Chapitre 5 : des hommes
C'est en s'approchant qu'il confirma son doute : il y avait bien de la fumée là-bas.
Il souffla : il commençait à perdre espoir.
Jolimar avait poussé au nord toute la journée, sans rien trouver que des hameaux et des fermes, toujours vides. Les vastes plaines, au paysage autrefois si plaisant, qui l'avaient accueilli et animé ses voyages, souffraient d'un mutisme inquiétant. Certes, la végétation se raréfiait, les villages s'exilaient plus au nord ; mais il s'inquiétait surtout de n'avoir croisé personne sur la vieille route de commerce. Ni caravane, ni marchand itinérant ou colporteur ; pas même un simple vagabond... Les animaux et les oiseaux aussi se faisaient rares et farouches, quand les charognards se déplaçaient en bandes.
Jolimar épongea son front. Ses cheveux ruisselaient et la sueur capturée dans sa barbe forçait les démangeaisons et attirait les mouches. Il secoua la tête et la jument s'ébroua, harcelée elle aussi par d'incessantes nuées d'insectes. Ils n'avaient pas pris le temps de faire halte et fatiguaient de cette longue chevauchée. Cela faisait trop longtemps que Jolimar n'avait plus monté et ses membres lui causaient d'importantes douleurs.
À sa gauche, la Rivoule ronronnait. Bien qu'elle tremblât au fond de son lit, elle montait de quelques pouces de plus par rapport à Chateaubourg. C'était sûrement un village de pêcheur qui se trouvait plus loin, peut-être Rivère ou Rivèle ; il n'en était plus sûr.
Il se retourna sur sa selle : la désagréable impression d'être suivi ne le quittait plus. Il lui semblait apercevoir, parfois, au détour d'un sentier ou d'un bosquet, quelques ombres inquiétantes. Maraudeurs et tire-laines avaient toujours sévi, et s'étaient multipliés ces dernières années. Pourtant, ce n'était pas la présence de brigands qui inquiétait Jolimar. Désormais, ceux-ci préféraient remonter. Ici, il n'y avait plus grand-chose à glaner.
Quand il entra dans le village, la sensation d'être épié revint. Les quelques villageois déjà présents le dévisageaient tandis qu'il s'enfonçait entre les chaumières, les artisans quittaient leurs ateliers et on se penchait pour chuchoter au voisin. Un homme campait carrément au milieu du chemin, les bras croisés sur un tablier sale, un marteau de forge glissé à la ceinture.
Jolimar stoppa son cheval et mit pied à terre devant le gaillard.
— Z'êtes un sorcier ? grogna celui-ci.
— Je viens de Fortmage.
— Ça, on s'en s'rait douté.
Pour éviter d'attirer trop l'attention, Jolimar avait enfilé sa cotte sous sa robe mais ses vêtements trop soignés trahissaient sa condition. Les gens continuaient de se masser autour du forgeron.
— C'est que nous n'avons pas beaucoup de passage, par ici.
Un petit bonhomme au sourire affable et aux cheveux blancs venait de rejoindre l'épais bonhomme.
— À qui ai-je l'honneur ? répondit Jolimar.
— Oh, je ne suis que le médecin. C'est simplement que...
— C'est simplement qu'vous feriez mieux d'y aller, coupa le forgeron.
Jolimar eut un mouvement de recul et ravala sa surprise. Une foule semblait déborder, qui vidait les bicoques. Il se sentit soudain acculé, au milieu d'un cercle qui ne faisait que grossir.
— Euh...vous...vous dites ?
— On veut pas d'vous ici, sorcier.
— Les sorciers n'apportent que des malheurs !
Jolimar eut un geste d'apaisement, un réflexe qu'il mima de ses mains. Mais les mots, eux, peinaient à sortir.
— Qu'est-ce qu'y s'passe que tout d'un coup tout le monde passe par ici ? Chateaubourg c'est-i pas assez grand pour vous ? Faut-i encore qu'vous veniez ronger not' terre ?
— Écoutez, j'ai eu une longue journée et je désire simplement me reposer. Je cherchais aussi...
— On s'en fout !
— Allez jeter vos sortilèges ailleurs !
