Chapitre 19 : Choix
Ædrian se réveilla dans le noir. Une matière frottait son visage, s’imprimait contre ses paupières. Son ventre le grattait. Tout son corps le démangeait. Il gigota et arracha un cri : son dos lui faisait mal.
— Il y a…quelqu’un ?
Rien.
Lorsqu’il ouvrait les yeux, rien ne variait que l’épaisseur de la pénombre. Il devina qu’on avait bandé ses yeux. Il agita la tête, impuissant. Ses mains étaient liées. Allongé sur le ventre, il se tortilla pour se redresser mais la douleur devenait intolérable dès qu’il esquissait un mouvement.
Il serra les dents.
Et s’immobilisa.
Il reconstitua les évènements : fuite par la fenêtre, cheville foulée, course poursuite dans La Franche…les gardes qui barraient la sortie. Il les avait tués. Il n’avait pas eu le choix. Il les avait vu mourir devant lui et avait ressenti leur agonie. Et…
« Mirabelle. Adam. »
— Mirabelle ?
Il attendit.
Pas de réponse.
— Adam ?
Rien.
Une odeur rance, semblable à celle de la bibliothèque mais en pire, imprégnait les lieux. Un goût de soufre lui montait à la tête, une odeur d’urine. Cette matière piquante, qui grattait et irritait sa peau ; une matière sèche et cassante, qui craquait lorsqu’il remuait à peine : du foin ? Une étable ou une grange, peut-être ? L’air était moite…
Il se retourna pour soulager son ventre, laisser son dos éponger un peu.
Et la douleur se rappela à lui.
Cette douleur : alors qu’il s’occupait des gardes, elle avait sourdé dans son dos. Plus rien. S’était-il évanoui ?
Une succession de sons étranges vinrent interrompre ses itérations : d’abord un ploc-ploc, à intervalle régulier, des tapotis ; puis des grattements répétés, comme des ongles acharnés sur la pierre, suivis de frottements. Un frisson le parcourut, quelque chose le frôla et il gigota : il hurla de douleur et de dégoût.
Un couinement désagréable et strident…un rat. Des rats ! Ça grouillait de rats. Il criait désormais, ne pouvait s’empêcher de convulser en même temps que son dos le faisait se tordre.
Soudain, il y eut un bruit, un crissement lourd, et le son de pas qui s’approchaient. Il se tut : il avait fait fuir les rats ; il entendait parfaitement une respiration calme, si proche mais invisible.
— Qui est-ce ?!
— Hm… (l’inconnu s’éclaircit la gorge) enfin réveillé…
Cette voix. Une voix d’homme. Cette foutue voix ! Il était incapable d’y poser un visage.
« Cette foutue voix… »
— Qui…qui êtes-vous ? Où sommes-nous ?
Il se contorsionna. Les frottements contre ses jambes l’obsédaient.
Ploc-ploc ; ploc-ploc.
— Mirabelle, Adam…où sont Mirabelle et Adam ?!
Ploc-ploc ; ploc-ploc.
— Où on est ? Est-ce que c’est…une prison ?
— Hm, hm.
L’homme toussota. Cela ressemblait plus à un effet de style qu’à une quinte de toux.
— Savez-vous que vous êtes une curiosité, sire Ædrian ? Vous intéressez…beaucoup les gens.
Ædrian voulut se redresser pour le voir. Mais il ne pouvait pas. C’était stupide et il hurla.
— Vous feriez mieux de ne guère vous agiter… Vos jours ne sont plus en danger : j’y ai personnellement veillé. Vous ne conserverez qu’une vilaine blessure…
— Je vous connais ! Je reconnais votre voix !
— Hm. C’est possible. Oui…c’est possible.
— Qui êtes-vous ?!
