Chapitre 13 : Dérives et des rêves
C’était encore ce même bois. Toujours. La pluie s’écrasait sur le toit des arbres qui dressaient leurs doigts crochus contre la plainte du vent. Les feuilles volaient, fonçaient et fouettaient son visage. Il était trempé et tremblait. Mais il n’avait pas froid.
Le ciel, gorgé d’une pénombre vorace, semblait avaler l’univers, respirait une lumière effrayée et blafarde ; et l’ombre s’étendait d’ici jusqu’à l’horizon qui restait invisible.
Il n’avait aucune idée d’où se situait ce bois mais il savait que plus loin, au-delà de la sylve, dans une plaine boueuse, suffoquait une chaumière étouffée dans sa fumée. Il n’y arrivait jamais. Il pataugeait dans l’humus fangeux, s’éclaboussait de boue et se tordait de douleur, dans des efforts inhumains pour s’extirper de cette tourbière affamée. Mais jamais il n’allait assez loin.
Alors apparaissait le feu : il suçait d’abord les racines et les branches mortes, rongeait les troncs trop longtemps assoiffés, puis dévorait les ramées séveuses, les feuilles encore vertes qui, dans leur agonie, crachaient des touffes de fumées grises, dispersaient des océans de cendres noires et épaisses, qui s’effaçaient dans les ténèbres où mourrait sûrement la lune.
Mais cette nuit-là, il n’y avait aucune flamme. Il tâtonnait les troncs spongieux, s’accrochait à l’écorce friable ; il voulait sortir. Il voulait voir ce qu’il y avait vraiment dehors.
— Tu sais, ce n’est pas si grave, continuait la voix, étrangement fantomatique.
Mais lui continuait de fuir et il pressait ses tympans ; pourtant, elle continuait à vibrer à l’intérieur de sa tête et il s’entendait alors hurler :
— Je suis désolé ! Je voulais te le dire !
Les mots fuyaient, emportés par l’orage. Le tonnerre parfois grondait et il apercevait un éclair qui striait le ciel poisseux – un instant, illuminait le bois, ténébreux et cadavérique – avant que celui-ci ne l’avale.
— Je t’aurais pardonné, tu sais, sifflait la voix.
Ou était-ce le vent ? Il n’en savait rien et ne voulait savoir. Au prix d’une étincelle, un éclat de lumière jeté dans les ombres, il s’orientait : il croyait apercevoir l’orée mais se heurtait, toujours, à une nouvelle barrière de troncs morts aux branchages obscurs. Mais il marchait sans cesse, car cela devait connaître une fin. Il tentait de courir mais ses jambes restaient prisonnières de la tourbe, de ce prédateur insatiable.
Les fulgurations lumineuses s’accompagnaient de grondements qui lui gonflaient le cœur, faisaient hurler sa poitrine et le faisaient craindre, réveillaient des terreurs assoupies comme des résurgences cosmiques. Mais là encore, il peinait à s’extraire. Ses pas étaient lourds et son souffle haché, son propre corps lui pesait et lui faisait mal ; ses vêtements, gonflés de la pluie, devenaient étroits et sa peau glaciale ; ses yeux se buaient et il n’entendait rien.
Alors il se retournait et, dans des réminiscences fragmentées, des éclats de souvenirs où se mêlaient vérité et fantasmes, il apercevait cette figure lugubre, la face décharnée et livide qui, sous les rémanences étouffantes de la foudre devenait diaphane et vaporeuse. Un visage qu’il souhaitait oublier, avec des yeux vitreux et dont la bouche osseuse formait un sourire.
Puis il voyait la femme. Parfois c’était elle, parfois une autre. Une silhouette effacée qui devenait une ombre dans la lumière incandescente. Car finalement le bois, toujours, s’embrasait. Comme touché du doigt par la flamme, les feuillages crépitaient en mourant ; alors se réveillaient les cris. Mais soit qu’il ne le veuille ou que ce soit autre chose, il ne les comprenait pas. Et la silhouette ou la femme, comme prisonnière d’un étau ardent, s’effaçait sous les ombres rougeoyantes et le spectre géant.
Ce rêve était si commun…
Il se réveilla en sueur, le front collant, les cheveux gras ; les draps désagréablement humides collaient à sa peau et il se sentait fiévreux. Il rejeta ses couvertures, fuyant son lit. Il courait dans les couloirs où ronflait le silence ; entre les portes closes, il pressait le pas. Car, enfermée dans le château, la solitude régnait encore dans le secret de ses murs.
Il sortit, renfloua ses poumons d’air à peine nocturne. Il touchait la liberté, cachée dans le ciel bleu-noir. Il pouvait, un peu, oublier. Le soleil grignotait la nuit mais il était encore tôt. Le coq ne chantait pas déjà. Il ne ferait jour que dans quelques heures.
