Chapitre 23 : Bourgvallé

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Ædrian s’éveilla au son de plusieurs chants, avant de n’en reconnaître qu’un seul. Il ouvrit les yeux et chercha l’oiseau, mais se heurta au feuillage qui le cachait du soleil. Autrefois, Mirabelle lui avait raconté que la grive pouvait imiter plusieurs de ses pairs, et il sourit à l’évocation de cette pensée. Enfant, il avait capturé des vers qu’il déposait en espérant apercevoir les chanteurs, mais ceux-ci s’acharnaient à rester invisibles.

L’arbre croulait sous les branches et les feuilles, généreuses d’ombre, qui affleuraient la surface d’une mare. Jolimar appelait ça saule pleureur, et Ædrian se demanda s’il souffrait du poids que lui imposait ses ramures, et si c’était cela qui rendait le saule triste. Un courant d’air frais hérissa des frissons sur sa peau découverte ; la proximité de l’eau faisait se souvenir à Ædrian qu’il était assoiffé. Il devinait dehors l’air pesant et les insectes bourdonner, et rampa juste assez près pour s’abreuver sans se découvrir au soleil.

Il se renversa sur le dos, laissant dépasser sa tête par-dessus la mare et tremper la pointe de ses cheveux dans l’eau. Il observait la surface à l’envers : une araignée glisser sur le ciel et tracer des ronds dans l’onde, une nuée de têtards s’agiter comme un nuage noir, un coléoptère ouvrir ses ailes et s’envoler en vrombissant avant qu’un oiseau ne le fauche.

Ædrian se souvenait de sa nuit comme d’un mauvais rêve. Enfant, quand il se relevait en nage après un vilain cauchemar et se boulait sous les couvertures, sa mère se dressait aussitôt pour lui frotter le dos et racontait que les songes n’étaient rien d’autre que des bouts de vie, qui existeraient ou pas ; des mises en garde pour prévenir la malveillance, qu’il ne fallait pas craindre au risque de les provoquer. Alors Ædrian s’enfouissait sous les draps et pensait que jamais il ne ferait ceci ou cela, de peur de devenir l’objet de ses craintes ; mais il ne peinait pas à se rendormir tant que veillait sa mère, soucieuse à ses côtés. Et longtemps ses nuits avaient été douces ; ç’avait duré des années.

Il se leva, chancela et s’écroula. Des larmes roulaient sous ses yeux.

Le soleil culminait. Bientôt, Marlo, Adam et Mirabelle s’installeraient autour de la table de la cuisine où on leur servirait du fumet et des légumes bouillis, du pain du fromage et du vin. Ædrian avait toujours eu horreur des légumes, et l’inventivité de sa mère à les accompagner n’avait jamais résolu ce problème. Que faisaient-ils ? Parlaient-ils de lui en sirotant leur vinasse ? Cassadre ne mangeait jamais avec eux. Elle préférait la tranquillité de ses appartements, où Jolimar aimait la regarder diner en silence. Ædrian imaginait avec une pointe de nostalgie la convoitise pleine de prévenance que jetaient les yeux de Jolimar posés sur Cassadre. Cassadre qui…

Il se redressa. Il était sur un plateau qui s’étalait en une grande plaine verdoyante et descendait vers la vallée ; derrière l’angle que prenait la route pour monter, caché par les montagnes et par les arbres, il entendait siffloter. Ædrian se camoufla dans les herbes, à l’abri des branches du saule d’où il pouvait voir la route sans être vu. Une mule grisâtre à la face rongée par la fatigue apparut, traînant une charrette que menait un vieillard, vêtu à la paysanne. Les roues crissaient et râclaient le sol caillouteux et tout l’attelage cahotait malgré les efforts visibles fournis par l’animal ; le conducteur, épris de patience, sifflait et caressait le cul de la mule du bout d’une branche.

Un plus gros caillou fit couiner l’essieu et le vieillard sursauta tandis qu’il arrêtait la charrette.

— Stoooop ! brailla-t-il, t’entends-toi ? Stop que j’t’ai dit vindiou !

Il convoyait des betteraves et des carottes dont les tiges dépassaient des caisses de bois empilées à l’arrière. La mule baissa la tête, comme dans l’attente du châtiment qui ne vint pas ; ses oreilles se dressèrent et elle tourna la tête en direction d’Ædrian et hennit.