« Une prison. C’est sûrement à ça que cela devrait ressembler. Il était prisonnier. »
— Pour le moment, j’ai préféré vous laisser dans nos geôles. J’ai songé que cela vous laisserait l’occasion de réfléchir un peu. Hm, et de même pour moi. Je reste incertain de la démarche à suivre, vous savez…
Il semblait plus désolé que complaisant.
— Cette situation n’est pas…hm…facile. Pour nous deux, j’entends.
« Et Mirabelle ? Et Adam ? »
— Sachez : cela ne me plaît guère. J’aimerais autant vous tirer d’ici au plus tôt. Aussi, je répondrai à vos questions, je le gage. Cependant, il vous faudra m’écouter.
Le ton ne plaisait guère à Ædrian. Il y avait une sorte de pédanterie dans cette voix.
« Il se moque de moi. »
— Pourquoi m’avoir bandé les yeux ?
Il y eut un silence gêné. Le rire fut davantage.
— Auriez-vous préféré que je vous les fasse arracher ? C’est une précaution, une simple précaution…hm. Vous savez, vous m’avez causé beaucoup de souci : j’ai dû remplacer tous les gardes en faction à la porte sud. Morts. Asphyxiés. L’air a toujours été mon élément favori, hm…on en trouve partout. Vous êtes plutôt…très doué.
— Vous êtes un magicien ? Où sommes-nous ?
Ædrian ajouta :
— …vous…vous êtes l’Empire ?
— Moi ? – il traduisait l’étonnement – pas du tout. J’aurais aimé avoir cette chance, mais mes deux parents étaient affreusement normaux.
— Alors vous n’êtes pas de l’Empire ? Répondez : où sont Mirabelle et Renart ?
L’autre souffla :
—Écoutez, j’ai juré répondre à toutes vos questions. Cependant, j’ai quelque sujet à vous entretenir. Hm. Nous allons passer un accord, qu’en dites-vous ? Vous interrogez, je réponds. Puis vient mon tour. C’est mon tour, d’ailleurs. Vous avez plusieurs questions d’avance. Cela vous semblera honnête, n’est-ce pas ?
— Où sont Mirabelle et Renart ?
L’homme soupira :
— Oh ! Voyons, Ædrian. Cela n’est guère honnête, c’est mon tour désormais.
— Répondez-moi ou je ne dirais rien !
— Il suffit ! (l’énervement pointait dans sa voix) Faut-il que je vous fasse bâillonner pour qu’enfin vous vous taisiez et me laissiez parler un peu ?
Ædrian se partageait entre inquiétude et colère. Finalement, il supposa qu’il valait mieux satisfaire son interlocuteur.
Celui-ci s’était tu. Il l’entendit ruminer et eut l’impression que ses pas l’éloignait. Un grincement, un claquement sourd et plus rien.
« Il est parti ? »
— Vous êtes là ?
Aucune réponse. Il l’avait laissé seul. Ædrian se débattait, mais ses liens l’enserraient.
« Non… »
— Revenez ! Je vous écoute ! Je…je vous dirai tout ce que vous voulez savoir !
Rien. Il croupirait ici pour le restant de ses jours. Ça fourmillait entre ses jambes. Les démangeaisons devenaient insupportables et il ne pouvait que se tordre. Il serrait les dents pour affronter la douleur mais le silence et la solitude étaient plus terribles encore.
— REVENEZ !
« Mirabelle… Adam… »
— IL Y A QUELQU’UN ?!
« Cassadre… »
Cricht, cricht. Les rats. Saloperies de rats.
« Cassadre…où es-tu ? »
Une porte grinça sur ses gonds. Un bruit de pas. Il tenta de se calmer et de reprendre son souffle mais ne pouvait empêcher ses jambes de remuer spasmodiquement.
