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Les jours s’écoulèrent, tranquilles et fades. Clémence reprit son train-train entre travail et appartement, ne ponctuant ses loisirs que de rares soirées entre amis, lesquelles se faisaient de plus en plus rares à mesure que le temps passait, à tel point qu’elle se demandait parfois si ces moments n’étaient pas de simples échos d’une époque où leur amitié était encore vivace. Qu’avaient-ils encore en commun depuis leur départ de la fac ? À quoi servait encore de maintenir ces liens et que ferait-elle lorsqu’ils cesseraient de se voir ?

Je prendrai un chat, comme toutes les vieilles filles qui ont « loupé le coche » ?

L’invitation de Laura tomba deux semaines plus tard, comme pour répondre à ses doutes. Alors que Clémence s’apprêtait à prendre sa pause déjeuner, la secrétaire l’intercepta et lui offrit un carton d’invitation.

— Vous vous mariez ? s’écria Clémence.

— On se fiance pour commencer… mais, oui !

Révélant la bague ornée d’un solitaire comme si des arcs-en-ciel magiques allaient en jaillir, Laura sautilla sur place et Clémence prit sa main dans la sienne. Une main fine, taillée à la mesure du corps menu de la jeune femme. La pierre y semblait démesurée, presque ridicule.

— Wahou… c’est un vrai ? questionna machinalement Clémence.

— Il y a intérêt !

— Attention Laura, mari et femme partagent les dettes, ironisa Clémence. Il a vendu ses deux reins ou il lui en reste encore un ?

— Sentirais-je une pointe de jalousie Madame Nowak ?

— C’est possible ! répondit Clémence en riant jaune, mais je suis vraiment heureuse pour vous, je vous souhaite le meilleur.

— Vous le ferez dans deux semaines, aucune excuse pour refuser, c’est un samedi après-midi.

— Il m’arrive de travailler le samedi jusqu’en soirée, rétorqua Clémence avec un sourire maussade.

— Pas cette fois, j’ai vidé votre emploi du temps de vendredi prochain pour éviter tout débordement sur le weekend.

— Vous plaisantez ?

— Non. Je veux que vous soyez là ! Depuis que je fais ce boulot, vous êtes la meilleure patronne avec qui j’ai travaillé, et de loin.

— Seulement parce que je n’essaie pas de vous mettre la main aux fesses, plaisanta Clémence.

— Entre autres, répondit Laura du tac au tac et sans la moindre trace d’humour.

Autant flattée que prise au dépourvu, Clémence se retrouva dans l’impossibilité de fournir une excuse crédible pour refuser. L’idée de se retrouver au milieu d’inconnus durant un après-midi entier la mettait mal à l’aise. Les visages fatigués de ses « amis » lui apparurent soudain, leur manque de profondeur, la placidité avec laquelle ils acceptaient la répétition de discussions mille fois tenues et accepta finalement de bonne grâce. Voir de nouvelles têtes lui ferait du bien.

La vie est une aventure après tout, sinon autant mourir ce soir devant une énième rediff de Seinfeld.

Malgré son engouement initial, les deux semaines s’écoulèrent comme un compte à rebours avant l’exécution d’une peine capitale pour Clémence. Laura était électrique du matin au soir, provoquant rires et plaisanteries de la part du reste de l’équipe. Sa bonne humeur était communicative avec tout le monde sauf Clémence. Elle semblait grandir proportionnellement à l’anxiété de celle-ci à mesure que la date approchait. Jusqu’au bout, Clémence resta persuadée qu’elle trouverait le moyen d’esquiver, mais aucune occasion ne se présenta avant qu’il ne soit trop tard.

Engoncée dans une robe fendue achetée pour l’occasion, ses anciennes parures bien trop courtes ou démodées pour une fête de cette nature, Clémence se présenta à l’adresse que lui indiquait son GPS le jour venu. Tout la confortait dans l’idée que la fête se déroulait effectivement sur place. Des voitures avaient envahi la rue tranquille, occupant chaque centimètre du trottoir sur une cinquantaine de mètres des deux côtés, un camion de traiteur était garé dans l’allée du garage et des serveurs en uniforme allaient et venaient entre le véhicule et la « maison ».

Clémence vérifia à deux reprises qu’elle ne s’était pas trompée : le manoir qui se dressait devant elle était immense. Laura avait précisé que la fête aurait lieu dans la maison de sa belle-famille, pas dans un château loué pour l’occasion.

Elle a dû se tromper. Ou me faire une blague, elle est insupportable depuis une semaine.

D’un pas rigide, Clémence se dirigea vers l’immense double porte d’entrée, laissée grande ouverte. Un homme âgé en blazer l’accueillit, sans qu’elle sache s’il s’agissait du maître de maison ou d’un employé jusqu’à ce qu’il colle sa joue contre la sienne en donnant son prénom.

— Gilles, l’oncle du futur marié, lui glissa-t-il à l’oreille. Vous êtes ravissante, Mademoiselle.

Sur un « merci » presque éteint, Clémence fila loin du tonton pervers pour chercher la sécurité de la foule qui s’étalait dans un jardin de la taille d’un parc. Après quelques pas hésitants à tolérer les regards inquisiteurs des invités sur l’inconnue qu’elle était, un cri strident la fit sortir de l’anonymat pour en faire le centre de l’attention. Une Laura déjà en larmes se jeta sur elle, allant jusqu’à la prendre dans ses bras un court instant, ne lui laissant pas le temps de réagir durant la courte étreinte.

— Je suis tellement contente que vous soyez venue. Tu ? On se dit tu aujourd’hui ? Juste aujourd’hui, allez. Venez par-là, les petits fours sont miraculeux. Ah ah ! Je vous vouvoie quand même, c’est plus fort que moi !