— Tu vas la boucler dit !

Le vieillard allongea le bras, prêt à frapper, mais s’immobilisa, suivant le regard de la mule vers le saule. Ses sourcils froncèrent et ses traits durcirent de concentration ; un spasme au niveau de la joue lui fit fermer un œil et sauter la tête qu’il repoussa en arrière. Il agita la main en braillant :

— Peste d’insecte ! Z’allez pas nous fout’ la paix dit ?!

La mule secouait le museau pour repousser une mouche.

— Qu’est-ce t’as vu ? Encore un ragondin ou une saloperie, hein ?

Le vieillard posa sa branche et mis pied à terre en serrant les dents ; il clopina jusqu’aux roues et inspecta l’essieu :

— Peste ! C’est qu’elle va m’les casser celle-là ! Une ben belle charrette comme ça dit ! Qui va la payer dit ? Sûr’ment pas ces quéques carottes.

À ces mots, la mule hennit et le soleil qui avait laissé le convoi dans l’ombre l’accrocha dans sa lumière. Ædrian regarda tout ça avec appréhension : la médiocre cargaison de légumes rabougris et les habits rapiécés du vieillard ; la poussière sur ses vêtements et sa figure pourtant pas si âgée, poussière qui grisait sa peau ; la mule rachitique, prisonnière de sa misérable charrette. On disait des habitants de la vallée qu’ils avaient la vie douce ; pourtant, cet homme tenait du mendiant plus que du paysan, et il n’avait probablement pas l’âge qu’on puisse l’appeler « vieillard ».

Son regard fut appelé par quelque chose derrière les montagnes et alors qu’il scrutait, il dit :

— Allons, faudrait pas trop traîner hein.

Il reprit place à l’avant sur la charrette et le convoi se remis en branle, avec force tintamarre de grincements et crissements. Il disparut au loin, avalée par la pente bordée d’herbes et de buissons.

Ædrian quitta sa cachette lorsqu’il ne l’entendit plus et s’avança au bord du plateau : le chemin serpentait sur le flanc de la montagne, jusqu’à la vallée en contrebas ; il voyait s’y trainer l’attelage, pauvre bousier perdu dans les étendues de vert, de marron et d’ocre. Au loin, des fumées venues de la ville gonflaient le ciel bleu et une surface argentée capturait l’éclat du soleil. Ædrian devinait Lacville, étendu contre le Lac-du-Val où se noyait la Saive. Des petits points noirs sillonnaient le lac, brillant comme un miroir ou du verre, et une brise amenait jusqu’à Ædrian des senteurs aussi diverses que boisées, fruitières et d’autres qu’il ne connaissait point. Un cri fulgurant attira son attention, juste à temps pour qu’il devine la forme d’un rapace plonger vers la plaine.

L’aigle remonta, quelque chose comme un rat des champs ou un petit rongeur coincé entre ses serres. La mort frappait si vite.

La mort frappait si vite.

Sa mère lui racontait que son père était mort.

Mort.

Comme Ædrian ne l’avait jamais vu, alors il était mort.

Mort.

Seulement mort.

Mort.

C’était un peu comme s’il n’avait jamais existé, alors…

Morte…

Maintenant, il se souvenait ; il avait vu mourir sa mère, puisqu’il l’avait lui-même tuée. Il l’avait vu mourir, brûlée vive dans le brasier incandescent, consumée par les flammes noires, pendant que ricanait l’ombre géante : celle de Saylomen qui le hantait ; son ombre à lui. Renart aussi. Il s’en rappelait maintenant. Un carreau dans l’œil, les cris alentour, la foule déchaînée et sa propre rage à lui : Ædrian ; la mort semée, son pouvoir. Il n’avait voulu y croire. C’était plus facile : il avait simplement disparu, il n’était plus là. Rien que ça.

Il avait pensé que la mort, ça n’était pas grand-chose. Tout le monde mourrait. Les gens étaient, puis ils cessaient d’être. Rien de plus.