— Votre ami est en route pour Fortmage. Hm. Vous devez savoir que nous avons essuyé de légères contrariétés, depuis, hm…votre venue. Si l’on oubliait vos frasques, l’épidémie n’a rien arrangé. Maintenant c’est la famine qui sévit. La famine, c’est un véritable problème pour le peuple, et les problèmes du peuple sont aussi les miens. Aussi, j’ai proposé à monsieur le Prince un arrangement : il retournerait auprès de la reine pour lui demander de mettre à disposition les réserves de Fortmage pour mes bons citoyens ; en échange de votre vie. Vous verrez là un compromis tout ce qu’il y a de plus honnête.
Ædrian eut un frisson. Pour la première fois, il ressentait la vraie peur…
— Mais pour être franc avec vous, je préfèrerais qu’il ne revienne pas.
…la peur de mourir.
— Qu…
— Taisez-vous donc ! ou je m’en vais. Je n’ai point terminé.
— Pardon, excusez-moi ! Je…
— Il suffit !
Il entendit un juron :
— Fichtre !
Un choc et un couinement.
Des petites pattes qui couraient sur tout son corps. Il crissait des dents en s’empêchant de hurler.
— Écoutez, hm, Ædrian. Je ne vais guère faire de mystère : je n’ai point ce temps, et je présume que, comme moi, vous vous lassez déjà de la compagnie de nos amis rongeurs. Je souhaiterais que vous entriez à mon service, simplement. Vous êtes puissant, sinon, vous n’intéresseriez point tant ceux qui vous courent après. Je m’étonne d’ailleurs qu’on vous ait laissé quitter Fortmage, vos maîtres doivent êtres inconscients…ou faire bien peu de cas de votre sort…
Ædrian considéra un fait, une chose qui lui avait semblé bien anodine et sans importance tant elle l’arrangeait alors. Isolée, cette pensée devenait étrange et le hantait : pourquoi les avait-on laissé partir ?
— …d’ailleurs, que veniez-vous faire à La Franche ? Quel étrange choix que de visiter la cité d’où vous fuyiez il y a seulement quelques semaines.
Pourquoi était-ce Marlo qui avait organisé ce départ précipité ?
« Ca…Cassadre ne sait peut-être pas que je me trouve ici ? Comment va-t-elle venir me sauver ? Si. Adam va le lui dire, et elle va s’en occuper. Ils viendront. Ils viendront, j’en suis sûr. Mais si…s’il ment, si l’autre ment et si Adam ne…si… »
Une toux feinte :
— Cette fois, c’est à vous de vous exprimer Ædrian.
— Qui êtes-vous ?!
— Hm…Je peux bien vous le dire, d’autant que nous serons, je l’espère, amenés à travailler ensemble. Vous avez vu juste Ædrian, nous nous sommes rencontrés une fois. Je suis Villemond.
Ædrian se souvint : cette voix familière. Bien sûr. Le bourgmestre Villemond. Qui d’autre ? Pourtant, quelque chose le contrariait. Cette mise en scène n’avait aucun sens.
— Jean de Villemond, bien sûr. Le fils du bourgmestre.
Ædrian frissonna.
Voilà. Jean de Villemond. Il les avait rejoints avant qu’ils ne se rendent à la place du marché. Il avait salué et souris. Ædrian fantasmait cette tignasse qu’il revoyait blonde, trop bien coiffée sur des yeux méchants, au-dessus d’un sourire suffisant et cruel aux lèvres fines, imbibées de salive qu’il léchait satisfait. Ædrian ne l’avait pas revu ensuite : il avait disparu avant que le drame ne se joue et n’était jamais reparut. Tout s’expliquait, malheureusement, trop bien.
— Je sais ce que vous vous dites. Hm. C’est étrange que celui ayant tout fait pour vous nuire requiert désormais votre aide. Je vous comprends. Vous devez avoir beaucoup de questions, Ædrian. J’y répondrai. Car je réitère : j’aimerais vous compter dans mes partisans.