Il monta en haut d’une tour, observa le paysage qu’esquissait la lumière timide. Il embrassa la plaine, ses aspérités. Derrière, il jeta un œil contre le flanc des montagnes, où s’endormait le soir l’astre épuisé. Elles s’envolaient, orgueilleusement, comme pour toucher les cieux.
Il quitta son perchoir, courut aux écuries. Quelques vagues figures sortaient de l’ombre du sommeil. Il emprunta son cheval et quitta la forteresse, trotta le long du chemin qui serpentait jusqu’au pied de la butte, le long de Châteaubourg, et le lança dans la plaine assez fraîche. Le vent fouettait son visage ou courait avec lui, et il fermait les yeux, ne faisait que respirer. Il le guida jusqu’au bord de la Rivoule qui gargotait dans son lit essoufflé. Là, il mit pied à terre, s’abreuva le visage de l’eau encore froide, se tapit au fond du cours en s’éclaboussant. Il resta allongé là, à regarder le ciel ; une à une les étoiles s’effaçaient.
Soudain, un morceau de lumière traversa le voile de pénombre, le déchirant sans un bruit.
« Fais un vœu » pensa-t-il.
Mais, tandis qu’il songeait, il ne trouvait rien. Il ne savait pas ce qu’il désirait. Il ne savait, du reste, pas grand-chose. Son apprentissage l’instruisait à développer ses pouvoirs, à les maîtriser ; pourtant il restait incapable de se contrôler lui-même. Ça devenait une évidence qu’il refusait d’abord, qu’il considérait maintenant ; l’acceptait-il ?
Ses pensées dérivaient, s’éparpillaient par bribes ; sitôt qu’il en saisissait une, il passait à une autre. Trois années d’enseignement lui laissaient un vide sidérant.
C’était tout ce à quoi il revenait, inlassablement.
Il ne connaissait ni la vie, peut-être l’avait-il côtoyée, fut un temps. Elle disparaissait désormais, s’enfouissait quelque part, dans un passé lointain qui lui paraissait un songe ; un songe d’une autre vie.
À quoi bon s’échiner, pour vider le néant. Pourquoi la tristesse et la colère l’habitaient sans cesse et la joie ne s’éveillait qu’intempestivement, si désirable dans sa rareté, dans le vide qu’elle laissait en fuyant.
Renart ne pouvait être mort. Ils l’avaient abandonné. Sûrement se terrait-il au fond d’un vieux cabaret, tous deux oubliés. Adam n’en savait rien. Éteint par la peur, feint par ses sens. Ædrian devait en avoir le cœur net.
Le soleil se levait lorsqu’il sauta sur son cheval. Les oiseaux gazouillaient et, tandis qu’il approchait, il entendait chanter les coqs de Chateaubourg.
Chateaubourg s’élevait à flanc de colline, vaste et espacée le long d’une pente douce qui montait vers les montagnes de l’est. Au pied dormaient ses champs, abandonnés pour la plupart. Fortmage se dressait au sommet de la proéminence, enchâssé sur son socle rocheux. Il avait appris des leçons que le corps du château datait d’une époque reculée mais ses dépendances étaient plus récentes, bien qu’encore antérieure à la ville qui s’était développée autour, il y a seulement quelques décennies.
Il arrêta son cheval, embrassant du regard la plaine. L’herbe commençait à repousser, par touffes menues et disparates, mais peinait à sortir de la terre sèche et craquelée. Plus haut vers le nord, la Rivoule gazouillait : d’après Jolimar, elle n’avait pas été si profonde depuis des années. Au sud, la bordure désolée de Vertefeuille délimitait une frontière au-delà de laquelle il n’avait jamais poussé. Ædrian n’avait pas été réellement assidu aux leçons d’Histoire mais il lui semblait se souvenir que le destin de la forêt s’était joué il y a moins d’un siècle. Néanmoins, il lui semblait apercevoir quelques cimes se redresser au loin.
« Pourquoi ne pas aller là-bas, songea-t-il, je me demande ce qu’il y a derrière…ou les montagnes, les livres n’en disent rien non plus… »
Alors il songea à Renart, « je ne peux pas, je dois d’abord retrouver Renart ».
Soudain, une nuée d’oiseaux transperça le ciel, surgissant depuis les montagnes pour courir vers le nord ; dans l’aube, les pics se dessinaient dans un horizon rosé, gonflés de nuages blancs. Ædrian fut saisi par le spectacle et pour la première fois depuis longtemps, s’émerveilla devant la simplicité de la nature et la majesté de l’univers. Il se sentit insignifiant mais sourit.