Mais ils étaient encore là. Tous. Ils n’avaient jamais disparu, ils étaient avec lui mais il ne pouvait pas leur parler, il était seul à les entendre et ne restaient que les souvenirs de ce que ç’avait été ; les souvenirs d’à quel point c’était bien, lorsqu’ils étaient là. Vraiment là. Pas seulement pour lui rappeler qu’ils ne l’étaient plus. Pas seulement pour lui rappeler que c’était sa faute.

« TU m’as tué. »

« Moi aussi, je suis mort à cause de TOI, je n’avais rien à voir avec ces meurtriers et je venais pour la fête mais j’ai quand même subi ton courroux pour les autres. Et mes enfants. Ils voulaient seulement voir les magiciens… »

« Tu n’as pas pu me protéger. NOUS, nous te protégions. »

« Tu nous as tué, NOUS, simples habitants de La Franche qui ne demandaient qu’à vivre un peu. »

Renart n’avait plus qu’un œil ; l’autre n’était qu’un grand trou noir plein de rouge. Il y avait ce jeune soldat, rien qu’un adolescent qui bombait le torse sous un armure trop lourde qui ne brillait plus : Berth, les membres en pièce, comme si une montagne l’avait écrasé. Une femme au regard terrifié, un bébé dans les bras, un gamin agrippé à son bras qui disait quelque chose : « «’man ! c’est les magiciens ‘man ! »

« Hé Ædrian ! Tu vas pas chialer quand même, hein, poule mouillée ? »

« C’est un livre précieux, notre trésor ; ton trésor, il est à toi » puis : « Gontrand, oui, le héros de la légende. Un héros ; mais une légende, Ædrian. »

Ædrian éclata en sanglots.

L’image de Cassadre s’imposa et ramena Ædrian à lui :

« Embrasse-moi. »

Ædrian leva la tête pour offrir ses larmes au soleil ; sans lui laisser le temps de les sécher, il les essuya du revers de son bras en se dressant sur ses jambes.

— Bon… dit-il.

Il dépassa d’un pied l’autre. Tout son corps bougeait au ralenti.

Il y avait les morts, mais les vivants l’attendaient à Fortmage et avaient besoin de lui : Mirabelle, Jolimar, Marlo, Adam et Jeannot, son copain de la garde ; même Herbert, l’archiviste, et Roger, le maître d’armes qui appréciait tant Renart.

Il avança encore un peu.

Et Cassadre. Cassadre savait le guérir des voix dans sa tête. Elles s’envoleraient aussitôt qu’il se loverait dans ses bras.

Il avait fait quelques pas et s’arrêta.

Devant lui s’étalait la pente qui dévalait des montagnes vers la vallée. Elle l’éloignait de l’Empire, de toutes leurs maudites affaires qui ne le concernaient pas et il dirait adieu à Saylomen. Il éviterait Bourgvallé et tracerait au plus vite vers Fortmage pour retrouver la reine et les autres.

C’était presque simple.

Il entama la descente.

Il ne voyait pas Bourgvallé, que lui cachait la face d’une montagne, mais la suspectait à l’horizon. Il la savait se trouver entre Fortmage et lui, et imaginait ses fumées s’ajouter à celles qui formaient les nuages ; nuages qui se mouvaient vers la vallée et augurait d’une bonne pluie. Depuis combien de temps Chateaubourg n’avait pas connu son averse qui redonnerait aux champs désolés un peu de superbe ? Il se souvenait des terres en friches et du sol craquelé. Il se souvenait de son enfance et de la difficulté de faire jaillir une pousse. Dans sa jeunesse, il n’avait jamais mangé à sa faim ; il s’en était rendu compte après son arrivée à Fortmage et son accès aux banquets de la reine où abondait la nourriture. C’était encore lorsque Cassadre honorait ses invités de sa présence à table, lorsque Fortmage recevait encore. Ensuite le bouillon et le gruau avaient remplacé le poisson et la viande. Comme il était devenu impossible d’attraper le gibier qui migrait, Ædrian n’avait jamais appris à chasser.

Son estomac lui faisait mal. Il avait faim maintenant.

Ici, la végétation poussait drue. Sa mère aurait aimé cet endroit.

« Une bonne terre, qui offre juste assez à l’homme pour le nourrir est son bien le plus précieux Ædrian. Si nous avions seulement une bonne terre, alors nous ne pourrions être plus heureux. »

Était-il heureux, gamin ? En y pensant maintenant, il aimait croire que oui.