« Mais si Jean de Villemond est là, alors… »
— Ce ne sera guère un rôle glorieux, il m’est évidemment impossible d’introduire parmi l’entourage de mes sympathisants un magicien… Pour le moment ! J’aimerais que vous soyez mon homme de l’ombre. Un poste qui semble offrir peu de récompenses, songez-vous. Vous vous fourvoyez…
— Ce n’est pas vraiment ce que je me demandais maintenant, coupa Ædrian, plutôt…pourquoi ?
— Pourquoi quoi ? s’étonna Jean.
— Pourquoi tout ça ? Pourquoi c’est vous et non votre père avec qui je parle aujourd’hui ?
Jean souffla :
— Je vous imaginais plus malin, hm. Je me serais fourvoyé…
Il se tut. Le ploc-ploc régulier s’invitait et devint obsédant.
— Peut-être devrais-je vous laisser à votre sort… (il se donnait un air méditatif) vous oublier aux bourreaux. Peut-être n’avez-vous simplement pas les épaules pour porter votre propre poids…je vous imaginais plus…hm…ambitieux.
L’ambition. C’était toujours une question d’ambitions. Les choses n’étaient pas claires mais s’arrangeaient une sorte de cohérence.
« Alors il détestait son père. »
— Alors vous détestiez votre père.
— Moi ? s’étonna Jean. Hm. C’est une bien piètre lecture que de l’esprit d’un homme qui a sacrifié ce qu’il avait de plus cher pour son peuple. À force de vous écouter, mon intérêt décroit tout autant pour votre condition future. J’aimais profondément mon père.
— Que lui est-il arrivé ?
Jean expira. Quelque chose grattait la paille. Ædrian voulu se débattre et poussa un cri.
— Mon…
Mais Jean ne continua pas. À la place, il s’en alla. Ædrian le devina au grincement et au silence qui s’ensuivit.
« Oh non non non…pas encore. »
Ploc-ploc.
Le temps passa.
« Cassadre va venir. Non Adam…il…non. Cassadre va venir. Et Renart ? »
Renart était mort. Il en avait la certitude. Tout cela ne rimait à rien. Que s’était-il crut invincible au point de se jeter dans une ville où seule la mort rôdait ? Était-ce un choix ? Il songea à Liam. Il aurait tellement dû écouter Liam... Comme il regrettait. Cassadre lui manquait. Renart était mort. Adam le détestait. Jamais il ne viendrait. Marlo. Il agissait étrangement… Mirabelle…
— Mirabelle ? Mirabelle… ?
Ploc-ploc.
Ce rythme entêtant. Que ces gouttes à la con ne pouvaient-elles pas tomber à intervalle régulier ? De l’eau. Il avait soif. Il n’avait rien mangé depuis… ? Depuis quand ? Son dos lui faisait mal et le démangeait. Il se retourna. La vermine grouillait sur sa peau…
Il hurla. Il se crispait de douleur mais ne pouvait empêcher son corps de remuer.
Il n’entendit pas Jean qui revenait, il aperçut seulement une lumière blafarde à travers le bandeau.
— Vous…vous êtes là ?
Il convulsait.
— Je…désolé si…je vous ai…vexé…
— Cessez de gigoter ainsi (sa voix emprisonnait une peine sincère). Mon père est mort. Je pleure encore son deuil qui se rappelle à moi chaque instant. C’est ma punition. Il est mort. C’était nécessaire. Si je le regrette, je ne changerai point ce que j’ai fait.
Ædrian eut un frisson. Cet endroit avait l’odeur de la mort et il le détestait. Cassadre… Il ne voulait pas mourir…
— Ce vieil idéaliste est partit sans souffrir, j’y ai veillé moi-même. Je n’aurais supporté autrement. Il aura obtenu la paix qu’il n’aura jamais eu de son vivant.
— Vous parlez de paix, sanglotait Ædrian, mais vous êtes fou ! Vous avez assassiné votre propre père…et…et pourquoi ?
— La guerre.
