Epilogue 2
Les histoires d’Adélaïde
La descendance
Je regarde avec tendresse mes petits enfants qui jouent dans le salon en dessous du grand portrait qui attire le regard dès que l’on entre dans la pièce. Il est magnifique et à chaque fois que je me perds dans l’observation des personnages, j’essaie de m’imaginer à quoi pouvait bien ressembler la vie de mes ancêtres à l’époque napoléonienne. La jeune femme est magnifique, c’est d’elle que je tiens le titre de vicomte que j’ai toujours à ce jour. Rose est pour moi la raison pour laquelle toutes les femmes de la famille sont belles et avec beaucoup de caractère. Quant à moi, tout le monde le dit, je ressemble beaucoup à mon aïeul, Philippe, un grognard, un simple roturier qui a réussi à capturer le coeur de la belle noble et à se faire une place dans un monde où les révolutions et les guerres ont créé plein d’opportunités. Le petit bébé dans les bras de Rose, c’est Charles. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est bien lui l’héritier du titre et pas les autres enfants qui apparaissent sur le portrait. C’est fou le destin de ces jeunes gens, en tout cas. Il faut croire qu’entrer et vivre dans la famille des Valois leur a ouvert des portes et permis d’avoir des parcours hors du commun.
— Papy, c’est bientôt l’heure de l’histoire ? me questionne Lila, ma dernière petite-fille, en traînant son vieux doudou derrière elle.
Je soupire et regarde la vieille horloge qui date elle aussi de l’époque de Philippe et Rose. C’est fou comme Lila, qui ne sait pas encore lire l’heure, est forte pour savoir quand c’est celle d’aller manger. Quel rapport entre le repas et l’histoire ? Eh bien, il faut croire que les traditions ont la vie dure dans notre famille parce que je perpétue le rituel mis en place par mon propre grand-père qui commençait tous les repas par l’évocation d’une histoire sur le passé de notre famille. C’était souvent des histoires assez simples mais cela m’a permis d’apprendre à connaître les merveilles consignées par Adélaïde sur son journal de vie et qui ont traversé les siècles. Adélaïde, c’est la petite fille brune, aux yeux d’un bleu très clair, qui tient la main de ses parents sur la grande peinture du salon. On sait très peu d’elle car elle n’a écrit que sur la vie du reste de sa famille et pas la sienne. Et c’est bien dommage. Vu la qualité de sa prose, la richesse des détails et le talent avec lequel elle est parvenue à relater les aventures des autres, on voit en filigrane quel rôle important elle a dû jouer dans cette famille, elle qui aurait pu hériter du titre si Napoléon était resté au pouvoir mais qui s’est retrouvée sans rien avec le retour de la Monarchie et la naissance de son petit frère. Foutu patriarcat, comme dirait ma regrettée épouse.
— Tu veux quelle histoire, ma Lila ? Il y en a une que tu préfères ou je t’en raconte une que tu ne connais pas encore ?
Mes deux autres petits-enfants choisissent ce moment-là pour nous rejoindre, comme si le mot “histoire” les avait attirés. Je sens que je suis bien parti pour raconter pendant le repas trois histoires différentes. Je suis trop gentil et mes petits-enfants en abusent, ce qui ne me dérange clairement pas.
— Oh, une nouvelle ! s’extasie-t-elle en s’installant à la place à mes côtés. S’il te plaît.
J’attends que tout le monde s’assoie à sa place et sors le vieux grimoire où je retrouve toujours avec autant d’émotion les mots tracés par Adélaïde. Tout y est depuis ses premiers souvenirs jusqu’à ses derniers récits, à la fin de sa vie. Mon grand-père n’avait pas besoin du livre pour se remémorer les histoires mais malheureusement pour moi, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Et de toute façon, plus j’utilise les mots d’Adélaïde, mieux c’est. Impossible d’égaler son talent.
— Je crois que je vais vous raconter un événement qui s’est produit en 1833 et qui concerne Jeanne. Vous vous souvenez de qui c’est ?
— Oui, c’est la jeune adolescente du portrait, celle qui est trop jolie et qui est badass.
Je ris car c’est certain qu’Adélaïde devait vraiment beaucoup admirer sa demi-soeur, vu tous les exploits qu’elle raconte dans son journal.
