Chapitre 33
Les tourments du tuteur amoureux
Philippe
Je me suis installé dans la serre pour être un peu tranquille et essayer de comprendre comment j’ai pu en arriver là. Quel que soit le chemin que je vais choisir, je sais qu’il ne sera pas celui que j’aurais dû prendre. Et cela me désespère. J’espère que ce petit temps au milieu des plantes va m’aider à me décider. Ou plutôt à confirmer la décision vers laquelle je tends depuis mon réveil ce matin. La nuit a été difficile, je crois que j’étais trop tourmenté pour vraiment fermer l'œil. Cela ne m’était jamais arrivé ou presque. Et tout est la faute de Rose.
Je me repasse une nouvelle fois nos échanges d’hier au soir et je me dis que j’ai failli à ma mission, que j’ai fait n’importe quoi et qu’il faut que j’assume désormais mes errements. Pourquoi est-ce que j’ai tant lâché prise ? Qu’est-ce qui m’a pris de flirter ainsi avec la jolie Rose ?
Je reprends mon analyse de la manière la plus rationnelle possible, comme les philosophes nous apprennent à le faire. La première raison, c’est la beauté de cette jeune femme qui est sans égale. Je n’ai jamais rencontré une aussi jolie créature, elle est tout simplement parfaite, que ce soit ses yeux brillants, son visage d’ange, ses courbes dignes des plus belles peintures. Il n’y a rien à jeter, on dirait la réincarnation de la déesse Aphrodite. Et que dire de sa personnalité ? Elle m’attire et semble correspondre à tout ce que je peux attendre chez une femme. Même avec mon épouse, je n’avais pas cette connexion, cette entente naturelle. Comment est-ce possible alors qu’elle a un caractère et des avis si affirmés ? Qu’elle prend un malin plaisir à me contredire, me chercher, me faire sortir de mes gonds ? Et enfin, ce qui me fait complètement perdre mes moyens, c’est de voir qu’elle n’est pas en reste pour ce qui est des œillades appuyées, des gestes de tendresse. A chaque fois que sa peau entre en contact avec la mienne, je ressens des picotements dans tout mon corps. Ce n’est pas normal, tout ça. Et surtout, je ne remplis pas la mission qui m’a été donnée, de lui trouver un mari. Si je m’écoutais, je la garderais toute pour moi.
Considérant que je me dois d’honorer ma mission, que je suis trop vieux pour elle et que je ne devrais en aucune façon abuser de sa candeur et de son innocence, la décision sur ce que je dois faire est claire et simple… mais si douloureuse. Prenant mon courage à deux mains et avant de changer d’avis, je retourne dans la maison et pars à sa recherche. Je la trouve dans la salle de réception en train de s’occuper des fleurs disposées un peu partout dans la pièce.
— Rose, venez, nous devons parler, j’ai une annonce à vous faire, déclaré-je sobrement.
— Rose, pouvez-vous venir avec moi quelques minutes ? m’imite-t-elle en souriant. Vous savez, un peu de politesse, juste pour me laisser penser que j’ai le choix, vous voyez ?
— Vous n’avez pas le choix, il faut qu’on parle. Suivez-moi.
Je sais que j’ai un ton très froid, glacial même, mais je n’arrive pas à faire autrement. J’essaie d’ériger de solides murailles pour garder ma détermination mais elles ne sont solides que d’apparence. En réalité, elles sont si friables que toute mon âme tremble.
— Laissez-moi vous rappeler que je ne suis ni Jeanne, ni Marcus, et qu’aux dernières nouvelles je ne suis plus une enfant, soupire-t-elle en se dirigeant vers la porte. Un peu de considération ne devrait pas vous arracher la langue.
Bien sûr, elle ne peut s’empêcher de me répondre et bien sûr elle a raison. Bien sûr, cela devrait m’énerver, m’agacer, comme ça le faisait au début de notre relation, mais bien sûr, cela me charme et me fait douter sur ma décision. Bien sûr… Bref, non, je sais ce que je suis en train de faire et il ne faut plus que je réfléchisse. Agir, couper les mauvaises herbes, ne pas se retourner, voilà le chemin que j’ai choisi.
Je m’installe sur mon fauteuil et croise mes mains devant moi, sur ce bureau où j’ai déja passé tant d’heures. D’un signe de tête, je montre la chaise de l’autre côté du meuble pour que Rose s’y assoie mais elle se contente de hausser les sourcils et reste debout, me regardant, perplexe.