Ædrian pleurait. Seule Cassadre pouvait encore le sauver. Elle enverrait Jolimar… Non. Jolimar aussi l’avait laissé partir. Ils l’avaient abandonné.
— La guerre…ça n’a aucun sens…vous avez assassiné votre propre père pour…pour…
Jean frappa du pied et répondit, sèchement :
— Mon père s’est suicidé. Il s’est tué avec sa politique. Songer à une entente était bien trop utopiste et n’égarait que les idiots. Les hommes se détestent et en cherchent à jamais la raison. Ils voulaient la guerre : je la leur ai donnée. La Fête des Moissons a été une sacrée réussite, cette année. Plus que ce que j’en espérais, à dire vrai. C’est grâce à vous, Ædrian. C’est aussi pour cela qu’une place vous est acquise dans mon gouvernement. En remerciements de vos services.
— Mais vous êtes fou ! C’est votre faute si Renart est mort…c’est à cause de…
— Et je porte en moi la mémoire de mes actes et celle-ci est un juge intransigeant ! Ne soyez point idiot, Ædrian : ces morts étaient nécessaires, ce qui ne m’empêche guère de les pleurer.
Renart était mort. Cet homme était le responsable. Son seul meurtrier.
« Je te tuerai. »
Jean continuait, énervé :
— Excusez-moi mais vous ne savez rien de la guerre, tout enfant inculte que vous êtes. La guerre couve, depuis longtemps. Elle a toujours été là. Votre refus de la voir n’est que le fruit du nombrilisme dans lequel les magiciens se complaisent. Nos peuples frémissent et n’attendent que le moindre sursaut pour s’entretuer. Avez-vous déjà mis un pied au nord ? Au cœur de la vallée où les hommes grondent : ils ne veulent plus des réfugiés qui fuient les magiciens qui le monde s’approprient, qui courent au-delà des terres que ces derniers ont saisi et vicié. La guerre est à nos portes depuis si longtemps que seule une troisième purge saura l’éviter. Et encore ! Cela est peut-être déjà trop tard. Avez-vous déjà mis un pied dans les champs qui couvrent vos terres et enserrent votre royaume ? Plus personne ne veut suer pour labourer cette terre inféconde qui refuse de donner ce qu’on lui a toujours pris. Ne vous êtes-vous jamais aventuré au sud ? Par-delà ce désert de mort qui s’étale à la source du continent ? Cette terre impie était autrefois riche et courait de fleuves et de ruisseaux, de forêts et d’herbe grasse ; de vie. Mais les mages d’antan l’ont affamée par leur ambition démesurée, ils l’ont détruite avec leurs querelles intestines et la terre pleure ses sources taries. Car désormais plus rien n’y vit, si ce n’est la rancœur et la haine. Ces dernières ont creusé depuis longtemps le cœur de ses habitants qui ont oublié qu’avant la magie, ce monde était encore riche et beau. Nul ne veut revivre cela. Nul ne veut que ce qui s’est passé au sud se propage entièrement au reste des terres.
Ædrian voulait lui dire qu’il était malade, que ce qu’il racontait ne justifiait en rien la folie de ses actes. Il voulait crier et lui cracher à la gueule, lui hurler qu’il préfèrerait mourir que continuer d’entendre ces horreurs.
Il l’aurait tué, s’il l’avait pu. Il en était certain. Il l’aurait tué et l’aurait regardé mourir. Il en aurait frémi de plaisir.
Privé de la vue, Ædrian ne s’était jamais senti si faible. Son impuissance le révoltait ; ses membres liés, son incapacité à bouger amenaient l’angoisse qui grandissait et le contaminait tout entier. Plongé dans la douleur et cerné par la vermine, son estomac se nouait : il n’avait jamais eu si peur de la mort.
S’effrayant d’attiser la haine d’un homme qui avait été prêt à tuer son propre père, il se murait dans le silence et l’écoutait. Il était incapable de réfléchir avec cohésion, ne voyait nulle issue.