« Voici peut-être la raison de tout cela, du moins en est-ce une…la raison de cette mascarade de vie : la beauté… »
Il talonna son cheval et remonta Chateaubourg. Au pied de la butte, un homme torse nu suait, marteau en main. Il retapait une ferme branlante, au toit percé en partie écroulé, autour de laquelle couraient deux polissons. L’homme adressa un large sourire à Ædrian.
C’était la seconde famille qui s’installait à Chateaubourg, arrivées à seulement quelques jours d’intervalles, alors que la ville s’était plutôt habituée aux départs, ces dernières années.
Dans le bourg, les rues s’éveillaient tranquillement. Il remarquait une vie qu’il avait trop souvent négligé : Chateaubourg semblait n’avoir jamais été si animé. Sur le pas de leurs portes, des habitants discutaient avec les voisins et les paysans arrêtaient leurs charrettes pour donner de la voix. Ædrian saisissait des propos inquiets, et lisait sur les visages un sentiment analogue mais les grands discours se faisaient chuchotements dès lors qu’on le remarquait. On le dévisageait en évitant son regard et bientôt il n’y fit plus attention.
Approchant de Fortmage, il distingua un crissement éraillé, porté par les puissants murs d’enceinte. Dans la cour, Roger affutait un long couteau, produisant ce son désagréable. Il leva les yeux et dès qu’il aperçut Ædrian, abandonna sa tâche pour accourir vers lui et le héla :
— Sire Ædrian !
Ædrian descendit de sa monture et tandis qu’il se dirigeait vers l’écurie, le maître d’armes l’attrapa par l’épaule :
— Nous avons une leçon, vous n’avez pas oublié ?!
— Je ne sais pas…
Roger sembla ennuyé.
— Maître Marlo a insisté. Vous devez absolument reprendre votre entraînement. Je verrais sire Adam ce matin, et vous ensuite. C’est ce qu’il a dit.
Mais en y regardant bien, Ædrian eut l’impression de lire dans ses yeux quelque chose comme de la tristesse et il se souvint que Renart aimait beaucoup cet homme.
— Vos leçons d’escrime… sont importantes, sire.
— Bien, alors j’y serai.
Roger improvisa un sourire, bien que sa face rudement balafrée s’y prêtait peu.
Tandis qu’Ædrian errait dans les couloirs, il entendit crier son nom.
— Ædrian !
Cette voix, il ne voulait pas l’entendre. Il accéléra, puis courut. Il entendait résonner derrière les lui les pas empressés qui s’estompèrent peu à peu, puis disparurent. Mais lorsqu’il se retourna, Mirabelle lui faisait face.
Elle tenait un panier dans la main mais qu’elle avait laissé tomber, et semblait figée. Ils n’avaient que peu parlé ces derniers jours, à vrai dire, ils s’évitaient ; comme si les mots pouvaient réveiller quelque chose de terrible.
— Mirabelle…
— Ædrian…
Elle sembla se reprendre : secoua la tête et ramassa son panier.
— Je portais des œufs à la cuisine, dit-elle d’une voix tremblante, mais maintenant, voilà ! ils sont cassés ! merci…
Ædrian remarqua les perles dans le coin de ses yeux mais elle ne lui laissa pas le temps d’en profiter, s’essuyant d’un geste sec, et reprit :
— Tu te comportes comme un gosse ! Marlo a raison : tu es encore un gamin.
Son visage devenait rouge, des larmes fuyaient sur ses pommettes, des larmes de colère.
— Pourquoi est-ce que tu m’évites ? Tu es irresponsable et…crétin !
— Mirabelle…
— J’en ai marre de toi ! Reste seul avec tes problèmes puisque tu y tiens tant !
Et elle le dépassa sans le regarder.
—Mirabelle…attends…
Il resta ainsi, prostré, et s’agenouilla par terre, prenant sa tête dans ses mains. Mais il sentit une légère pression sur son épaule…
— Ædrian.
Il sursauta.
— J’ai…j’ai…j’ai vu Roger le maître d’armes, il m’a informé de la leçon de ce matin…
Marlo le toisait, le visage plein de colère.
— Si tu crois que j’ai que ça à faire ! de te courir après !
Ædrian devenait rouge. Il balbutiait sans parvenir à s’expliquer.
— Cela fait plusieurs jours maintenant, et tu refuses de te présenter aux leçons ! Les évènements ne t’ont pas suffisamment instruit ? Est-ce par faiblesse ou par stupidité que tu dédaignes ton apprentissage ?
La honte laissait place à la colère ; mais si la honte frôlait l’incompréhension, sa colère, elle, était insensée :
— Je suis l’Elu ! Pourquoi apprendre encore et encore ?! Pour quoi ?! De toute façon je suis l’Elu !