— Je préfèrerais que vous preniez place en face de moi pour que nous puissions discuter en tant qu’adultes. Vous n’êtes plus une enfant, il paraît, ne vous comportez pas comme tel.
— Vous avez raison, je ne suis plus une enfant, et à ce titre je pense pouvoir décider si je souhaite être assise ou debout. Mais soit, vous souhaitez que je sois assise, sourit-elle en s’installant sur le bord de mon bureau. Voilà, et sans aucune différence de statut, ainsi. De quoi souhaitez-vous me parler ? Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps, Monsieur.
Pourquoi est-ce que ça m’excite autant quand elle m’appelle Monsieur ? J’ai l’impression que sa déférence me fait oublier comment parler. Ou peut-être est-ce la vision qu’elle m’offre en me surplombant ainsi. Le renflement de sa poitrine, ces seins qui pointent sous la robe simple mais ajustée qu’elle porte, l’odeur de son parfum qui parvient jusqu’à mes narines, tout est fait pour me faire perdre mes moyens. Couper dans le vif, c’est ça que je dois faire.
— C’est moi qui vais arrêter de vous faire perdre votre temps, Rose. Je vous annonce que je ne vais pas pouvoir rester sur le domaine et que je vais partir. Juste le temps de m’organiser et je vais sortir de votre vie. Enfin, je validerai le mariage si vous choisissez quelqu’un avant la date limite, mais vous n’aurez plus affaire à moi.
Je m’arrête et laisse le silence planer autour de nous quelques instants. Je n’ose pas la regarder en face de peur de trahir mes véritables sentiments. Seul le tic tac de l’horloge vient perturber le calme de la pièce.
— Voilà, vous pouvez disposer, j’ai du travail pour organiser ce départ, asséné-je d’un ton aussi sec et péremptoire que possible.
Malheureusement pour moi, elle ne bouge pas et je suis obligé de lever les yeux vers elle. Je crois qu’elle n’attendait que cette rencontre entre nos regards pour me répondre, la voix un peu tremblante mais qui retrouve vite sa fermeté habituelle.
— Quoi ? Mais… mais pourquoi ? Est-ce que j’ai fait quelque chose ? Et puis peu importe, en vérité, pourquoi cette décision ridicule alors que les enfants se plaisent ici ? Que tout se passe bien ? Je ne comprends pas.
Pourquoi toutes ces questions ? Je n’ai donc pas réussi à la fâcher assez pour éviter de devoir m’expliquer ? Je soupire intérieurement devant mon manque d’efficacité et essaie de garder mon ton aussi solennel que possible.
— Rose, je n’ai pas à m’expliquer, j’ai pris une décision, elle m’appartient. Et de toute façon, je ne suis pas chez moi, ici. C’est chez vous, ce sera bientôt chez votre mari, ou chez un membre de votre famille qui récupérera l’ensemble de vos biens. J’ai décidé de partir, je vais le faire. Un point, c’est tout.
— Très bien, allez vous-en si cela vous chante. Je m’en contrefiche, après tout, ce sera une épine de moins dans mon pied. Grand bien vous fasse, vous n’êtes qu’un lâche ! m’accuse-t-elle en se levant. Vous avez peur, c’est cela ?
— Vous vous en contrefichez vraiment ? ne puis-je m’empêcher de lui demander, ressentant comme un coup d’épée dans mon cœur déjà meurtri avant de réaliser que ce n’est pas ça la réponse que je devrais faire. En fait, oui, j’ai peur mais pas de ce que vous pourriez croire. Je… je n’ai pas à me justifier, ajouté-je en me disant que je suis effectivement lâche comme elle le laisse entendre.
— Bien sûr que vous avez à vous justifier ! Vous m’abandonnez alors même que vous n’avez pas achevé votre mission, vous me privez de la présence de Jeanne et Marcus parce que vous êtes mal à l’aise en ma compagnie !
— Si je veux achever ma mission, je suis obligé de partir, Rose. C’est justement parce que je suis bien trop à l’aise en votre compagnie que je me sens incapable de mener à bien la tâche qui m’incombe. Si je reste, jamais vous ne trouverez de mari et vous serez bientôt dépossédée de votre domaine, je ne pourrais jamais me le pardonner si cela arrivait. Quant à mes enfants, il faudra leur demander, mais si vous le souhaitez, je suis sûr qu’ils seraient ravis de rester un peu ici. Le problème, ce n’est pas eux, ni vous, c’est juste moi. Je suis un homme, un simple homme, une faible créature sans volonté. Et lâche, comme vous l’avez dit. Je pense qu’il vaut mieux fuir que de mettre en danger votre avenir.
