L’écho
Les couloirs étaient déserts ce matin-là, à peine troublés par les grincements métalliques des casiers et le bourdonnement lointain des voix. Élina avançait lentement, comme si chaque pas pesait une tonne. Elle gardait les yeux baissés, les doigts crispés sur la lanière de son sac, espérant passer inaperçue. Elle connaissait le rituel : arriver tôt, éviter les regards, se fondre dans le décor.
Dans la salle de classe, l’air semblait figé. Il était là. À sa place habituelle, près de la fenêtre. Nox. Immobile. Le regard dirigé vers elle. Pas frontalement. Pas clairement. Mais elle le sentait. Cette sensation sourde, presque douloureuse, d’être observée sans relâche. Comme un frisson qui ne voulait pas mourir.
Elle s’installa à sa table sans un mot, posant ses affaires avec une lenteur calculée. Elle tenta d’ouvrir son cahier, mais ses mains tremblaient. Le stylo roulait entre ses doigts. Ses yeux balayaient la page, mais les mots ne venaient pas. Le silence autour d’elle pesait plus lourd que les voix.
La voix de la professeure devenait un murmure lointain, étouffé par le tumulte de ses pensées. Elle ne comprenait plus les consignes. Elle ne savait même plus ce qu’elle était censée faire. Son attention dérivait vers cette présence derrière elle. Ce poids.
À un moment, elle le sentit de nouveau. Ce regard planté dans sa nuque. Elle tourna la tête, très lentement, comme si le moindre geste pouvait le briser. Leurs yeux se croisèrent. Une seconde. Deux. Aucune émotion sur son visage. Aucune expression. Mais une tension, sourde, rampante. Comme si une vérité muette s’imposait entre eux.
Elle détourna les yeux aussitôt, la gorge serrée. Elle se pencha sur son cahier, griffonna des mots sans suite, des lettres sans sens. Elle n’essayait plus d’apprendre. Juste de tenir. De respirer sans s’effondrer.
À la récréation, elle ne se dirigea pas vers la cour. Trop d’yeux. Trop de rires. Elle monta deux étages en silence, poussa une vieille porte de service, et s’installa sur les marches d’un escalier extérieur, à peine abrité du vent. Le béton était humide sous elle, le mur froid dans son dos, mais ici, au moins, elle existait seule.
Elle ferma les yeux, écouta le vent. Pour un moment, elle eut presque l’illusion d’être ailleurs. Dans un autre monde. Un monde sans eux. Sans lui.
La porte s’ouvrit.
Un bruit sec, brutal. Elle sursauta, redressa la tête. Il était là. Nox. Il referma la porte sans bruit, croisa les bras et s’adossa au mur, à quelques mètres d’elle.
Il ne parla pas. Il ne souriait jamais. Mais son regard… toujours ce regard. Neutre. Profond. Presque vide. Et pourtant, il semblait en dire trop.
— Tu me suis ? demanda-t-elle d’une voix tendue.
Il haussa un sourcil, sans répondre. Le silence entre eux s’épaissit. Il restait là, sans bouger, sans cligner des yeux. Elle sentit une panique monter en elle, une urgence muette. Mais elle ne pouvait pas fuir. Pas encore.
— T’as besoin de quelque chose ? ajouta-t-elle.
Toujours rien. Il pencha légèrement la tête, comme s’il l’observait à travers une vitre, ou un microscope. Elle se leva d’un bond, le cœur battant plus fort.
— Arrête ça, murmura-t-elle. T’as pas le droit de me regarder comme ça.
Un éclat passa dans ses yeux. Infime. Fugace. Était-ce… de l’amusement ? De la surprise ? Elle n’en savait rien. Mais il tourna les talons, ouvrit la porte, et s’en alla sans dire un mot.
Elle resta seule, le souffle court. Ses jambes tremblaient, son estomac se nouait. Et pourtant, une autre émotion, étrangère, pulsait doucement. Une sorte de trouble. Elle ne savait pas si c’était de la peur… ou autre chose.
Le reste de la journée fut flou. Les cours défilaient sans qu’elle les entende. Elle était ailleurs. Bloquée dans cette scène, dans ce regard.
Ce soir-là, elle rentra plus tard que d’habitude. Dans sa chambre, elle s’effondra sur son lit, incapable de parler, incapable d’écrire. Elle fixait le plafond, les pensées en vrac. Elle revoyait son visage, son silence. Elle s’interrogeait.
Pourquoi venait-il la voir ? Pourquoi elle ? Pourquoi ce mutisme, cette proximité étrange ? Il n’était pas gentil. Il n’était pas cruel non plus. Il semblait… curieux. Fasciné.