Marlo se décomposa. Alors sa bouche se tordit dans un rictus étrange qu’Ædrian ne lui connaissait pas, mutant en sourire, puis en rire :
— D’accord. Et ensuite ?
— Je suis sûr que Renart n’est pas mort. Nous devons aller le chercher à La Franche.
— Es-tu inconscient ou est-ce la stupidité ?! Cesse donc de penser. Tu dois maîtriser tes pouvoirs et apprendre à te contrôler. Tes conneries ont déjà assez fait de mal, ainsi.
— Je…je n’ai rien fait à Renart…
— Pas à Renart.
Marlo s’arrêta. Son expression s’était figée et il ouvrit la bouche, mais ne parla pas.
— Que…comment ça ?
Marlo prit une longue inspiration :
— Non, mais tu aurais pu nous assister pendant l’émeute.
Il hésita, mais ajouta :
— Mais tu n’y peux rien, pour Renart. Bon, je compte sur toi pour ta leçon de ce matin. Nous nous rencontrerons cet après-midi, Jolimar voulait te voir. Je te fais confiance.
Ædrian hocha la tête, mécaniquement.
Lorsque Marlo eut disparu, il flâna le long des couloirs et arriva devant la bibliothèque. Il leva les yeux, regardait à peine ce qu’il voyait. Il entra. Il n’avait qu’une vague idée de ce qu’il cherchait. L’archiviste Herbert releva la tête mais Ædrian ne lui accorda aucune attention. Il se promenait le long des étagères, arpentait la pièce…vide. Il s’arrêta le long d’une rangée, caressa la tranche d’un livre, songeur…
Il quitta la bibliothèque en trombe : cet endroit le rendait mal à l’aise. Il monta sur le chemin de ronde, observait tantôt la plaine, tantôt la cour : Adam s’escrimait avec Roger, le maître d’armes. Le prince, dans sa tenue de bretteur, dansait avec sa lame. Il affichait une technique redoutable dans un style élégant qui le rendait beau.
Ædrian les rejoignit dans la cour.
En le voyant, ils mirent fin à l’assaut. Adam s’épongea le front de sa manche en saluant Ædrian.
— Ædrian, que dirais-tu d’une passe d’arme ? proposa celui-ci.
— Sire Prince…
— Je n’ai pas pratiqué depuis longtemps…mais si tu veux.
— Roger, passe-lui une arme s’il te plaît.
Ils se mirent en garde. Étrangement, cela remonta le moral d’Ædrian qui trouvait une excitation à bretter ainsi. Ils se lancèrent, mais en quelques échanges, Ædrian était à terre, le bout de l’épée en bois chatouillant sa glotte. Adam l’aida à se relever, en souriant :
— Une autre ?
Après trois échanges similaires, Ædrian commençait à s’énerver et réussit, par un coup étrange – qu’il attribua à la chance car incapable de savoir ce qu’il avait fait, à désarmer Adam. Celui-ci eut l’air gêné mais rit.
Puis il s’écarta, et Roger pris sa place. Tout le long que dura la séance, Adam restait là, à observer Ædrian. Parfois, il lui lançait des conseils sur son positionnement, ses coups et ses parades. Ædrian ne voyait plus rien d’autre que l’entraînement. Il se sentait revivre, gonflait ses poumons d’air en criant pendant qu’il donnait l’assaut. Mais bien qu’il fasse de son mieux, ses gestes étaient lents et lourdauds.
À la fin, ce n’était plus une leçon d’escrime mais d’humilité.
— Tu vas la fermer ! gueula-t-il à Adam.
Ce dernier venait de dispenser un énième conseil et Ædrian avait jeté son arme de bois dans la poussière de la cour, rouge de honte et de colère.
Adam eut un ricanement, haussa les épaules et disparut.
— On arrête, reprit Ædrian, j’en ai marre.
Il ne croisa pas Mirabelle au repas, et il déjeuna dans un silence pesant, avec Marlo et Adam. Pendant qu’il mâchait une cuisse de poulet, il jetait des regards furtifs – pas si furtifs – à Adam. Celui-ci semblait égal par rapport aux évènements : il s’appliquait à décortiquer sa viande, investi dans cette mission et ridiculement neutre au reste.
— Comment peux-tu être aussi insensible ?! explosa-t-il.
Adam ne leva même pas les yeux.
Marlo soupira :
— Ædrian…
Soudain, Adam lâcha son os, et dévisagea Ædrian, dédaigneux :
— Ce que tu peux être égocentré.
Alors il se leva, rejetant sa chaise dans un geste brusque qui ne lui ressemblait pas :
— Tu n’as pas à m’imputer la colère qui te dévore, idiot.
— Tu t’en fiches de Renart ! C’était pas ton ami, peut-être ?