Mais il rêvait que des chevaliers l’emmenassent. On l’avait bien emmené, mais ce n’étaient pas des chevaliers. Ensuite, tout avait été trop rapide pour qu’il se le demande ; les évènements qui avaient précédé son entrée à Fortmage puis son apprentissage formaient un entrelacs de souvenirs confus. Ni vraiment bons ni vraiment mauvais.

Était-il plus heureux désormais qu’il ne l’avait été autrefois ? Cassadre lui manquait.

Des pommiers épars flanquaient son chemin. Sur les plus hautes branches, il apercevait encore quelques fruits mûrs. La végétation se colorait de blanc, de rouge et de bleu ; coquelicots, myosotis, et pissenlits crevaient l’herbe grasse, pressés contre les rochers qui vallonnaient la pente mais ce fut un arbre chargé de petits fruits ronds, jaunes-oranges, qui attira l’attention d’Ædrian. Étonnamment, nul n’avait pris la peine de le délester.

Il attrapa l’un des fruits et l’examina longuement avant de le porter à sa bouche et de l’y glisser avec précaution. Il mâcha d’abord sans entrain ; le jus coulait sur sa langue, éveillant ses papilles, tandis que la chair tendre, à peine filandreuse, fuyait dans sa gorge. Il cracha le noyau et s’en saisit d’un second, puis d’un autre et d’un autre. Aussitôt qu’il en engloutissait un, ses mains fouillaient pour en trouver encore.

— Hm !

Alors c’était comme ça, un mirabellier !

« Mirabelle. »

Il esquissa un sourire.

De nouveau, son ventre le torturait.

« Je comprends mieux, maintenant » pensa-t-il, serrant les dents.

Et Ædrian s’appuya dos à l’arbre pour baisser ses braies.

Ædrian atteignit Bourgvallé une fin d’après-midi. Le soleil disparaissait derrière les montagnes et laissait derrière lui une lumière orangée. Bien que les nuits soient douces, les précédentes, couplées à des journées de marche forcée, avaient entamé son moral et son corps encore plus. Il mangeait ce qu’offrait la nature et son estomac supportait mal ce régime généreux mais éclectique. Fatigué et courbatu, sa vue semblait diminuer et il ne voyait parfois plus que des silhouettes floues sans détails.

Il devina Bourgvallé à la masse de fumée qu’exhalait la ville, à l’agitation qui régnait autour et à l’omniprésence de gens d’armes qui la ceinturait. Une file s’éternisait à l’entrée des portes, devant un poste de garde, comme la queue d’un gros animal trapu et bruyant. Ædrian aurait voulu éviter Bourgvallé mais la fatigue ménageait ses inquiétudes et l’empêchait de s’étonner.

Des paysans menaient leurs bourriques chargées et des charrettes pleines de blés. Dans d’autres s’empilaient enfants, femmes ou des familles entières. Un gamin débraillé à la face grise montrait les toits qui dépassaient des murs de la ville en braillant. La nuit allait tomber et ils ne rentreraient pas aujourd’hui. Non loin des remparts, un campement aménagé grossissait de ceux qui quittaient la file, des gens à l’air morne et résolu qui semblaient tous plus misérables. S’empilaient des toiles tendues en auvents, des chariots renversés et des caisses comme fauteuils ou pour lits. D’autres s’allongeaient près d’ânes fatigués ou sur des tas d’affaires sommairement disposées. On allumait des feux mais un silence glaçant planait, comme si personne dans tout ce camp n’osait rire.

Ædrian évita soigneusement cet agglomérat, dépassant un berger contrarié qui faisait de même et trainait ses chèvres en ruminant. L’homme lui adressa un regard suspicieux, l’observant avec une animosité évidente avant de se détourner, l’air farouche. Son visage qui n’avait sûrement pas toujours été vilain était laid, sa peau cireuse tâchée de poussière ; les traits tirés et les yeux vitreux, des rides balafraient ses joues. Il lui faisait penser à l’homme croisé plus haut, et celui-là semblait retourner d’où l’autre était venu quelques jours avant. Il se dirigeait vers les montagnes au nord.

Ædrian avisa quelques arbres éparpillés au loin et en choisi un ; assez loin pour que Bourgvallé et son campement ne soient plus que formes et leurs bruits des rumeurs. Il n’aurait pas la force de se traîner au-delà.

