Chapitre 1 : Une présence

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Jolimar s’écorchait les yeux sur un morceau de parchemin. Posée à côté sur un bureau encombré, dominant une pile d’ouvrages vernis de poussière, une bougie jetait ses lumières sur un texte aux caractères oubliés que le vieillard manipulait avec une sorte de vénérable peur.

Il se pencha encore, empoignant avec une précaution, presque exagérée, ce support d’un autre temps, ce texte antique rédigé dans une langue depuis longtemps inutilisée.

— Saperlipopette !

L’étonnement fut tel qu’on le vit, dans la lueur tremblante qui creusait son repaire, bondir de sa chaise, emportant dans sa hâte un tourbillon de poussière.

Il avait oublié son étude pour aller courir les couloirs du palais, abandonnant une traduction si importante ; d’une importance telle qu’elle lui avait value, quelques heures plus tôt, de refuser à sa reine certaines faveurs qui lui avaient semblé moins urgentes.

Se hâtant, avec autant d’empressement que le permettait sa démarche de vieillard, Jolimar piaillait, faisait un tintamarre monstre et exultait ; il brusquait le palais engourdi et accrochait, dans son sillage, les lumières des torches et des bougies qui affleuraient le long de chambres muettes. Bientôt, ce fut un cortège de visages bouffis de sommeil, d’yeux gros et rouges et de paupières lourdes que traînait Jolimar.

Ce fut devant une porte close qu’il s’arrêta. Devant deux gardes aux yeux cireux mais à la face surprise et curieuse ; devant la porte de Cassadre.

Tandis qu’il campait devant les appartements, attendant que l’illustre reine se montre, une fameuse assemblée s’amassait tout autour : une meute de serviteurs, de chevaliers, de gens d’armes et de pages, à la fois hébétés, effrayés et intrigués ; même Herbert l’archiviste et Roger le maître d’armes étaient là, avec les apprentis en formation et les jeunes disciples : Renart et Mirabelle. Toute la population du château, en fait, s’était joint à l’évènement. Fortmage n’avait plus l’habitude d’être dérangé.

Jolimar n’attendit pas longtemps sur le seuil. La reine, drapée d’une robe de nuit, ouvrit elle-même. Cassadre congédia ses gens et invita Jolimar, laissant derrière la porte une foule maintenant bien réveillée et ahurie.

La reine avait les traits tirés et de petits yeux qui, eux, pétillaient ; mais les lumières qui peinaient à dompter la nuit rendait son teint blafard ; plus pâle encore que la robe de soie blanche dans laquelle elle frissonnait.

— Tu as de la chance, Jolimar, car je ne dormais pas.

Elle sembla regarder la fenêtre ouverte ; ou plutôt, le rebord de bois, où la lune glissait sans oser s’introduire tout à fait.

Elle se hâta vers le battant qu’elle referma, avec des gestes lents, mesurés mais imprécis.

— Que me vaut l’honneur d’une visite si tardive ? Qu’est-ce qui te fait, à cette heure, quitter ton étude pourtant si précieuse ?

L’inflexion ironique que prenait sa voix était commune à qui connaissait Cassadre ; celui qui, comme Jolimar, pouvait déceler le cynisme de la reine éprouvée de nuits vides de sommeil.

Mais le vieil homme, auparavant si pressé de parler, s’enfermait dans le mutisme. Une vieille chose, qui boudait dans son cœur l’empêchait entièrement d’ouvrir la bouche, tout occupé qu’il était à admirer cet être surnaturel et mystique.

— Eh bien, Jolimar, toi qui semblais avide de causette, n’est-ce simplement que pour venir me plaindre que tu as éveillé et effrayé mes gens ? Tout le château, d’ailleurs !

Un sourire triste s’est peint sur le visage de Cassadre. Elle s’accoudait contre le chambranle de la fenêtre, les yeux comme égarés.

Jolimar balbutia quelques mots. Des bribes lui revinrent tout à coup.

— L’Elu, c’est l’Elu, bredouilla Jolimar.