— Ce qui te ronge, Ædrian, c’est que tu n’as jamais pris le temps de t’excuser auprès de ton ami. Ce qui te tue, c’est que tu ne sais pas vers où diriger ta colère.
— Peut-être qu’il n’est pas mort et qu’il attend à La Franche qu’on vienne le chercher, mais vous, vous vous en foutez.
— Renart est mort, je l’ai vu mourir devant moi… Alors cesse de parler de ce dont tu ne sais rien.
Adam était livide. Il quitta la pièce.
— Finis de manger, ensuite nous irons voir Jolimar. Il nous attend.
— J’ai fini !
— Alors allons-y.
Tandis qu’ils longeaient le couloir, Marlo pris Ædrian à parti :
— Adam est ton ainé, tu ne devrais pas lui parler comme ça. Il est plus réservé que toi, c’est tout. Mais ne doute pas qu’il souffre.
Le château baignait d’une agitation inhabituelle. Ædrian entendait le bruit des bottes, amplifié par les longs corridors, qui résonnaient comme le son de multiples tambours. Ils croisaient des compagnies de gardes pressées et alertes, qui semblaient se vider depuis les chemins de rondes, les tours et les fortifications.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
Marlo fronça les sourcils :
— Je n’en sais rien.
Ils arrivèrent devant la salle d’audience où une sentinelle barrait la porte.
— Personne n’entre, somma l’homme.
— Que se passe-t-il ?
— La reine est occupée. Interdiction de passer.
— Où est Jolimar ?
— Le maître magicien ? s’étonna le garde, il est avec la reine.
Alors qu’ils s’éloignaient, ils virent passer trois hommes drapés de blancs et habillés de masques. Pas un pan de peau ne dépassait.
— C’est qui ? murmura Ædrian.
— Je…n’en sais rien…
Partout où ils passaient, des serviteurs se hâtaient, portant linges et sceaux. Sur leurs visages se peignaient l’inquiétude. Marlo arrêta l’un d’eux :
— Que se passe-t-il ici, bon sang ?
— Des étrangers…qui arrivent à Chateaubourg…vous pensez qu’on nous attaque ?!
Le serviteur, un jeune homme qui n’avait pas vingt ans, se tortillait en tournant la tête, visiblement terrifié.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?!
Soudain, l’homme s’excusa et détala, sans éclaircir ses explications.
— Nous devrions aller voir ce qu’il se trame.
Ils déambulèrent pour arriver dans la cour. Adam discutait avec Roger et un jeune palefrenier.
— Vous savez ce qu’il se passe ici ?
— Seulement des rumeurs maître Marlo, mais je doute de pouvoir leur donner crédit.
— M’est avis que si on nous attaquait, nous le saurions bien assez tôt, grogna le maître d’armes.
— Bien.
Marlo se dirigea vers l’extérieur. Ædrian le talonna, mais arrivés devant la porte de Fortmage, ils la trouvèrent close. Une ceinture de garde montait la garde et la herse avait été abaissée.
— Désolé sire, mais j’ai ordre de ne laisser personne quitter Fortmage.
— Et d’où viennent ces ordres ?
— Du sénéchal Ernhfrank.
Marlo grogna. Il tapait du pied, soulevant des champignons de poussières qui mourraient aussitôt.
— Et où est Ernhfrank ?
— Avec la reine.
— Décidemment. Et sinon, vous pouvez me dire ce qu’il se passe ?
Le garde sembla embêté, il mâchouillait sa lèvre inférieure en dévisageant, à tour de rôle, Marlo et Ædrian.
— Écoutez, ce que je peux vous dire, c’est qu’on a bouclé le quartier marchand. Les gardes quadrillent la ville. C’est tout ce que je sais. Donc pour l’instant, interdiction formelle pour les civils d’entrer ou de sortir de Fortmage.
— Pas d’attaque ?
— Vous pensez ?! On ne m’a rien dit…
Ils virent, en trombe, une file de gardes se faufiler dans la poterne.
— Allons aux remparts !
Mais alors qu’ils tentaient d’accéder aux remparts, ils se heurtèrent, là encore, à la véhémence des sentinelles :
— C’est interdit, sire. Ordre de Ernhfrank.
— Mais quelqu’un peut-il me dire ce qu’il se passe ?!
L’homme sembla gêné, il se gratta la tête :
— Écoutez, si ça tenait qu’à moi j’vous ferais bien monter, mais…les ordres, vous savez, les ordres…
— Oui. Je crois que j’ai compris.
Soudain, un serviteur apparut :
— Sire Marlo ? Sire Ædrian ? La reine vous convoque immédiatement.
— C’est pas trop tôt.