Il s’adossa contre un tronc et se laissa glisser. Ses paupières se refermèrent d’elles-mêmes.

« Cassadre… »

Un chanteur tardif se cachait tout près, car le pépiement qui le berçait le suivit jusque dans ses rêves.

— Ædrian !

Il sursauta :

— Oui ?!

Il leva la tête pour chercher l’origine du son mais ne voyait rien dans les branches. Maudit piaf. Le soleil avait disparu, mais on le devinait encore derrière les montagnes qui laissaient apparaitre une lueur rouge. Bientôt, il ferait tout à fait nuit et les étoiles perçaient déjà le ciel, points blancs dans un océan sombre.

— Je ne reconnais pas cet endroit…je…

Un bruit d’eau qui s’écoulait lui parvenait ; il devinait à la fraîcheur ambiante la proximité d’une source et cette chanson, comme un carillon de cloche ou un chant d’oiseau, attira son regard vers une fontaine où le jet retombait dans un tintement clair.

— Je…ne savais pas qu’elle fonctionnait encore.

Cassadre sourit :

— Pourtant. C’est ma mère qui l’a faite construire.

Le jardin étalait ses couleurs multicolores dans le soir tombant. Autour d’une colonne torsadée et immaculée, le lierre s’entortillait et grimpait jusqu’à une façade d’où dépassait un balcon fleuri. Le pavillon blanc brillait dans le couchant qui le colorait de rose, majestueux au milieu de ce trou de nature.

Cassadre s’approcha pour prendre son bras :

— Ça ne va pas ? Veux-tu que nous nous promenions ou préfèrerais-tu monter là-haut ? Nous pourrions manger du raisin et faire l’amour.

— Ce pavillon a été détruit, dit Ædrian. C’est devenu une annexe des écuries, je le sais…

Le masque de Cassadre tomba et son visage devient anxieux :

— Qu’est-ce que tu racontes ?

L’oiseau avait arrêté de chanter. La fontaine gargotait.

— C’était le jardin de la reine et il a été abandonné après sa mort. Le roi Morgan…

L’eau s’étranglait dans son goulot. Le vent s’était levé et les branches couinaient.

— Ædrian !

Il se retourna, apercevant une silhouette moins vieille qu’elle ne le paraissait, ses cheveux gris-blancs en bataille, jetés sur ses yeux sombres, une vilaine marque rose sur le crâne, qui trouait sa chevelure négligée.

— Liam ! s’exclama-t-il.

Il portait une tunique de jute usée aux genoux et rapiécée et affichait un visage émacié.

— Qu’est-ce que tu fais ?!

Ædrian sursauta. Inconsciemment, il se débattit tandis qu’on le tirait, remuant comme un fou, donnant des pieds et des mains.

— Arrête !

Il écarta avec hargne la chose accrochée à son bras, se retournant et constatant avec terreur que c’était une femme.

— Arrête ! hurlait la voix de Liam qui le ceinturait.

Mais il ne pouvait s’empêcher de repousser cette chose.

Le feu du ciel s’était déversé dans le jardin, embrasait l’herbe devenue rouge, devenue flammes. En lieu et place de la reine, le souvenir de sa mère s’embrasait tandis que lui la rejetait avec fureur, voulait l’écarter et la faire disparaître.

— Idiot !

La figure de Liam s’était métamorphosée. La moitié de sa figure avait été comme engloutie par la nuit et seul l’un de ses yeux luisait du brasier qui s’allumait tout autour. Un grincement terrible striait la nuit ; le grand chêne s’était allongé, devenait une ombre géante qui oscillait sur son tronc, penchée vers Ædrian, ses branches nues et décharnés comme les bras d’un cadavre.

Il se réveilla en sursaut, mal à l’aise. L’aube était grise et les nuages amoncelés n’arrangeaient rien en cachant les étoiles. L’oiseau s’était tu, remplacé par une chouette. Le vent sifflait au milieu des bruits nocturnes, agitant les branches et leurs feuilles qui frémissaient. Le hululement reprit une dernière fois puis se tut. Ædrian s’était endormi assis contre le tronc, son dos le lançait et il essaya de s’allonger mais rien n’y faisait ; il lui semblait avoir ramené quelque chose de son vilain cauchemar, un couinement qui se liait au souffle du vents et transperçait le chant de la nature, un grincement lancinant. Ædrian se retourna et ferma les yeux. Sa peau mais il ne grelottait pas. Un mauvais pressentiment.