Et elle… pourquoi pensait-elle encore à lui ?
Elle n’était pas amoureuse. Elle le savait. Elle le refusait. Mais quelque chose en elle changeait. Elle rêvait de ses yeux. Elle pensait à lui au réveil. Elle s’imaginait lui parler. Le frapper. L’embrasser. Le fuir. Tout à la fois.
Comme un poison lent. Insidieux.
Mais elle n’était pas amoureuse. Non.
Elle était piégée.
La sonnerie de fin de journée retentit enfin, brisant la tension étouffante de l’après-midi. Élina rangea ses affaires avec lenteur, comme si quitter cette salle laissait sur elle une empreinte douloureuse. Autour d’elle, les élèves riaient, bavardaient, se saluaient comme si rien n’était étrange. Comme si elle n’était pas là. Invisible. Pourtant, chaque éclat de rire semblait résonner plus fort dans sa tête.
Alors qu’elle traversait le couloir, elle croisa le regard de Nox. Il ne dit rien, mais son sourire en coin s’élargit légèrement. Elle ne sut pas s’il se moquait ou s’il observait. Mais il y avait dans cette expression une provocation silencieuse, comme s’il attendait qu’elle craque. Comme s’il jouait avec elle, à un jeu dont elle ne connaissait pas les règles.
Elle pressa le pas, sortit du bâtiment et prit la direction du bus. Le ciel était gris, prêt à déverser une nouvelle pluie froide sur la ville. Quand elle monta dans le véhicule presque vide, elle s’installa tout au fond, collant son front à la vitre. Les gouttes commençaient déjà à tracer des lignes sur la surface, déformant les lumières de la ville en coulées abstraites.
Un groupe d’élèves monta à l’arrêt suivant. Parmi eux, elle reconnut l’une des filles qui s’étaient moquées d’elle à la cantine. Cette dernière lui lança un regard rapide, puis gloussa avant de s’installer avec ses amis, deux rangées plus loin. Les mots étaient murmurés, mais assez forts pour qu’Élina les entende. Encore une fois. Des remarques sur ses vêtements, ses cheveux, sa façon de marcher. Des jugements constants, comme si son existence même était une anomalie.
Elle inspira profondément, ferma les yeux un instant. Dans son esprit, elle imagina une scène différente. Une version d’elle qui se levait, s’approchait de ces filles, leur répondait avec assurance, les réduisait au silence. Une version forte. Impassible. Presque cruelle. Elle s’imaginait saisir le sac d’une des filles, le jeter au sol, les fixer droit dans les yeux et prononcer des mots tranchants. Dans son imagination, elles ne riaient plus.
Mais dans la réalité, elle resta immobile. Silencieuse.
En rentrant chez elle, elle déposa son sac dans l’entrée et alla s’enfermer dans la salle de bain. Elle fit couler l’eau, se pencha au-dessus du lavabo et fixa son reflet. Ses yeux semblaient fatigués, éteints. Elle effleura sa joue du bout des doigts. Elle voulait comprendre ce que les autres voyaient de si différent en elle. Pourquoi leur rejet semblait inévitable, peu importe où elle allait.
Le soir, pendant le dîner, sa mère parla de tout et de rien. Du travail. De l’épicerie. D’une émission qu’elle voulait regarder. Élina hochait la tête, répondait par des mots courts. Sa mère ne posa pas de questions. Comme si elle avait accepté le silence de sa fille comme une réponse suffisante.
Plus tard, dans sa chambre, Élina alluma une bougie, s’installa au bureau et ouvrit un carnet qu’elle n’avait encore jamais utilisé. Ce n’était pas un journal intime. C’était… autre chose. Elle y écrivit une phrase :
“Je suis là. Même si vous refusez de me voir.”
Puis une autre.
“Un jour, vous regretterez de m’avoir ignorée.”
Et encore une autre.
“Je ne suis pas invisible. Pas à moi.”
Les mots coulaient seuls, comme un cri silencieux. Une affirmation qu’elle existait. Qu’elle ressentait. Qu’elle méritait sa place.
Quand elle se coucha ce soir-là, elle se sentit un peu plus solide. Pas forte. Mais moins brisée. Et parfois, c’était suffisant pour tenir un jour de plus.
Le lendemain, elle décida de ne plus baisser les yeux. Pas tout de suite. Pas toujours.
Le lendemain, la lumière peinait à traverser les nuages bas. Une bruine collante s’accrochait aux vitres du bus qu’Élina observait sans vraiment regarder. Elle se sentait à la fois engourdie et en alerte, comme si ses nerfs étaient tendus sous une fine couche de glace. Le trajet jusqu’au lycée lui paraissait interminable, chaque virage une éternité.