Marlo et Ædrian rejoignirent la salle d’audience, devant laquelle Mirabelle discutait avec Adam. Ces derniers se turent à leur approche et Ædrian remarqua que Mirabelle évitait soigneusement son regard. La gêne s’installait à peine que la porte s’ouvrit, laissant sortir le sénéchal Ernhfrank, accompagné d’un personnage en robe noire, qui portait un étrange masque blanc au bec allongé. Ceux-ci disparurent et Marlo, Adam, Mirabelle et Ædrian furent introduits dans la salle.
Ædrian ouvrit une gueule béante avant de s’exclamer :
— Liam !
Il imagina sauter dans ses bras, mais se souvint qu’il était en présence de la reine.
— Ædrian, comme tu as grandi…ça te fait quel âge, seize ans ?
— Dix-sept…je crois.
Liam sourit. Son sourire avait quelque chose de triste.
— Les retrouvailles seront pour plus tard, nous avons plusieurs nouvelles inquiétantes, somma Cassadre.
Elle jeta un regard à Liam. Jolimar semblait préoccupé, lui aussi.
— Bon, est-ce que quelqu’un peut enfin me dire ce qu’il se passe ici ?! grogna Marlo.
— Calmez-vous, Marlo.
Cassadre se redressa, s’appuyant sur les accoudoirs de son trône pour se lever entièrement. Ses cheveux étaient en bataille et elle semblait épuisée. Jolimar surveillait ses mouvements avec une inquiétude évidente.
— Malheureusement Liam nous apporte de bien tristes nouvelles de La Franche.
— Je me suis dit que c’était l’occasion de te revoir, Ædrian, ajouta tristement Liam.
Cassadre regardait le vide, et ses lèvres semblaient murmurer pour elle-même.
— Depuis votre escapade à La Franche… commença Jolimar.
— Je peux encore m’exprimer seule, Jolimar. Merci, trancha la reine.
— Pardonnez-moi, ma reine.
Elle commença à marcher, doucement, autour de son siège sur lequel elle s’appuyait d’un geste qui se voulait discret :
— Les choses ont encore empirées depuis votre départ. Vous avez peut-être remarqué que nous avons bouclé la ville…
— Et impossible de savoir pourquoi !
— MARLO !
Ils sursautèrent tous. Marlo rougissait à vue d’œil. Ædrian observait Mirabelle, et son regard alternait entre Liam et celle-ci. Elle restait proche d’Adam.
Cassadre se rassit. Son visage s’éclairait d’une rougeur anormale, puis blanchit, jusqu’à devenir livide.
— Nous avons accueilli plusieurs réfugiés de La Franche et des environs ces derniers jours. Mais aujourd’hui est arrivé un groupe plus important. Les gens fuient La Franche. Ils fuient parce que La Franche est en proie aux émeutes, de plus en plus importantes. Depuis votre petit cirque, les séditieux, hostiles aux magiciens et à la politique de Villemond ont trouvé des partisans toujours plus nombreux. Il faut dire que détruire une partie de la ville n’était pas l’idée que je me faisais d’une « mission diplomatique ».
Elle insista sur ces derniers mots, le visage tourné vers Ædrian.
— Ton petit tour de magie, ajouta Jolimar.
— Je…
— Tu parleras quand je t’y autoriserai, Ædrian ! Je n’ai pas fini. En plus de cela, quelques jours après s’est déclaré une épidémie. Par un coup du sort, celle-ci semble être partie d’abord autour des quartiers détruits par le tremblement de terre. Autant dire que les agitateurs ont eu du grain à moudre et ont aussitôt accusé notre délégation ; ainsi, la population de La Franche – qui est d’ailleurs en train de drastiquement se réduire - associe l’utilisation de la magie au fléau qui ravage désormais la cité. Voilà ce qui n’est là qu’une partie de problème.
Cassadre se tut. Comme personne n’osait parler, on l’entendait souffler avec effort. Ædrian se mordillait la lèvre. Il scrutait Cassadre mais n’osait rencontrer ses yeux.
— Liam, qui a fui avant que les choses dégénèrent, nous a informé que le bourgmestre Villemond a été destitué. La ville est désormais sous le contrôle des séditieux, qui, nous l’imaginons, frayent avec les gens de la vallée et surtout de Bourgvallé. Désormais les magiciens ne sont plus les bienvenus là-bas et les gens émigrent en masse. Ils viennent notamment chez nous. Je n’ai pas fini, Marlo. D’abord mes explications, ensuite viendront vos questions. Le problème, c’est que ces immigrés ont ramené l’épidémie. C’est pour cela que nous avons interdit l’accès à Fortmage, et que nous avons confiné plusieurs quartiers de Chateaubourg. Aussi, je vous interdis de sortir de l’enceinte du château pour quelle raison que ce soit.