Mais toujours s’accrochait à l’espoir de la vie.
Maintenant que Jean était lancé, sa voix prenait une puissance menaçante :
— Entendez-vous maintenant ? Les clairons sonnent. La chasse est ouverte ; j’ai redonné à chacun une cause à défendre, un autre à haïr. Le peuple se plaît d’enfin pouvoir détester à sa guise. Les citoyens sont heureux, même s’ils ne s’en rendent pas compte. Je n’ai plus eu la visite de marchands qui se chamaillent pour un lopin de terre, les voilà occupés à songer à ceux qui vienne pour la leur voler. Voilà des semaines qu’aucun noble n’est venu quérir ma compagnie pour régler un litige de pucelle engrossée : ils ne songent plus qu’aux magiciens qui leurs biens veulent détruire. Vous pensez que j’exagère ? Regardez autour de vous : la haine et l’orgueil guide chacun. J’ai assez observé pour discerner ces pulsions dans chacun d’entre nous. Les magiciens ont toujours été de bons boucs-émissaire, c’est malheureux car une majorité expiera les seules fautes de quelques-uns. Alors bien sûr que c’est injuste, mais le monde tourne ainsi. Il l’était avant moi, avant vous ; avant mon père et son père avant lui. Il l’était depuis les hommes. Les magiciens représentent une menace illusoire mais elle guide les démons de ceux qui sont gouvernés. Et ceux-ci sont plus nécessaire au fonctionnement de ce monde que ceux qui ont pris le parti de le détruire pour leur plaisir. Cela ne me plaît guère d’avoir sur mes mains le sang d’innocents mais si personne ne se dévoue nous irons à la perte. Au moins serons-nous tous ensemble dans le cercueil que nous avons creusé.
— Mais…votre père… La Franche était une cité que tous aimaient et vantaient.
— Balivernes et illusions ! Il suffit de me parler de mon père ! Les idiots aiment à se complaire et voir seulement ce qu’ils veulent. Mon père, malgré tout l’amour que je lui ai porté, nous a trahi : nous, jeunes générations. Nous n’avons pas à souffrir les erreurs de ceux qui ont précédé notre venue. L’univers ne leur a jamais appartenu, et ils ont fait comme, ignorants ceux qui viendraient après eux ! Voyez ce qu’ils nous laissent : des terres ingrates et des conflits incessants nourris par la peur de manquer et gonflés par des haines tenaces. C’est une trahison que de laisser cela impuni ! Cela n’a jamais été facile et je regrette d’être celui à qui cette tâche incombe. C’est pour cela que je veux m’entourer, de personnes capables et qui feront ce qui doit être fait si jamais je faillis. Vous êtes encore jeune, sire Ædrian. Je me suis renseigné sur vous, et vous n’avez pas encore été contaminé par la crasse dans laquelle les porcs se roulent. C’est pour ça que je vous offre une place à mes côtés, dans le monde futur que je bâtirai pour nous. Cette vieille institution qu’est l’Académie ne tombera pas si facilement, pas pour le moment. Mais cela arrivera, je vous le gage. Ce jour-là, vos amis pourront être à vos côtés parmi nous ou vous rejoindre dans la tombe. Cela dépend de vous. J’ai besoin d’hommes forts.
— Que…que comptez-vous faire ?
— Gagner la guerre ! Il vaudrait mieux que les hommes vainquent, car les magiciens finiraient assurément par agoniser dans leur propre misère ; ainsi toutes nos races s’éteindraient. Peut-être serait-ce pour le mieux… Quoi qu’il en soit, je commencerai par l’Empire du Côté Obscur, cette compagnie de magiciens qui se sont eux-mêmes donnés le nom ridicule qui leur sied si bien ; je les éradiquerai. Fortmage est imprenable, en l’état ; mais son temps viendra. Le sud se réveille, Ædrian, et l’Académie est entre nous et eux. Derrière le désert et ses dunes, il y a des hommes. Et les hommes qui sont nés là-bas ne sont pas comme ceux d’ici : leur terre est rude comme leur vie. Ils côtoient la mort tous les jours depuis leur naissance. Ils seront sans pitié. C’est aussi pour cela que j’ai besoin d’hommes forts, de magiciens : pour survivre ensuite et régir un nouveau monde plus accueillant.
