majorique. C’était la première fois que cet homme venait sur place. Ce que voulais l’Inquisitrice à ce jeune Evêque majore demeurait un mystère, même pour ses proches apprentis.

 Arrivés devant la porte du bureau de leur maitresse, les Disciples s’agenouillèrent tandis que leur ainé frappait à la porte avant de les imiter. Mgr Egild, lui, resta debout, affichant une expression courroucée à la vue de la soumission de ces hommes. Ceux-ci, s’ils ne le montrèrent pas, étaient indignés par son attitude. Il allait rencontrer la femme la plus proche des Dieux et des Colosses, ce n’était tout de même pas rien !

 Les portes s’ouvrirent lentement. Derrière, il n’y avait personne. L’Inquisitrice était bien là, plusieurs mètres plus loin, leur exposant son dos dans sa riche toge violette aux fioritures de fils dorés. Même de dos, elle resplendissait et une aura de grandeur semblait s’échapper d’elle. Ses Disciples avaient d’ailleurs toujours l’impression d’être écrasés par une pression invisible quand celle-ci leur parlait.

 — Entre, je t’attendais.

 Mgr Egild fit quelques pas, abandonnant les Disciples au sol derrière lui. A peine était-il entré dans la pièce que les portes se refermèrent toute seule. A l’intérieur, l’Evêque découvrit des bibliothèques garnies d’ouvrages de toutes les couleurs. De précieux objets garnis de pierres sombres étaient exposés dans les étagères et un bureau sur lequel se trouvait des piles de parchemins attendait que sa propriétaire revienne poursuivre son travail. Celle-ci se trouvait en vérité sur le balcon et observait l’antique et puissante cité d’Emor, la capitale de la Cobaltique comme celle du Culte. Le regard de Mgr Egild s’attarda sur cinq miroirs. Il ne les connaissait que trop bien.

 — Que me vaut le plaisir de te voir chez moi, Dante ?

 L’Inquisitrice se tourna vers le jeune Evêque avec un sourire lumineux. Elle était réellement heureuse de le voir. Elle était belle, resplendissante, et ça, il ne pouvait pas le nier. Aussi l’Evêque se détendit et lui rendit son sourire.

 — Cela faisait bien longtemps, Psyendé. Presque quarante ans ?

 — Effectivement ! Que penses-tu de ce corps ? demanda-t-elle en faisant un tour sur elle-même en faisant danser ses longs cheveux noirs. Il est rare que je trouve quelqu’un qui me ressemble autant, même en vieillissant !

 Sur cette affirmation, Dante se mordit les lèvres. Il n’approuvait pas cette pratique. Priver les humains de ce qui aurait pu être leur existence ne lui plaisait guère.

 — Tu as déjà tout ou presque, Psyendé. Je ne comprends pas pourquoi toi et les autres continuez de priver l’humanité des plus brillants éléments de celle-ci.

 — Oh, je t’en prie, cette petite n’avait encore rien réalisé !

 — Parce que tu ne lui en as pas laissé le temps ?

 — Peut-être, concéda-t-elle. Mais dis-moi, mon très cher Dante, es-tu venus jusqu’ici en bateau et en diligence uniquement pour me faire une leçon de moral, à moi, la première Colosses ?

 C’était elle, effectivement, qui avait fondé le Culte en ce lieu. Elle avait alors son premier corps et ses pouvoirs n’en étaient qu’à ses balbutiements. Aujourd’hui, elle était considérée comme un des êtres les plus proches des Dieux Lithé et Meroclet. C’était elle qui avait ouvert la Conscience de Dante, puis celle de Vausturn, Jura, Lessmass, La Pestilence et enfin Scoléra. Elle était à l’origine même de tous ceux que le Culte appelait Colosses. Quant à ses capacités, elles dépassaient de loin chacun d’entre eux. Dante le savait mieux que quiconque, pour avoir été son amant de longues années, des siècles même.

 — Tu as raison, je ne suis pas venu à cause de ça. Je voulais te parler de notre fils.

 — Quoi, il ne veut pas finir sa soupe ? plaisanta l’être divin.

 Ils avaient eu bien des enfants. Mais l’attention de Psyendé ne s’était jamais attachée qu’à Seboth, le seul de toute sa progéniture capable de s’ouvrir à la Conscience. Il avait ainsi accédé à son tour au statut de Colosse. Il s’était illustré lors des Croisades, au point d’être le symbole de la guerre et des conquêtes. En ces temps de paix, il s’était retiré en Majorique pour profiter de la vie en l’attente d’un nouveau conflit.

 — J’aurais préféré. Non, Seboth abuse de son statut de Colosse auprès des Clans. Il exige chaque jour plus de trésors.

 — Eh bien, une figure divine peut bien se permettre quelques coquetteries ? Tu n’as pas vu mon palais ?

 — Il a commencé à exiger des vies humaines.

 — Tu veux du thé ?

 Un feu venait de s’allumer de lui-même dans le foyer de la cheminée et un récipient d’eau lévita jusqu’à se poser au-dessus des flammes sans qu’aucun d’eux n’ait esquissé un mouvement. Dante scrutait une réaction de son ancienne amante, mais ses traits n’avaient pas eu le moindre changement à son annonce. Que leur enfant tue sans raison ne lui faisait ni chaud ni froid.

 — Il n’est plus l’heure des Croisades. Nous avons des réserves de Khême pour plusieurs siècles, il est inutile de provoquer plus de peine que nécessaire.

 — Je t’ai posé une question, Dante.

 — Non merci.

 — Tu as tort. Je fais venir des fruits du Vénérable Vivacier exprès d’Assyr.