Elle descendit du bus le cœur serré. La cour était déjà animée, les groupes formés, les rires éclatants. Elle n’y avait pas sa place. Comme chaque matin, elle traversa les lieux comme un fantôme. Pourtant, cette fois, quelque chose avait changé. Un frisson lui parcourut l’échine. Elle sentit son regard. Encore.
Nox se trouvait sous le préau, entouré de quelques élèves qui semblaient pendre à ses lèvres. Il ne parlait pas beaucoup, mais quand il le faisait, tout le monde écoutait. Élina détourna les yeux. Elle ne voulait pas qu’il la voie observer. Elle ne voulait pas ressentir cette étrange chaleur au creux de la poitrine chaque fois qu’il croisait son regard.
En classe, la tension monta d’un cran. Une nouvelle rumeur circulait. On disait qu’Élina avait pleuré aux toilettes. Que quelqu’un l’avait vue écrire dans un carnet comme une “folle”. Le mot s'était répandu comme un poison. Les moqueries furent plus cruelles. Une élève passa près d’elle et chuchota “bizarre” avec un sourire en coin.
Mais Élina ne répondit pas. Elle avait appris. Elle s’était dressée un mur invisible, un rempart fragile entre elle et le reste du monde. Elle griffonnait dans son cahier, faisant mine d’écouter le cours.
Pendant la pause, elle se réfugia dans la bibliothèque. C’était son seul refuge. L’odeur du papier ancien, le silence presque sacré, les tables en bois usé. Elle s’installa dans un coin reculé, dissimulée derrière une pile de livres. Là, au milieu des récits d’autres vies, elle pouvait respirer.
Elle ouvrit son journal, hésita. Puis écrivit : “Je crois que je commence à ressentir quelque chose. Pas de l’amour. Pas encore. Mais il y a une force étrange dans ses yeux. Une peur aussi. Et peut-être... une part de moi qui voudrait comprendre.”
Elle ferma brusquement le carnet. Que lui arrivait-il ? Ce garçon la terrorisait autant qu’il la fascinait. C’était ridicule. C’était dangereux.
— T’aimes bien t’isoler ?
La voix la fit sursauter. Elle leva les yeux. Nox. Debout, juste là, à quelques centimètres. Il avait trouvé son repaire. Elle voulut parler, mais rien ne sortit. Il pencha légèrement la tête, scrutant ses traits.
— Tu devrais faire attention à ce que t’écris. Certains pourraient mal le prendre.
Il souriait. Pas un vrai sourire. Un de ceux qui cachent quelque chose.
— Tu me suis ? osa-t-elle enfin demander, la voix faible.
— Peut-être, répondit-il, énigmatique. Ou peut-être que je suis juste curieux.
Puis il tourna les talons et s’éloigna sans un mot de plus. Élina resta figée. Son cœur battait à tout rompre. Elle ne comprenait pas ce jeu. Ce qu’il voulait. Pourquoi il semblait la surveiller.
Les jours suivants, il revint. Pas toujours. Mais assez souvent pour troubler son équilibre. Parfois, il lui parlait brièvement. D’autres fois, il restait silencieux, se contentant de la fixer depuis l’autre bout de la salle. Il ne disait jamais ce qu’il pensait. Il n’exprimait rien clairement. Et ça rendait les choses pires.
Un matin, elle le trouva assis à sa place habituelle à la bibliothèque. Il tapotait du bout des doigts la table.
— Tu t’assois ? demanda-t-il.
Elle hésita. Puis s’installa lentement. Le silence s’installa entre eux, étrange mais pas pesant.
— Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle finalement.
— Faire quoi ?
— Me parler. T’approcher. Me regarder.
Il haussa les épaules.
— Peut-être que t’as quelque chose que les autres n’ont pas. Peut-être que t’es... réelle.
Ses mots résonnèrent en elle. Réelle. C’était absurde, mais elle sentit ses joues chauffer. Il la regardait autrement. Pas comme les autres. Pas avec moquerie ou dédain. C’était comme s’il voyait quelque chose qu’elle-même ignorait.
Mais elle ne devait pas se laisser avoir. Elle se le répétait sans cesse. Nox n’était pas un sauveur. Il n’était pas gentil. Il manipulait. Il jouait. Et pourtant, elle sentait son cœur s’égarer, lentement, vers une frontière dangereuse.
Elle décida d’écrire encore ce soir-là, plus longuement.