Il se tut. Ædrian l’entendait respirer. Son pouls, qui s’était accéléré, se réduisait ; ses inspirations se faisaient plus lentes et mesurées. Ædrian se concentrait sur ce bruit qui devenait régulier pour oublier les autres. Le grouillement incessant des bêtes qui avaient fait des saillies de sa peau leur repaire.
— Maintenant, reprit Jean, j’attends votre réponse. Et je n’attendrai pas trop.
Ædrian entendit des pas. Jean s’éloignait.
— Attendez !
Les pas s’arrêtèrent. La voix venait de loin :
— Oui ?
— Comment…avez-vous su où nous étions ?
— Quoi ?! Ah. Le palefrenier. Il vous a reconnu.
— Ah…
Il n’y eut plus aucun bruit. Puis une porte qu’on ouvrait.
— Attendez !
Et se refermait.
— Revenez !
Rien.
— Revenez…
Ploc-ploc…
L’image de Cassadre s’esquissa dans l’esprit d’Ædrian. Non : il refusait simplement d’y penser. Il devait d’abord sortir d’ici. Jean reviendrait, mais le temps s’allongeait sans qu’il ne se pointe. Il haïssait cet homme.
Marlo, Cassadre, Jolimar, Adam… avaient-ils manigancé ?
Non. Pas Cassadre.
Abandonné aux rats et aux insectes, la compagnie de cet horrible Jean représentait sa seule chance de s’en sortir. Il devait s’en tirer et retrouver Cassadre. Il fallait qu’il les prévienne.
Ædrian s’agita : il mordait dans sa lèvre inférieure pour supporter la douleur. Mais les liens étaient trop serrés.
Jean avait besoin de lui. C’était la raison qui le maintenait encore en vie. Il n’osait pas imaginer ce qu’il adviendrait si celui-ci décidait d’un sort autre. La mort ? Peut-être pire. Cet homme avait assassiné son propre père.
Ædrian songea à ses erreurs : revenir était une idiotie contre laquelle tous l’avaient mis en garde. Pourquoi avaient-ils accepté son départ, c’était insensé. Cassadre l’avait laissé partir, elle l’avait abandonné.
Non, il refusait même d’y songer. Y penser lui donnait des envies de mort. Et Mirabelle, qu’en était-il de Mirabelle ? Jean n’en avait pas parlé. Il l’avait oublié, peut-être rôdait-elle dans ces sous-sols glauques. Peut-être attendait-elle pour venir le sauver. Mirabelle était débrouillarde, une maligne. Elle devait s’être dépatouillée de ce merdier et guetter dans l’ombre de sa geôle pour l’en tirer.
— Mirabelle ??
Nul ne lui répondait si ce n’est les rats de leurs couinements. La cécité était certainement la pire épreuve. Il sentait des mouvements autour de lui et se mettait à imaginer le pire : des nués de rats et d’insectes grouillant autour, se glissant entre ses vêtements sur sa peau, piquant, buvant son sang. Il imaginait des cohortes de puces et de poux. L’entièreté de ses membres commençait à le démanger, ses cheveux. Il ne pouvait ni se gratter, et la simple idée de se mouvoir le faisait suer. L’atmosphère humide n’ajoutait rien de bon à tout ça. Il allait mourir. Il mourrait seul, dans le noir et dans sa propre sueur, comme un bouseux : dans sa propre merde.
