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Le départ de sa compagne avait appris trois choses à Clémence. D’abord, elle ignorait l’ancienne adresse d’Axelle, refuge le plus probable de la petite blonde depuis qu’elle l’avait fuie, trois jours plus tôt. Ensuite, elle ignorait les noms, mais aussi la nature des associations auxquelles sa compagne participait, ce qui l’empêchait d’en traquer une en particulier pour lui tendre une embuscade. Finalement, elle n’avait strictement aucun moyen de joindre ses amis ou sa famille pour espérer des nouvelles de la petite blonde. Ce bilan fait, Clémence avait réalisé autre chose, un fait d’une grande importance sur elle-même.

Je suis une connasse égocentrique.

Oublier de s’intéresser à l’un des trois aurait pu passer pour de l’étourderie, mais elle avait inconsciemment mis de côté tout renseignement sur Axelle qui n'était directement pas relié à leur vie en commun. Elle l’avait traitée comme une extension de sa propre personne, un élément fixe de sa vie de couple.

Pourtant Axelle était une personne libre, qui à tout moment pouvait décider que c’en était assez et la quitter sans un mot. Clémence le réalisait peu à peu : c’était précisément ce qu’elle avait fait. De nouveau célibataire, la trentenaire aurait voulu pleurer, mais la tristesse et la culpabilité étaient étouffées par l’inquiétude. Si Axelle se faisait du mal, Clémence ne s’en remettrait pas.

Deux coups timides portèrent contre le bois de la porte d’entrée. Comme un chat pris par surprise, Clémence bondit sur ses pattes et se rua dans l’entrée. La porte s’ouvrit à la volée et elle se retrouva nez à nez avec Manel, les mains encombrées de matériel.

— Vous ouvrez toujours la porte comme ça ?

— Vous avez toujours les mains prises quand vous frappez chez moi ?

— La dernière fois, elles étaient libres.

— Mais pas au retour, à ce que j’ai entendu.

Pour une fois l’ancien soldat ne répondit pas du tac au tac. Gêné, il détourna les yeux vers sa propre porte.

— Oui euh… je suppose que c’était un peu déplacé.

— Nadia avait un truc à prouver.

Manel retrouva le courage d’affronter son regard et un sourire en coin se dessina sur son visage.

— Il faut dire que vous l’avez bien provoquée.

— Un rien la chagrine. C’est pour ma porte ? questionna Clémence en avisant le matériel.

— Oui, le grand jour est arrivé ! J’ai la bonne couleur et suffisamment de mastic pour refermer la Mer Rouge.

— Alléluia. Prévenez-moi lorsque vous aurez fini, je vous ferai un chocolat chaud.

— Je préfèrerais un café bien noir.

— Ça était humour français, vous rien avoir.

— Oh ! C’est vicieux comme tacle.

— Je suis de mauvaise humeur.

— Il y en a d’autres ?

Clémence ne trouva rien à répondre. Désarçonnée, elle se rendit compte qu’elle s’était comportée comme une mégère dès leur première rencontre, tandis que Manel n’avait cessé d’arrondir les angles.

— Pardon je ne... suis pas moi-même, répondit-elle, sa voix se brisant sur les derniers mots.

Avant même de sentir les larmes monter, un sanglot douloureux lui échappa. Clémence porta la main à sa bouche, dans l’espoir saugrenu d’arrêter la cascade d’émotion qui ne pouvait que déferler, maintenant que la digue avait lâché.

— Merde, ça va ? s’inquiéta Manel en posant ses outils sur le meuble d'entrée.

Incapable de répondre, Clémence secoua la tête, les mèches brunes tombant sur son visage baissé, faible rempart pour protéger ce qui restait de sa dignité. Manel se déplaça vers la porte, mais alors qu’elle pensait le voir partir, il la referma. Stupéfaite, Clémence le regarda revenir vers elle sans comprendre. Sur la défensive, elle balbutia :

— Qu’est-ce que… ?

— Vous avez un truc à boire ? demanda-t-il.

— Quoi ?

— Du café, de l’alcool, un verre d’eau.

— Bah… oui ?

— Je boirais bien un truc.

Effarée. Clémence le dévisagea à travers les mèches qui recouvraient en partie son visage défiguré par les larmes. Avec ses cheveux et sa barbe en désordre, Manel aurait aussi bien pu passer pour un étudiant de la Sorbonne que pour un SDF. Il était toujours habillé de façon pratique, ses vêtements tendus par l’épaisse musculature remplaçant avantageusement l’élégance d’un costume couteux. C’était le genre d’homme qui se souciait peu du regard d’autrui, préférant concentrer son énergie sur des objectifs terre à terre. Pourtant, le regard qu’il lui lançait était d’une rare profondeur, comme s’il avait déjà plongé dans l’abime et en était revenu.

— Un truc chaud ou un truc fort, de préférence.

— Un irish coffee ? plaisanta Clémence entre deux sanglots.

— Parfait.

Son ton ne laissait pas de place à la contestation. Les jambes en coton, Clémence se dirigea vers la cuisine à la recherche du paquet de café. C’était Axelle qui en buvait, elle-même ne le supportait plus depuis des années. Trop d'aigreur.

Contrevenant à toutes les publicités pleines de sensualité, la cafetière se lança dans une plainte d’agonie robotique pour cracher quelques gouttes fumantes. Il n’y avait pas de whiskey — pourquoi y en aurait-il eu — mais Clémence trouva une vieille bouteille de kirsch qu’elle avait dû acheter un milliard d’années plus tôt, probablement au cours du pléistocène, ère durant laquelle elle faisait encore des gâteaux maison. Durant lequel elle avait essayé d’en faire, aurait-il été plus juste d’admettre.