Les feux de la nuit précédente s’étaient étouffés au loin mais il apercevait des lueurs apparaitre devant les murs, au niveau du campement où les plus téméraires devaient déjà guetter une place devant les portes encore fermées.

Son estomac noué lui faisait mal. Depuis quand n’avait-il pas mangé ? Même le gruau manquait et il aurait tué pour un bol de bouillon.

Tué.

Il se releva, les oreilles bourdonnantes.

Un éclat de voix lui parvint, puis d’autres. Il refusa d’y prêter attention, accaparé par cet horrible grincement.

« Je ferais mieux de partir d’ici » songea-t-il.

Son estomac poussa un cri et il porta ses mains sur son ventre pour étouffer un gargouillement bruyant. Mourir de faim lui parut soudain ironique et anodin.

« Mais je ne reverrai jamais Cassadre. »

Il avisa d’où provenait le bruit ; dans la grise matinée il voyait le spectre d’un tronc plus massif et qui s’élevait plus haut que les autres arbres. Ses branches s’effilaient comme des os mais l’une d’elle, plus épaisse et droite comme un bras tordu, supportait des ombres agitées par le vent qui, par leurs mouvements de balancier, provoquaient ce son grinçant.

« Je devrais partir, retourner à Fortmage. Maintenant. Ça vaudrait mieux. »

Qu’il le pense, il avait déjà commencé à avancer. Un pas devant l’autre l’approchait inéluctablement de la forme de l’arbre, et le malaise grandissant ne suffisait à le faire se retourner. Pendus à la branche, les corps ballotaient en couinant, ombres noires sur la teinte grise, spectacle morbide d’un marionnettiste cruel. Ce n’étaient plus qu’enveloppes de peau desséchée aux orbites creuses ; les bouches tordues imprimaient un rictus presque comique et Ædrian laissa échapper un rire étranglé, résultat d’une intense fatigue physique et mentale.

Ses yeux se troublaient. Il n’avait qu’à se retourner et partir. Quitter cet endroit. Il retrouverait Cassadre, peut-être auraient-ils une ferme, des chèvres et des enfants. Le bruissement de la ville en éveil s’amenait et à travers lui, des cris. Le vent grinçait et charriait son odeur de cadavre.

« Pars, vite. »

Des larmes sortaient mais Ædrian ne pouvait arrêter ce rire mécanique. La voix de Liam se fit autoritaire :

« Pars ! »

Il revoyait son visage ; d’abord souriant puis teinté d’amertume, épuisé par le temps et la vie.

« Lorsque tu devras choisir, il vaudra mieux t’y être préparé. »

Il pourrait avoir un petit coin d’herbe et quelques animaux dans un trou isolé du reste du monde, en paix. Ses amis viendraient le visiter dès qu’ils le souhaiteraient et ils plaisanteraient autour du foyer sans rien évoquer de ce qu’ils auraient tous oublié. Ils ne parleraient ni de Renart ni de Liam parce que ni l’un ni l’autre ne viendrait jamais.

« Quand cela arrivera – à chaque fois que cela arrivera –, tu seras le seul à pouvoir y répondre, le seul à décider si tu veux abandonner ou continuer ton combat. »

Il ne rêvait pas. Les cheveux avaient commencé à tomber mais sur l’un des corps, une marque rosée indiquait là où il n’avait jamais pu repousser. Pourrait-il l’oublier ? Pourraient-ils ne jamais plus en parler et faire comme si cela n’avait pas existé ?

Comment pourrait-il ne pas se souvenir que tout ça, c’était sa faute.

Il regarda derrière lui : la lumière commençait à éclairer les toits et la fumée qui se hissait vers le ciel, grossissait la masse grise et menaçante des nuages. Devant la ville, la foule grouillait et des silhouettes s’agitaient dans tous les sens pour se masser à la porte.

Ædrian tourna la tête.

« Partons. »

Loin de cette ville qu’il avait choisi de sauver.