“Je suis perdue. Il me fait peur. Mais il me voit. Et parfois, j’aimerais qu’il me voie encore plus. J’aimerais comprendre ce qu’il pense, ce qu’il cache. J’aimerais qu’il me parle autrement. Mais je sais que ce n’est pas sain. Ce n’est pas réel. Ce n’est que moi, encore, qui espère.”
Les mots la brûlaient, mais elle les laissa là, sur le papier. Peut-être qu’un jour, elle comprendrait ce qu’elle ressentait vraiment.
Ou peut-être que ce serait déjà trop tard.
Les jours suivants passèrent comme un défilement monotone de douleur contenue. Élina marchait dans les couloirs du lycée comme un fantôme, sans chercher à croiser de regard. Elle savait que chaque œil posé sur elle était une possible blessure, une moquerie déguisée, un rire prêt à éclater.
Pourtant, quelque chose en elle commençait à changer. Pas un renouveau, ni une force naissante. C'était plutôt comme un retrait. Un recul de ses émotions. Comme si elle se recouvrait lentement d'une carapace invisible. Elle se surprenait à ne plus pleurer. À ne plus réagir. Elle encaissait.
Mais chaque jour, Nox était là. Immobile, silencieux, présent.
Elle avait fini par l'attendre malgré elle. Elle guettait ses gestes, ses mouvements. Il n'était pas toujours visible, mais dès qu'elle entrait dans une pièce, son regard la cherchait. Et il finissait toujours par la trouver.
Un matin, en arrivant au lycée, elle découvrit un mot glissé dans son casier. Pas une insulte cette fois. Juste quelques mots griffonnés sur un papier froissé : “Tu fais semblant, mais tu trembles encore.”
Elle resta figée devant le casier. Son cœur s'était arrêté une seconde, puis s'était emballé. Elle savait que c'était lui. Pas seulement à cause de l'écriture, qu'elle ne connaissait pas. Mais à cause de la voix qu'elle entendait derrière ces mots. Froide. Sûre. Précise.
Ce n’était pas une moquerie. C’était une vérité. Une lame douce qui entrait sous la peau.
Ce jour-là, elle ne mangea pas seule. Il était là, assis non loin d’elle, à l’autre bout de la cour. Il ne lui parla pas. Il ne la regarda pas tout le temps. Mais elle sentit sa présence. Et cette présence, contre toute attente, la rassura.
C'était insensé. Illogique. Il représentait tout ce qu'elle craignait. Et pourtant, il devenait aussi ce que son esprit cherchait en silence : un repère. Un point fixe dans ce chaos. Même s’il était froid. Même s’il était cruel.
Le soir venu, Élina ouvrit son journal intime.
“Je crois que je ne le déteste pas. Ou peut-être que si. Je ne sais pas. Il m’effraie. Mais il me comprend. Je n’ai rien dit, et pourtant il voit.”
Elle referma le carnet avec précaution, puis se tourna vers la fenêtre. La nuit enveloppait la ville comme une mer d’encre. Elle s’imagina debout sous la pluie, libre. Invisible. Forte.
Mais elle était là. Toujours. Et demain, il serait là aussi.
Quelques jours plus tard, en classe, un exercice de théâtre improvisé fut imposé. Chacun devait jouer une émotion. Les autres élèves se moquèrent ouvertement d’elle lorsqu’elle reçut le mot “colère”.
— Toi ? La muette qui ose pas parler ? rigola un garçon du fond.
Le professeur insista. Élina se leva, hésitante. Ses mains tremblaient légèrement. Elle monta sur la petite estrade, inspira profondément… et laissa la scène naître dans son esprit.
Elle s’imagina hurler. Frapper. Lancer une chaise. Elle s’imagina face à Nox, face aux élèves, face à sa propre peur.
Elle ouvrit la bouche, et quelque chose sortit. Un cri muet. Un regard chargé. Un silence lourd. Elle ne jouait pas vraiment. Elle se vidait de quelque chose.
Quand elle descendit, la classe était silencieuse.
Même lui la regardait avec une attention étrange. Il n’avait pas souri. Il n’avait pas détourné le regard. Il l’avait suivie jusqu’au bout.
Le soir, un autre mot l’attendait dans son casier : “Tu caches mal ce que tu ressens.”
Elle n’écrivit rien ce soir-là. Elle s’allongea sur son lit et resta là, yeux ouverts, cœur battant. Elle pensa à lui. Encore. Trop.
Et un doute s’installa. Était-ce de la fascination ? Ou un début d’obsession ?
Elle ne savait plus. Mais elle comprenait que, dans ce lycée, tout se transformait. Même la peur.
Même elle.
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