— Quoi ?

La courbe de ses lèvres s’étaient infléchis vers le bas, la sévérité avait remplacé la mélancolie.

— J’ai senti quelque chose. C’est l’Elu, ce ne peut être que lui, ce ne peut être que l’Elu !

Dans la cheminée, le feu crépita ; quelque chose éclata, une braise, peut-être. Une lueur fugace vint danser, fugitive, sur le visage de la reine.

Cassadre se retourna, portant ses yeux vers l’obscurité du ciel.

— Qu’est-ce qu’encore que cette bouffonnerie ?

— Il y a eu une intrusion dans le Magemonde, tout à l’heure. Je l’ai senti. C’est l’Elu, ce ne peut être que l’Elu !

— N’as-tu pas mieux à faire que de surveiller le Magemonde, Jolimar ? Qu’est-ce que tu me sers comme salade ? Quel Elu ?

Jolimar souffla. Il admirait les épaules robustes mais graciles de la reine, qu’épousait sa robe de nuit ; il s’attarda, il s’attarda là où l’étoffe de sa robe la dénudait, laissant entrevoir la peau veloutée de ses bras forts mais délicats, terminées par des mains fines aux doigts longs ; des mains qui savaient manier l’épée et bander l’arc, des mains qui avaient domptés les étalons les plus fous et des hommes pires encore.

Il secoua la tête ; les évènements, les mots auquel il avait songé pour les décrire lui revenaient, peu à peu, en mémoire.

Il arracha un bout de peau morte qui l’avait préoccupé plus tôt et repris :

— Je veux dire, je ne surveille pas le Magemonde ; enfin, pas vraiment. Les allées et venues sont trop fréquentes pour les dénombrer. Cependant, j’ai toujours conservé, par coutume, peut-être, ou par espoir, un regard sur le Magombre…

Cassadre oublia un instant tout le reste.

— Le Magombre ?

L’inflexion de sa voix trahissait son étonnement et son intérêt soudain.

— Là où nul ne va plus.

Elle se retourna, puis s’approcha.

La pénombre qui baignait la pièce rendait sa démarche fantomatique ; les pans de sa robe, émergeant d’un abysse de noirceur, ondulaient comme des rideaux agités par le vent, tandis qu’elle semblait flotter vers lui dans une grâce silencieuse.

— Oui, chuchota-elle, je sais ce que c’est.

Face à elle, il respirait son odeur, quelque chose de printanier. Sa respiration était lente, mesurée ; elle exhalait une haleine boisée mais qui masquait, à peine, autre chose, moins agréable.

Il détourna son regard, pour ne pas la voir ; baissa la tête, pour ne pas la sentir.

— Et qu’est-ce que tu crois ?

Jolimar tourna le dos et le releva la tête :

— C’est forcément un Prîné. L’empreinte était trop puissante pour que ce fut seulement un jeune sot qui se soit découvert par hasard.

— Ce n’est pas la première fois, Jolimar, gronda Cassadre. N’as-tu pas déjà répertorié tous ceux qui entrent et vont là-bas ? As-tu même consulté tes registres ? Ce pourrait être l’Empire.

Jolimar grogna :

— Ce ne peut être eux. J’en suis certain.

— Alors qui ? As-tu pensé à convoquer Marlo ?

— Non…non… Enfin oui, j’y ai pensé. C’est encore autre chose, ce n’est pas un magicien de pacotille. C’est un Prîné. On sait ce qu’il pourrait arriver si jamais…

— Saylomen ?

— Oui. On sait ce que ça a déjà donné. Il vaudrait mieux qu’il soit avec que contre nous.

Il hésita.

— Non (il inclina la tête de gauche à droite, mécaniquement). C’était forcément quelqu’un d’autre. Quelqu’un de nouveau y est entré. Et il ne sait pas à quoi il s’expose…

Il sentit son souffle sur sa nuque, dans le creux de son oreille :

— Alors tu dois le trouver, Jolimar. Il le faut.

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