J’ai abandonné toute prétention d’être solennel, je n’ai plus aucun moyen de parler de manière forte et assurée. Les digues ont lâché et j’ai juste exprimé de manière brute mais avec des trémolos dans la voix qui m’agacent, ce que je ressens. Tu parles d’une décision ferme et définitive, je suis même incapable de m’éloigner sans passer pour un faible, un abruti.
— Cette décision est ridicule, Philippe, lance plus calmement Rose. Pourquoi nous priver de cette relation vouée à n’être qu’éphémère si nous l’apprécions tous les deux ? Je ne veux pas me sentir plus seule que jamais en attendant d’avoir un mari, je… je veux pouvoir continuer à vous agacer et vous voir sourire en coin, vous cacher pour réellement sourire parfois, et me regarder vraiment, pas comme vous le faisiez lorsque vous êtes arrivé ici. Je ne veux pas que vous me priviez de tout ceci.
— Mais vous ne comprenez donc pas ! m’énervé-je en me levant brusquement et me retrouvant ainsi à sa hauteur. Si vous continuez à m’agacer, si vous continuez à me faire sourire, si je reste à vos côtés, je vais encore plus plonger et m’enfoncer dans des sentiments que je ne peux me permettre de ressentir ! Si je ne m’éloigne pas, ce n’est pas une relation éphémère qui me satisfera ! Si je ne fais rien, jamais plus je n’aurai envie de partir ! Et alors, vous perdrez tout. Il vaut mieux vous priver de moi maintenant que de tout ce que votre avenir vous réserve si je reste. Réfléchissez un peu, Rose !
— Et qui vous dit que je n’ai pas envie de la même chose ? s’écrie-t-elle. Pourquoi devrait-on se cantonner à ce que l’on a à tout prix ?
— C’est mon devoir, Rose. Si je ne respecte pas la parole donnée, comment pourriez-vous jamais me faire confiance ? Je n’ai que ça, je n’ai pas de titre, pas de richesse, juste mon honneur. Si je le perds, je n’ai plus rien. Et quant à vos propos, je reconnais toute votre bienveillance et votre gentillesse qui ont conquis les cœurs de ma famille, mais je n’ai pas besoin de votre pitié. Je sais bien que vous ne pouvez vouloir la même chose ! Je suis trop âgé pour vous, je n’ai aucun titre de noblesse, j’ai une jambe qui ne fonctionne pas bien, deux enfants qui m’accompagnent partout. Je… je pourrais continuer cette liste encore longtemps mais je crois que vous avez compris. Je ne suis pas un imbécile, et même si je vous remercie de votre gentillesse à mon égard, je sais qu’il vaut mieux que je parte. J’y ai réfléchi toute la nuit et toute la matinée. Je ne vois pas d’autre solution.
— Vous avez raison, soupire-t-elle. Si vous pensez me connaître et que c’est de cette façon que vous me voyez, incapable d’accepter deux enfants, de passer outre votre jambe ou notre écart d’âge, peut-être vaut-il mieux en effet que nous ne pensions absolument pas à un avenir ensemble. Permettez-moi tout de même de vous dire que votre regard sur moi me blesse.
L’air entre nous est à la fois glacial et brûlant. Nos visages ne sont qu’à quelques centimètres l’un de l’autre mais c’est comme s’il y avait un mur entre nous. Ou comme s’il n’y avait rien du tout. Je ressens du désir pour elle mais aussi de la colère. J’ai envie de la serrer contre moi mais aussi de m’échapper à l’autre bout de l’Empire. Il suffirait d’un rien pour que je la serre contre moi et l’embrasse mais en même temps, je serais bien incapable de franchir ces quelques centimètres qui nous séparent. Si je comprends bien ce qu’elle dit, en plein milieu de cette dispute comme nous n’en avons jamais connu, elle m’avoue partager les mêmes sentiments que les miens. Ou alors, je me fourvoie totalement ? Mais pourquoi les choses ne peuvent-elles pas être simples entre nous ? Alors que je me résous à reprendre la discussion et à essayer de creuser ce qu’elle a sous-entendu à demi-mots, la belle jeune femme me surprend à nouveau. Elle pose ses deux mains sur mon torse et me repousse vivement avant de sauter en bas du bureau et de courir vers la sortie. Toujours aussi perdu, je la regarde faire sans intervenir. Mon cœur me dit de partir à sa poursuite quand ma tête me fait comprendre que ce ne serait pas raisonnable. Je fais quoi, maintenant ?
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