Le fond de la bouteille se mélangea au liquide goudronneux. Manel s’était assis dans la cuisine de son propre chef. Clémence fronça les sourcils en le découvrant installé. Elle aurait préféré le salon. La cuisine était un lieu intime, réservé à la famille. Et à Axelle.

Privée de la volonté de protester, elle posa la tasse sous son nez et s’assit lourdement en face de lui. Manel attrapa le café à peine refroidi par l’alcool et le porta à ses lèvres. Le mélange devait être abominable, mais il ne dit rien, se contentant de boire doucement avec un air concentré. Comme une imbécile, Clémence le regardait sans rien dire. Les larmes avaient séché sur son visage sans qu’elle tente de les essuyer et à présent la peau lui tirait sur les joues.

Lorsqu'il eut bu près de la moitié de son breuvage, Manel posa le récipient et plongea ses yeux dans les siens.

— J’avais une amie, lorsque j’étais plus jeune. Jeune et stupide.

Clémence se mordit la langue pour ne pas rétorquer. Toutes les réflexions qui lui venaient étaient acides ou mesquines.

Quand est-ce que je suis devenue une telle garce ?

— Elle était amoureuse de moi. Je le savais, mais je n’ai jamais rien dit, et elle non plus. Nous sommes restés amis durant des années, et puis je suis tombé amoureux à mon tour. D’une autre.

Clémence acueillait passivement le récit. Où voulait-il en venir au juste ? Elle aurait dû le mettre dehors, se mettre en colère, dire quelque chose au moins, mais elle se sentait privée de toutes ses forces. Écouter Manel avait quelque chose d’hypnotique. Son histoire était la seule chose sur laquelle elle était obligée de se concentrer et c’était terriblement reposant.

— Bien sûr, mon amie a été désespérée lorsqu’elle l’a appris. Alors, elle a trouvé le courage de m’avouer ses sentiments. Et vous savez ce que j’ai fait ?

La bouche trop sèche pour tenter de répondre, Clémence se contenta de secouer la tête.

— Rien du tout. J’étais flatté : la femme de mon cœur me rendait mes sentiments et mon amie de toujours se jetait à mes pieds. J’étais le roi du monde, au sommet de ma suffisance. Je ne l’ai pas rejetée, je l’ai laissé espérer. Ensuite, je suis parti pour devenir soldat, avec la promesse d’épouser celle que j’aimais dès mon retour.

L’histoire ressemblait à un conte pour enfants. On n’était pas loin d’une tragédie, le Cid version israélienne, pour ainsi dire.

— Mais alors que j’étais en poste, mon amie a tué ma fiancée. Ensuite, elle est rentrée chez elle et s’est suicidée.

Clémence cligna des yeux. C’était presque comme une plaisanterie tant c’était gros, mais le regard de Manel lui imposait de le croire. Ses yeux semblaient regarder vers un passé lointain, vers un bonheur asséché par une erreur de jeunesse. Par une succession de petites erreurs de jeunesse.

— Le jour de mon départ, elle ne m’avait rien dit. Ni supplique, ni ultimatum, rien. On avait parlé, comme si rien n’avait changé, mais j’avais vu quelque chose dans son expression, une fêlure que je retrouve chez vous.

— Je ne vais tuer personne, maugréa Clémence.

— Peut-être pas, mais on peut faire du mal aux autres de beaucoup de manières. Encore plus à soi-même.

Les yeux dans le vide, Clémence essaya de relancer son cerveau englué dans sa propre confusion.

— Vous arrivez trop tard, finit-elle par déclarer. J’ai déjà fait autant de mal que je pouvais en faire. À moi et à elle. À tout le monde.

— Vous êtes sûre ? Tant que vous pouvez vous parler, tout est possible.

— Elle ne répond pas et je n’ai aucun moyen de savoir où elle se trouve. Ni ce qu’elle fait.

Manel leva des sourcils étonnés, mais ne commenta pas. Heureusement.

— Si vous étiez elle, vous feriez quoi ? demanda-t-il.

— Je me maudirais.

— Et après ?

— Je partirais loin.

Fronçant les sourcils, Manel se pencha vers elle :

— Vous l’avez frappée ?

Hébétée, Clémence répondit d’une voix monocorde.

— Bien sûr que non.

J’ai fait bien pire.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle ne pourra pas vous pardonner dans ce cas ?

— J’ai fait comme vous. J’ai jouée avec ses sentiments et je l’ai blessée. Seulement, je n’ai pas l’excuse de la jeunesse pour l’expliquer, seulement mon égoïsme. Vous n'avez aucune idée de qui je suis, de ce que je suis.

— Je pense que…

— Je suis un monstre, Manel. Un monstre. J’ai fait du mal à beaucoup de monde, déjà. Et j’ai aimé ça putain.

Les larmes revinrent, chaudes compagnes d'une réalité frigorifiante.

— On fait tous du mal aux autres, reprit Manel.

— Volontairement ?

— Parfois. Et le plus souvent sans même savoir pourquoi ou pour des raisons stupides.

Clémence prit un moment pour réfléchir. Axelle ne reviendrait pas, c’était acquis. C'était le prix du court instant de volupté qu’elles avaient partagé, un instant que Clémence avait désiré plus fort que le bonheur de sa compagne.

— Merci Manel. Je crois que ça va mieux maintenant.

— Si jamais vous avez besoin de parler, je suis à côté. Ne vous laissez pas arrêter par l’hésitation, vous frappez et c’est tout.

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