— C’est vrai qu’elle avait du caractère et je pense qu’au contact de Rose, elle a encore plus pris son indépendance. En 1833 donc, elle a provoqué un énorme scandale dans la société bien pensante de l’époque en écrivant un article pour la revue “La Femme libre”, un des premiers journaux féministes.
— Et pourquoi ça a fait un scandale ? demande Lila qui semble elle aussi subjuguée par le personnage de Jeanne. Ce n’est pas bien d’écrire dans un journal ?
— A l’époque, cela ne se faisait quasiment pas, tu sais ? C’étaient les hommes qui dirigeaient et contrôlaient tout. Attends, je vais retrouver le passage où Adélaïde en parle.
Je feuillette avec précaution le grimoire et commence à lire ce qu’Adélaïde a noté sur ce qu’il s’est passé une semaine après la parution du journal.
Oncle Louis a débarqué au château dans un état d’énervement incroyable. Malgré son bras en moins, il gesticulait dans le salon et je me suis approchée pour voir de quoi il s’agissait. J’ai vite compris qu’il en avait après Jeanne dont le comportement dépassait les limites.
“Votre fille a perdu la raison ! Elle demande le droit de vote pour les femmes ! Et pas dans un cercle privé, non, mais dans un journal distribué à Paris !” criait-il, visiblement excédé alors que mes parents, assis calmement dans leurs fauteuils respectifs, n’avaient pas l’air plus énervés que ça. Au contraire, ils ont échangé un sourire complice avant que ma mère ne prenne la défense de Jeanne.
“Tu devrais être fier d’elle, Louis ! Notre fille, toute baronne qu’elle est, a toujours voulu se battre pour ce qui était juste. Et ne me dis pas qu’elle n’a pas raison dans le fond. Je connais tellement d’hommes qui sont si bêtes et n’arrivent pas à la cheville de mes filles ! Tu ne peux pas dire le contraire !”
J’ai souri en entendant ma mère se positionner ainsi et calmer immédiatement Oncle Louis. Il s’est assis et a expliqué comment la mère du mari de Jeanne a convoqué toute la famille pour faire face à la “crise”, pour essayer d’apaiser le scandale provoqué par cet écrit qui dénature la femme. Oncle Louis a indiqué que Jeanne, loin de se laisser faire, a traité sa belle-mère de “nodocéphale” et l’a menacée de la priver de voir ses petits-enfants si elle continuait à l’accuser injustement.
— Nodocéphale, c’est une tête de nœud, précisé-je aux enfants qui m’écoutent avec une attention démontrant tout leur intérêt et qui éclatent de rire quand j’explique l’insulte. Vous voyez, elle a encore été badass ce jour-là, comme vous dites. Et elle a continué à se battre pour cette cause encore de nombreuses années, sans jamais se décourager.
— Rigole pas, Jérémy, toi aussi t’es un nodocéphale, se moque Lila en bousculant son frère d’un coup d’épaule.
— C’est toi la tête de nœud, ricane l’aîné en attrapant sa sœur par le cou pour lui ébouriffer les cheveux.
— Arrête, nodocéphale ! Ça suffit !
— Eh bien, vous avez au moins appris un nouveau mot même si vous ne retenez rien d’autre de l’histoire, rigolé-je. Je peux ranger le grimoire et on mange ?
— Oh non, Papy ! Une autre histoire, quémandent-ils l’un et l’autre.
— Une dernière s’il te plaît, me chuchote Lila avec complicité.
Comment résister à ce petit sourire et cette figure d’ange ? Même ses parents ont du mal tellement elle sait comment agir pour obtenir ce qu’elle souhaite. Je crois qu’elle ira loin, cette petite, vu sa capacité d’adaptation et de persuasion.
— C’est bon, vous avez gagné, mais juste une dernière, sinon mon estomac ne tiendra pas le coup !
Je feuillette le grimoire et m’arrête sur une page qui m’a toujours ému à la lecture comme quand mon propre grand-père la racontait.
— On est en 1824 pour cette histoire que je vais vous raconter. Adélaïde est demoiselle d’honneur au mariage de son grand frère, Marcus. C’est le petit garçon du portrait, celui qui est roux et a l’air de vouloir faire une bêtise. Je vais vous lire ce qu’elle écrit sur la fête après la cérémonie, c’est touchant je trouve.
