Pour Attrape Rêve

Quand les cloches sonnèrent à la grand-messe noire, on fut entendre l'office des suicidés noyés, psalmodié par l'évêque Godechaud de Bouillonfroy. Puis la Cour revint en la salle du château de Montsalvat où, les nappes mises, les chevaliers du triste cortège prirent place, sans distinction de rang. C'était une grande confrérie de bâtards et de gueux sans le moindre quartier de noblesse.

Après un maigre repas sur lequel les gueux se jetèrent, affaiblis et affamés, et après que les tables furent enlevées, l'évêque Godechaud se mit debout et leur parla d'une voix forte :

- Seigneurs icy* rassemblés, sachez que le Sacré Grüül, le vase où Joseph d'Arithmétie recueillit la précieuse semence de Judas après que celui-cy* se fut pendu, a été transporté dans l'Averne noire. Mais il ne sera trouvé, et ses maléfices dévoilés, que par le plus impie chevalier du monde.

Et il est dict* qu'au nom de Satan Trismégiste, le Roi Idier doit établir la Table qui sera la troisième après celle, première, que Janus Bifrons, Père des dieux, esquissa en impulsant à l'univers céleste l'expansion ellipsoïdale continue, dont s'étonnent homme de sapience et théologiens..

- Hum, abrégez, vénérable pasteur, souffla Idier.

- ..et celle, deuxième, si pesamment décrite dans la Geste arthurienne de si fâcheuse mémoire...

Ces derniers mots suscitèrent un mouvement ondulatoire horrifié dans les rangs des chevaliers. Tous avaient lu depuis l'enfance, les Romans du Roi Arthur et s'indignaient des propos irrespectueux de l'évêque qui ébranlait leur idole, et la foi en icelle. Cependant aucun ne quitta la salle et le tumulte s'assoupit.

Satisfait de cette première victoire sur l'imaginaire médiéval des va-nu-pieds qu'il avait à s'instruire, l'évêque Godechaud, un instant distrait par une grosse mouche bleue qui pondait ses oeufs sur sa croix pectorale, poursuivit d'une voix mâle :

- Ladite troisième Table que notre Roi a charge d'édifier n'apportera ni heur ni malheur. Elle sera dépourvue de tout pouvoir magique, religieux ou démoniaque, et démunie de tout sens épique, merveilleux ou fantastique.**

Plusieurs cris fusèrent dans l'assemblée, et la garde du Roi eut grand'labour à contenir l'émoi général. Depuis toujours les chevaliers avaient vécu dans l'intégral mélange du naturel et du surnaturel, et d'un coup on les voulait engager dans une aventure prosaïque, sans monstre fabuleux ! Instruit dès le berceau à défier le démentiel, tous bronchaient devant le simple naturel***.

- Pourquoi ces mesures !? vociféra un farouche lansquenet barbu.

- Afin de partir sur de bonnes bases, profanes et naturelles, sans mirage ni trompe-l'oeil ! Cette Table sera taillée en bois morne, lourd et bête, afin que rayonne de son foyer ingénu une saine et probe aura de normalité, qui durera... ce qu'elle durera.

- Nous aurons assez vite à défier monstres et maléfices de tout acabit, dont ma foi en votre vaillance m'en certifie l'issue victorieuse !!