— Mais…mes parents ! hurla Mirabelle.
Ædrian savait que, bien qu’elle ne les ait pas vu depuis son entrée à l’Académie, les parents de Mirabelle vivaient à Chateaubourg.
— Tes parents ne vivent pas dans un des quartiers concernés par l’épidémie, Mirabelle, la rassura Jolimar.
— Nous ne pouvons qu’espérer que l’épidémie s’enraye et que tout rentre dans l’ordre, reprit Cassadre, mais pour l’instant, nous ne pouvons rien faire de plus.
— Pourquoi avoir tout bloqué, pourquoi cultiver ce secret ? Des rumeurs courent sur une guerre…
— Vous savez pourquoi, maître Marlo. Et je compte sur vous tous pour n’en rien dire. Vous savez que la peur se répand plus vite que la maladie. Nous avons ce qu’il faut pour tenir. Tant que nous restons à l’intérieur de Fortmage, nous serons en sécurité. Mais n’agitez surtout pas la mauvaise chandelle.
— Je pourrais soigner les malades, lâcha Mirabelle.
Cassadre soupira. Jolimar et celle-ci eurent un regard entendu.
— Il ne vaut mieux pas.
— Cela n’a aucun sens.
Tous les regards convergèrent vers Adam. De sa vie, Ædrian ne l’avait jamais entendu répondre à sa mère.
— Pourquoi priver les malades de soins que Mirabelle pourrait peut-être leur dispenser ? À quoi bon étudier la magie si ce n’est pour rien en faire ?
— Et risquer la contamination et une mort certaine pour Mirabelle ? siffla Cassadre. Non, je ne risquerai pas de perdre la dernière Graine de Fortmage dans une entreprise aussi dangereuse. Vous veillerez à l’avenir, prince Adam, à réfléchir aux conséquences que pourraient avoir vos mots avant de les prononcer. Je vous en saurais gré.
Adam rougit subitement et s’écarta.
— Écoutez, dame Mirabelle, appuya Liam, votre vie est trop précieuse et cette maladie dangereuse. Ne courez pas ce risque…vous ne pouvez rien faire.
Mirabelle dévisageait Liam, ses yeux allumèrent une lueur qu’Ædrian ne connaissait pas à la jeune femme :
— Vous avez peur, sire ?
Liam évitait son regard. Il conservait la tête baissée.
— Avez-vous déjà vu un malade, dame Mirabelle ? demanda Jolimar. Les avez-vous déjà entendu hurler dans leur agonie ? Avez-vous senti l’odeur du pus, qui suppure des plaies béates et putréfiées ? Avez-vous vu les membres pourrir à une vitesse folle, et tomber, comme des branches ? Avez-vous déjà vu cela ? Non, vous n’en savez rien. Ne parlez plus jamais sans savoir.
Alors le silence. Ædrian cru distinguer des cris, au loin ; mais sans certitude. Mirabelle semblait choquée. Adam restait prostré, renfermé sur lui-même, le visage blême. Liam n’osait lever les yeux et se contentait de détailler le sol et Cassadre fixait Jolimar avec tristesse ; ce dernier, lui, était rouge de colère. Ædrian ne l’avait jamais vu s’énerver ainsi. Seul Marlo semblait garder un peu de contenance.
— Vous pouvez disposer, dit doucement Cassadre. Occupez-vous, et surtout : ne pensez plus à tout cela.
Alors qu’Ædrian allait sortir, il entendit prononcer son nom.
— Ædrian, nous avons encore des choses à te dire.
Tristement, il voyait la porte se refermer sur le dos de ses amis : Mirabelle ne lui avait pas adressé un regard ; elle partait, avec Adam.
Il se sentait nul, et idiot. Il aurait dû…il ne savait même pas. Il ne se comprenait pas, il ne se connaissait pas.
Lorsqu’il se retourna, il rencontra un Liam compatissant. Le regard de son vieil ami était charrié de tristesse et une brûlure sur sa tempe ravivait des souvenirs douloureux.
— Qu’en-est-il de Renart ? lâcha Ædrian sur un ton impertinent. Partira-t-on le chercher ?
— Ædrian, commença Jolimar, ce n’est surtout pas le moment. L’instant est plus grave que tu ne le penses. Il y a des choses dont nous n’avons pas encore traité et qui…
— Laissez-le parler, invectiva Liam.
— Excusez-moi, mais vous n’en savez rien, répliqua sèchement Jolimar.
— Vous pouvez quand même le laisser exprimer ce qu’il a sur le cœur. Ce n’est plus un enfant, mais si vous continuez de le considérer comme tel, il ne changera jamais à vos yeux.
— Certes…
— Dis-nous, Ædrian, concéda Cassadre.