Après toutes ces émotions, je me suis enfin assise pour reposer mes jambes et respirer un peu. J’ai repensé à ce moment-là à la cérémonie qui a débuté au moment ou Mathilde est entrée dans l’église, tout de blanc vêtue, et que mon frère, Marcus, s’est retourné pour la regarder avec une adoration incroyable. Leur amour fait plaisir à voir et j’ai profité de mon petit moment calme pour les admirer danser tous les deux. Marcus était superbe dans son costume d’officier. Mais sur la piste de danse, ce n’est pas eux que tout le monde regardait mais nos parents. Je pense que je garderai cette vision d’eux toute ma vie et je la consigne ici par écrit pour m’aider à me rappeler de tous les détails. Mon père, vêtu d’un magnifique costume bleu clair, malgré son petit problème avec sa jambe, est venu solliciter une danse à ma mère qui a accepté dans un sourire qui a éclairé tout son visage. Je pense qu’il n’y a pas de plus belle femme qu’elle au monde, surtout quand elle est aux bras de son mari. Et sa robe ajustée, faite sur mesure pour l’occasion, est ravissante.
Ils ont entamé une valse lente, comme s’ils étaient seuls au monde. Et je crois vraiment qu’ils l’étaient dans leur tête. J’aimerais bien un jour que quelqu’un me regarde comme ça, prenne soin de moi avec autant d’amour et me permette de vivre une passion qui ne s’épuise jamais. Tout le monde s’est arrêté de danser pour les observer et, comme si une force inconnue nous entraînait, Marcus, Jeanne et mon petit frère, Charles, sont venus s’installer près de moi pour partager ce moment féérique en famille.
Lorsque la musique s’est arrêtée, mon père, sans se préoccuper des autres, s’est penché vers ma mère qu’il a embrassée en la serrant contre lui. Elle a noué les bras autour de son cou et ce n’est que quand Charles a applaudi et que tout le monde s’est joint à eux qu’ils se sont écartés l’un de l’autre. Quand ils nous ont vus réunis tous ensemble, ils se sont approchés de nous et ont ouvert leurs bras en parfaite harmonie. Nous nous sommes tous précipités et nous avons partagé un câlin familial, les uns contre les autres, plein de sourires et de tendresse. Je crois que je n’ai jamais été plus heureuse qu’à ce moment-là et je veux que cet instant reste à jamais gravé dans mon cœur. Quelles que soient les épreuves de la vie, je sais que je pourrai me replonger dans cette étreinte et retrouver le sourire.
Je referme le grimoire et essuie discrètement la petite larme qui m’est venue à l'œil à la lecture de ce beau moment vécu par mes ancêtres. Mes petits-enfants ont l’air d’être pris de la même émotion et, sans un mot, ils se lèvent de concert et viennent à leur tour se réfugier dans mes bras. Je jette un regard vers le salon où j’aperçois le portrait de cette jolie famille et je salue silencieusement Rose et Philippe qui ont réussi à transmettre à travers les générations la force de leur amour.
— Est-ce que toi aussi tu as fait danser Mamie au mariage de Papa et Maman ? m’interroge finalement Lila.
Un nouveau sourire se dessine sur mes lèvres au souvenir de ma douce épouse, et je m’apprête à répondre lorsqu’une voix dans mon dos nous surprend.
— Ton grand-père faisait danser ta grand-mère à chaque occasion, et notre mariage n’y a pas échappé.
Emilie passe ses bras autour de mon cou et embrasse ma joue tout en caressant celle de Lila.
— Ils étaient tellement beaux tous les deux et tellement dans leur bulle qu’ils n’ont pas remarqué que nous les regardions faire. Et avant ça, ton grand-père m’a fait danser.
— Papa ? Tu danseras avec moi à mon mariage ?
— Je n’ai pas le talent de ton grand-père pour la valse mais je te promets de faire un effort.
Les traditions familiales sont assurées pour encore un petit moment et cela m’émeut particulièrement. Voir Lila et Jérémy aussi attentifs et réceptifs à nos histoires de famille me laisse bon espoir concernant la transmission du grimoire et ces petits moments de partage. L’amour de nos ancêtres perdure à travers les âges et reste un exemple pour nos enfants comme il l’a été pour moi.
FIN
Annotations