— S'il vous plaît, plaida le médecin, laissez-le terminer. Ensuite il partira.
Il accompagna ses mots de gestes grandiloquents et gagna, pour quelques instants, le silence.
Jolimar en profita :
— Je cherche un convoi pour monter au nord. Sinon une escorte... J'ai de l'argent, je peux payer. J'espérais aussi me restaurer, me reposer, mais...
— Non, trancha le forgeron.
Jolimar, par réflexe, leva la paume en signe de paix et entrouvrit la bouche pour s'expliquer mais s'arrêta. Il sentait ses jambes fébriles, une convulsion remonter ses membres. Les visages affirmaient toute leur antipathie à l'égard du visiteur, et certains trouble-fêtes se mêlaient au dernier rang, des outils divers qui semblaient des armes en main.
— Je pars aussitôt, alors.
Ses mots furent salués de huées. On murmurait des insultes, à son encontre et celles de ses pairs, qui devenaient des cris.
— Je vais faire un bout de chemin avec vous, dit le médecin. Pas très loin, mes jambes me font parfois de sales coups. Mais je peux faire quelques pas à vos côtés.
Acquiesçant silencieusement, Jolimar reprit la route, la bride de son cheval à la main, le petit vieux à ses côtés.
Lorsqu'ils furent assez loin des murmures de la foule, le médecin lui glissa :
— Ils sont passés par ici, plus tôt, et sont remontés vers le nord. Ça ne m'étonnerait pas qu'à cette heure-ci, ils soient déjà à La Franche.
— Qui ça ?
— Des magiciens, je présume. Vous ne venez pas pour ça ?
Il fit une pause.
— Ce n'est pas pareil, là-bas.
— Vous savez ce qu'ils voulaient ?
— Ils n'en ont pas parlé.
Ils trottinèrent comme ça, en silence, sur quelques pas.
— Dites, comment s'appelle ce village ?
— Rivèle.
— Rivèle ? Je vois... Ce n'était pas comme ça, avant.
Ils s'éloignaient du village. Le médecin ralentissait. Il fit une pause, puis reprit.
Puis s'arrêta :
— Je vais vous laisser là...
Jolimar hocha la tête :
— Merci.
— Il n'y a pas de quoi. En chevauchant à bonne allure, vous serez à La Franche avant la nuit. Je vous déconseille de vous attarder. Au revoir.
Jolimar salua le médecin en silence, d'un signe du chef. Ce dernier ne bougeait plus ; indécis, il regardait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Jolimar s'apprêter à remonter en selle, et sentait ses muscles le lancer.
— Vous savez, moi aussi parfois j'hésite à monter vers le nord...
Jolimar s'interrompit et se retourna. Le petit homme avait les yeux vagues, perdu quelque part vers l'horizon qui s'étiolait en bandes jaunes et oranges.
— Pourquoi pas aller à La Franche, justement... on dit qu'il fait encore bon vivre, par là-bas. Mais je suis vieux, et ils ont besoin de moi ici...
Il se tut et Jolimar eut un sourire compatissant pour le vieillard.
— Bon, adieu ; et bonne chance jusqu'à La Franche, suivez seulement la route et ne vous en écartez pas !
Tandis qu'il s'en retournait vers le village, Jolimar observait le médecin.
— Vous êtes un Graine, n'est-ce pas ?
Le médecin s'arrêta, et se tourna lentement.
— Un Graine ? chevrota-t-il.
— Vous soignez les gens, vous êtes magicien ?
— Je...oui...si on veut...
— Ils ne le savent pas, n'est-ce pas ?
Le médecin baissa la tête mais Jolimar devina sa tristesse. Les Graines, plus que les autres, se fondaient dans la masse des humains en gardant ce secret dont ils n'avaient même pas toujours conscience.
— Vous devriez venir à Fortmage. Vous seriez en sécurité...et respecté.
— Non. Ils ont besoin de moi, ici. Comment feraient-ils, autrement ? C'est déjà si difficile pour eux.
Jolimar opina silencieusement et grimpa sur sa jument, laissant là le médecin tourmenté.
Etdans le soleil couchant, il fonça en direction de La Franche.
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