Le temps filait, imprécis. Les minutes semblaient des heures et auguraient une éternité dans cette prison. Alors que les idées de sauvetage imprévu devenaient des idylles impossibles, Ædrian se mit à espérer le retour de son geôlier : il lui dirait tout ce qu’il voudrait entendre, il ferait tout ; pourvu qu’il le sorte d’ici.
Ses itérations oscillaient entre désir de mort et espoirs : parfois la certitude qu’il s’en sortirait s’emparait de son âme, il pensait alors à Jolimar, Marlo, Mirabelle et Adam ; à Jeannot, à Herbert l’archiviste et à Roger le maître d’armes ; il pensait à Liam…à Cassadre… Mais souvent, des pensées plus sombres s’invitaient parmi le souvenir des vivants, lorsque les démangeaisons se faisaient insupportables, que les bruits alentours et le noir devenaient impossibles : il ne voyait alors plus qu’une seule issu à la fin de ses malheurs.
Évidemment, il essaya de dormir. Mais il en était incapable. Son enveloppe terrestre se rappelait à lui et il semblait incapable de lui échapper. Lorsqu’il parvenait à oublier, un instant, sa position inconfortable et ses plaies, à sombrer et s’éloigner loin de sa cruelle condition, c’était seulement pour revenir à sa réalité douloureuse, et alors il poussait un cri, entre malheur et misère et s’effrayait lui-même.
Ç’eut au moins l’avantage, pour un temps, de repousser la vermine qui fuyaient alors. Mais lorsqu’ils reprirent confiance, cette technique devint inutile : les rats étaient déjà rôdés aux cris des déments et ils ne les impressionnaient plus autant et alors, ils redoublaient d’ardeur.
Ensuite, la soif devint insupportable. Sa gorge commença à le gratter et sa langue devint pâteuse. Puis la faim. Son ventre le tiraillait.
Dans son malheur, il eut une certaine chance : épuisé, il sombrait parfois et son esprit semblait quitter son corps. Mais ce n’était que pour retrouver des rêves aussi sombres que sa réalité et cette dernière le rappelait, de toute façon, toujours trop vite.
Perdu dans un état de délire, à demi endormi à demi réveillé, il n’entendit pas les pas. Quelque chose racla le sol, près de lui, et une odeur moins fétide s’infiltra jusqu’à lui.
— Je t’ai ramené un peu de nourriture. S’agirait pas que tu meures de faim.
Ædrian, dans son état, se demanda s’il rêvait sans trouver de réponse.
— As-tu réfléchi à tout ce que je t’ai dit ?
Mais Ædrian avait beau ouvrir la bouche, il délirait. La fièvre s’emparait de lui.
Jean s’en allait, puis revenait plus tard. Souvent, Jean monologuait et Ædrian percevait des bribes parmi les songes qui le visitaient. Renart était l’un d’eux. Il y en avait beaucoup d’autres dont les visages étaient des ombres. Lorsque Jean partait, le temps devenait si long à Ædrian qu’il regrettait la voix de son bourreau. Ce manège semble lui durer des jours mais il n’en savait rien.
— Il est là.
— C’est lui, c’est bien lui ! Vite, sortons-le de là.
— Qu’est-ce que c’est ?!
— Je ne sais pas.
La terre grondait mais soudain, Ædrian, entre délire et rêves aperçut la lumière. La lune gorgeait le ciel de sa clarté. L’air refluait ses poumons. Il entr’aperçut des visages dont au moins l’un d’eux lui était familier…
— Il est fiévreux.
— Merde, regardez !
— Saylomen !
— Saylomen.
— Vite, tirons-nous d’ici.
— Il va pouvoir chevaucher ? Songe ?
— Je ne peux rien faire…c’est un apothicaire qu’il lui faut.
— Glyphe, faut qu’on s’tire !
Et tandis que s’ouvrait la terre, engloutissant ce qu’avait été La Franche, les destriers noirs disparaissaient dans la nuit.
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