Ædrian recevait un flot de pensées qu’il avait du mal à ordonner. Il aurait aimé parler simplement, mais ne savais par où commencer.
— Je…qu’est-ce…j’ai fait quoi, à La Franche ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Des agitateurs ont provoqué une émeute, des tireurs s’embusquaient sur les toits et un tremblement de terre a secoué la ville. Une partie des bâtiments autour de la place du marché s’est effondrée.
Jolimar s’arrêta, trifouillant sa barbe.
— Une bien terrible affaire.
— Dont tu n’es pas responsable…
— Cessez donc de l’infantiliser ! grogna Cassadre, si ce n’est plus un enfant, comme vous aimez à le souligner, acceptez qu’il prenne aussi ses propres responsabilités. Il n’est pas le seul responsable, certes, mais si Ædrian s’appliquait à ses leçons, cela ne serait jamais arrivé.
— Si ce n’était pas celle-ci, les séditieux auraient trouvé une raison de scinder le peuple.
— Mais cet évènement nuit fortement à notre politique. La responsabilité de l’Académie est évidente, au regard du peuple. L’Académie jouissait déjà d’une réputation sulfureuse à laquelle cet évènement porte foi.
Liam et Cassadre commençaient à se disputer, sous les tentatives déconcertantes de Jolimar pour calmer les ardeurs. Mais une seule idée obsédait Ædrian.
— Et Renart ?!
Les invectives cessèrent aussitôt.
— Renart est mort, Ædrian.
— Vous en êtes sûr ? A-t-on vérifié ? Qui le dit ? Comment vous le savez ? Pourquoi ne sommes-nous pas allés le chercher ? Est-ce que tout le monde s’en fiche ?!
— Le prince Adam a été clair : il l’a vu mourir devant lui.
— Et on peut se fier comme ça à un témoignage ? C’est une raison suffisante pour abandonner Renart ? J’ai vu le « prince » : il se tordait d’angoisse. Il pourrait très bien se tromper.
Il hésita, mais ajouta :
— Ou pire.
— Qu’insinues-tu, Ædrian ?
— Adam n’aimait pas vraiment Renart…
Cassandre devint livide mais ce fut Jolimar qui intervint :
— C’est idiot ! Ædrian. Je t’interdis de dire pareilles stupidités. Nous ne sommes pas partis à la recherche de Renart car il n’y a rien à chercher. Voudrais-tu aussi qu’on parte secourir les hommes qui t’accompagnaient mais que tu n’as pas vu mourir, sous prétexte qu’ils sont « peut-être en vie » ? Te soucies-tu d’eux autant que de ton ami ?
Ædrian rougit de honte. Jolimar ne lui avait jamais parlé comme ça. Bien qu’il ait toujours paru se désintéresser de ses humeurs, Ædrian, lorsqu’il doutait, trouvait toujours un allié dans la personne du vieux maître. Celui-ci, durant trois années, l’avait hissé sur un piédestal ; il venait de le détruire en un instant.
— Ça suffit, tempéra Cassadre.
Mais Jolimar continuait :
— Tu n’iras pas en dehors de ce château ! Sais-tu seulement ce que tu as encore fait ? Tu as réveillé Saylomen, voilà ce que tu as fait ! Je t’avais pourtant interdit de…je t’avais dit de ne pas oser le Magombre, je t’ai prévenu, combien de fois l’ai-je fait ? Mais toi, tu n’as rien écouté. Tu n’en as fait qu’à ta tête. J’aurais mieux fait de considérer Marlo… Toutes ces années. Il me disait à quel point tu étais instable. Que tu nous poserais des soucis. Je pensais que Marlo exagérait ; il a toujours été un peu jaloux… Quand je te parlais, tu me semblais tout à fait équilibré…rien à voir avec le portrait dépeint par Marlo. Quel idiot j’ai été ! En pénétrant le Magombre, en puisant dans ses sources interdites, tu as réveillé une chimère et l’as exposé aux yeux de tous. Comme il y a trois ans. Saylomen, un nom qu’on avait réussi à oublier. Mais il a fallu que tu rallumes cette flamme. Est-ce une troisième guerre que tu veux provoquer ?!
— Ça suffit, maître !
Jolimar toussa : il était impressionnant, le visage cramoisi ; les rides plissées saillaient sur son front menu. Sa silhouette recourbée avait semblé grandir, habitée de fureur. Il était un autre homme, un homme qu’Ædrian ne connaissait pas.
— Cessez-donc tous de vous comporter comme des enfants !
Liam était blême, Cassadre épuisée, Jolimar rouge de colère ; Ædrian, livide et effrayé.
Il s’enfuit dans le couloir, disparut sans fermer la porte, des larmes plein les yeux.
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