Impossible d’échapper à la tornade en robe de satin rose bonbon. La minuscule fiancée la tira jusqu’au buffet, lui présentant sans ordre gâteaux, voisins, belle famille et punch coco. Alors qu’elle allait lui demander où se trouvait l’élu de son cœur, la jeune femme poussa un nouveau cri et fondit sur une proie qui venait de passer la porte du jardin.

Abandonnée sans autre forme de procès, Clémence chercha une contenance derrière son verre, le portant à sa bouche par réflexe plus que par envie.

— Je vous déconseille le punch, j’ai vu les enfants ajouter quelque chose dedans, la prévint une voix familière.

Clémence écarta la coupe de ses lèvres juste à temps et se sépara à contre-cœur du bouclier mondain potentiellement empoisonné. Elle était à présent sans défense, livrée aux hordes d’inconnus qui ne manqueraient pas de s’interroger sur son identité et ses mains vides. Au moins ne risquait-elle pas de se faire jeter dehors comme une pique-assiette après l’intervention démonstrative de Laura.

Elle se retourna pour remercier son sauveur et lui sourit lorsqu’il lui tendit une main à serrer. Les hommes qui ne profitaient pas systématiquement de la moindre occasion pour coller leur visage au sien méritaient au moins cela.

— Thomas, se présenta l’inconnu.

Aussitôt, le lien se fit dans l’esprit de Clémence. Un visage connu sans pour autant pouvoir mettre un nom dessus avant aujourd’hui. Une voix chaude qu’il lui rappela aussitôt l’événement qu’elle avait tant de mal à oublier, au point qu’il occupait encore parfois ses rêves.

— Nous nous sommes déjà croisés, lâcha-t-elle.

Mais qu’est-ce que je dis ?!

Thomas ouvrit de grands yeux en la dévisageant, se demandant probablement pourquoi elle blanchissait à vue d’œil, tant elle sentait le sang quitter son visage.

— En effet, répondit-il, je travaille au service approvisionnement, bien loin du bâtiment principal. Vous avez l’œil.

— J’ai, euh… la mémoire des visages.

Et des voix.

— C’est bon à savoir.

Honteuse, Clémence réalisa que trop perturbée par la découverte de l’identité de l’homme des toilettes, elle avait omis de se présenter en retour.

— Clémence, annonça-t-elle finalement en rompant le contact.

Nos mains sont restées serrées un peu trop longtemps, non ? Ne me dis pas que c’est le genre de coureur de jupons à draguer la patronne de sa promise le jour même de leurs fiançailles ?

— Je sais, rétorqua-t-il avec un sourire en coin, vous ne passez pas inaperçue.

J’hallucine !

Après un silence gêné qui fit regretter à Clémence d’avoir renoncé à son verre, quoi qu’il ait pu s’y trouver, Thomas ajouta en bredouillant légèrement :

— Euh, je veux dire que vous êtes la seule femme à un poste de directeur de service ! Tout le monde a forcément entendu parler de vous, il paraît que vous êtes un vrai bourreau de travail et qu’on pense à vous pour la direction du site.

— Depuis cinq ans, oui. Trois personnes me sont passées devant entre-temps, dont un de quatre ans mon cadet, avec moins d’expérience et des résultats inférieurs... lâcha Clémence avec un sourire qu’elle espérait innocent.

— Ah euh… je vois.

Les doigts de Thomas se posèrent sur la table, pianotant légèrement au bout de quelques secondes. À l’évidence, l’acidité de sa réponse l’avait décontenancé et il cherchait à rebondir… ou à fuir avec tact.

Bon, j’arrête de le torturer sinon je ne vais même pas être invitée au vin d’honneur.

— Vous connaissez Laura depuis longtemps ? reprit-elle en jetant un œil à la jeune femme.

— Depuis un an environ, on s’est croisés…

— Au travail ? proposa Clémence un sourire en coin.

— Non, rétorqua Thomas avec un sourire satisfait, comme s’il venait de marquer un point et reprendre l’avantage. Au club de sport.

Clémence continua d’observer le petit bout de femme qui s’agitait en passant du rire aux larmes.

Évidemment, on n’obtient pas une taille aussi fine et des épaules si bien ciselées en mangeant des Pépito devant Netflix.

— En fait, continua Thomas, c’est même l’inverse. C’est grâce à Laura que j’ai eu le poste.

— Vraiment ? Elle ne m’a jamais rien demandé.

— J’ai cru comprendre que vous n’appréciiez pas les petites faveurs.

Touché.

— Elle a demandé dans tous les services s’il manquait quelqu’un et a transmis mon CV directement à la bonne personne.

— Elle a le cœur sur la main.

— Oui. C’est une belle personne.

Alors qu’il portait son attention vers la jeune femme, Clémence en profita pour mieux l’observer. Laura avait bon goût. Il était bien bâti et très mince, tout comme elle, et son amour pour la jeune femme était évident. Le visage rougi et les yeux gonflés de sa promise ne pouvaient trouver grâce qu’au regard d’un homme déjà conquis.

Finalement, il s’excusa et la laissa seule. La demi-heure suivante se transforma en longue errance au milieu de discussions auxquelles elle n’arrivait pas à s’intégrer. Tout le monde semblait se connaître, ce qui l’excluait d’office. Thomas disparu, Laura papillonnant d’un groupe à l’autre, aussi discrète qu’un gyrophare à pleine puissance, Clémence commença à se demander s’il n’était pas grand temps de s’éclipser pour mettre fin à la séance de torture.

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