 Finalement, Seboth était comme sa mère, ils en voulaient toujours plus… Pourtant, Dante n’était pas prêt à abandonner. Il savait qu’il restait encore de cette personne dont il était autrefois tombé éperdument amoureux en Psyendé.

 — Les humains ont le droit de profiter de la vie sans que nous ne leur imposions notre hégémonie.

 — Les humains…

 L’Inquisitrice soupira avant d’attraper une tasse de thé noir qui venait de se servir toute seule puis de voler jusqu’à elle. Elle en huma le parfum avec ravissement puis s’approcha de nouveau de son balcon. Dante se décida à la rejoindre.

 — C’est bien leur problème, soupira-t-elle. Ils sontjuste humains. Regarde-les ramper et s’agiter partout comme des insectes. Comme si leur existence avait le moindre intérêt.

 — Pourquoi n’en aurait-elle pas ?

 — Qu’est-ce que la vie de ces mortels, Dante ? Que peuvent réaliser de petites créatures dépourvues de pouvoir dans un monde aussi vaste que la Terre des Murmures ? Ils n’ont pas plus d’impact qu’une feuille morte balayée par vent.

 — Oublierais-tu ce que tu as été autrefois ? Ce que nous avons été ? Nous sommes nés humains, nous aussi.

 — Et nous avons su nous élever. Nous avons ouvert notre esprit, jusqu’à atteindre la Conscience. Nous sommes les êtres les plus proches des Dieux, car ceux-ci nous ont élus parmi tous, nous offrant notre nouveau statut ! Nous sommes des Colosses et eux, ils sont juste humains.

 Elle but une gorgée de thé et reporta son regard vers les hommes qui, en bas, s’agitaient toujours dans tous les sens pour vivre leur pathétique existence.

 — Leur vie n’est rien d’autre qu’une farce. Un vaudeville ennuyeux qui mérite à peine que nous en soyons les spectateurs. Ils naissent. Ils grandissent. Ils mangent. Ils dorment. Ils vivent, meurent.

 — Ils aiment. Ils donnent. Ils prennent. Ils haïssent. Ils rencontrent. Ils apprennent. Ils aiment. Ils sont juste humains.

 Psyendé ricana, moqueuse. Voilà que Dante retournait sa propre réplique contre elle.

 — Tu dis qu’ils n’accomplissent rien, et pourtant, vois comme l’humanité a progressé depuis ta naissance ! Vois comme les choses ont changé, les bâtiments, les pays, les sciences…

 — Nous savons tous les deux que s’ils en sont là aujourd’hui, c’est uniquement grâce à nous, lui répliqua la Colosse avec malice. Ils sont juste humains, ils n’auraient jamais pu réaliser tout cela sans un coup de pouce de notre part. Je leur ai offert l’écriture, les runes, le Culte. Alors, pour la dette immense qu’ils nous doivent, ils peuvent bien donner un peu de leur personne.

 — Ces gens croient en nous ! Ils croient en toi ! Pourquoi ne peux-tu être bienveillante envers eux que si tu en tires profit ?

 — Ne trouves-tu pas cela hilarant, Dante ? Du moment où ils naissant à celui où ils poussent leur dernier soupir, ils existent en ignorant qui ils sont réellement, quelle est leur condition. Ils ne se doutent pas qu’ils ne sont que carburant pour nous. Ils vivent sans la moindre réponse à leurs questions. C’est cette ignorance qui les rend si manipulables. Ils ne sont qu’outils. Ils ne voient pas comme leurs peines et leurs malheurs nous nourrissent.

 — Depuis des siècles, nous créons des tourments, les martyrisant pour nous procurer le Khême qui nous maintient en vie. Ne pouvons-nous être généreux à notre tour ?

 — Offre-leur une main tendue, et ils t’arracheront les deux bras. Aussi pathétiques soient-ils, ils restent gourmands, envieux, remplis de vices et de péchés. C’est ça que tu veux sauver ?

 — Ils sont juste humains. Toi, quelle est ton excuse ?

 Psyendé interrompit la gorgée qu’elle était sur le point d’avaler pour fusiller Dante du regard. Il affichait une mine courroucé. Comment avait-il pu à ce point s’éloigner de l’idéal qu’ils avaient tissé ensemble, à la gloire de Lithé et Meroclet ? Se pouvait-il qu’il ait passé trop de temps à assister à de piètres pièces de théâtre, à force de vivre au plus près des hommes ?

 — Si tu tiens tant que ça à sauver des humains des griffes de Seboth, tu n’as qu’à lui en parler directement. Tu es son père, après tout. Il t’écoutera peut-être, qui sait ?

 Dante serra les poings. Elle mettait fin à leur conversation. Il n’avait plus qu’à rentrer chez lui, en Majorique, et tenter le tout pour le tout auprès du Colosse le plus agressif de tous. Autant dire qu’il avait peu de chance de réussir. Mais une idée commençait à germer dans son esprit. Ainsi, ils étaient juste humains… ?

 — Je m’en vais donc de ce pas, confirma-t-il en laissant l’Inquisitrice sur son balcon. Peut-être qu’un jour, les hommes réaliseront qu’ils sont juste humains effectivement. Rien de plus. Mais rien de moins non plus.

 Sourcils froncés, Psyendé tourna la tête, vers celui qui reprenait son identité d’Evêque avant que celui-ci quitte son bureau. Il avait beau être l’incarnation de la Sagesse, elle se méfiait de Dante. Il avait quelque chose derrière la tête.

 Ce qui arriva ensuite fut pourtant bien plus grave que tout ce qu’elle pouvait imaginer. Des siècles plus tard, on en parlera encore sous le nom de "Tsunami de Portbleurt". Cela changea Psyendé et le Culte à tout jamais. Tant qu’au nom de même de Dante...

Il disparut de l’histoire.

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