Les cris devenaient affreux. Ædrian boucha ses oreilles et priait pour ne plus entendre mais sa tête bourdonnait et les pensées qui s’y faufilaient étaient pires.

Il marcha. Il s’éloignait.

« C’est ma faute. C’est ma faute. Tout ça est ma faute… »

Il eut un sursaut et se mit à courir. Elle hurlait. La voix était aigue. Une voix de femme. Ædrian s’écroula à genoux et sanglota.

Un grognement, des voix d’hommes, cette fois.

Ædrian se releva. Il fit demi-tour, vers ce qui ressemblait à un bâtiment abandonné.

Les voix se firent distinctes.

— Enlève tes fringues, sale sorcière.

— Plus vite, sinon je cogne encore.

Des pleurs.

Ils se cachaient derrière le pan de mur d’une ferme en ruine, envahie par la végétation. Près de cette même ruine, des misérables mimaient le sommeil – ils ne pouvaient pas ne pas entendre le tintamarre. Leurs affaires en vrac rendaient évident la pauvreté des réfugiés.

Un homme – soldat – avait le pantalon aux chevilles. La fille, c’était une gamine, douze ans tout au plus, sanglotait. L’un d’eux remarqua Ædrian :

— Hé, qu’est-ce tu fous là, gamin ? Décampe vite ou je te file une rouste.

L’homme portait une armure. Une épée à la ceinture. Un factionnaire de Bourgvallé, pour sûr.

— Du calme Bertrand… Hé Louis, arrête. Louis ! Arrête merde.

Dès que la gamine aperçut Ædrian, elle lui lança un regard suppliant. Elle était tétanisée mais ses yeux étaient vides.

« Je peux seulement faire demi-tour et partir. Rentrer à Fortmage et… »

Le bras d’Ædrian fut secoué d’un spasme. L’un des trois hommes s’approcha, levant sa paume en signe d’apaisement.

— Écoute gamin, c’t’une foutue sorcière, elle sera pendue tout à l’heure. On fait rien de mal, on en profite juste un peu avant, si tu vois ce que je veux dire. Toute façon elle est foutue.

Un sourire bête se dessina sur sa figure.

— Puis, c’est qu’une sorcière, hein.

Il eut un rire gêné. Ædrian le fixait et l’homme se détourna.

— S’tu veux, tu pourras te servir aussi (il jeta un regard entendu à l’homme défroqué qui grimaça). Attends ton tour, tu passeras après Louis.

Il s’était approché jusqu’à ce qu’il puisse le toucher. Il posa sa main sur l’épaule d’Ædrian et son sourire s’étira jusqu’à ses oreilles.

— Dac ? Ça te…

Ædrian le poussa violemment et l’homme tomba sur le dos. L’instant d’après, Ædrian lui tirait son épée et la plongeait dans sa gorge. Ses acolytes réagirent trop lentement. Ils s’écroulèrent, secoués de tremblement, les mains sur la gorge. Le visage rouge. Les yeux exorbités et larmoyants.

La gamine était nue. Elle s’écroula par terre en sanglotant, ramassant d’un geste pressé un bout de tissu pour se cacher.

— T’inquiètes, ça va aller, murmura Ædrian.

Il se crispa. Il n’en avait pas terminé.

— Bouge pas, je reviens, d’accord ?

Mais la gamine ne dit rien. Elle hoqueta. Rien ne semblait pouvoir arrêter ses pleurs.

Ædrian rejoignit le chemin, et marcha jusqu’à apercevoir une file. Il dépassa la dernière charrette pour s’approcher du poste de garde qui régissait l’entrée à Bourgvallé. On se pressait car en cette saison la nuit pouvait se montrer aussi précoce que féroce. Dans les collines plus loin, dès la tombée de la nuit, l’on entendait hurler les loups et peut-être même d’autres créatures plus dangereuses encore.

— Hé, t’attends ton tour, comme tout l’monde fils de pute, cracha un type.

Ædrian l’ignora. Il tenait encore dans sa main l’épée dont le bout goûtait, laissant une trainée de gouttes vermeilles dans son sillage.

— Hé, mais c’est qu’il…

Ædrian le fixa, et l’homme s’étrangla, tombant de sa carriole en suffoquant.

Il arriva au poste dans l’agitation : tout le monde le fixait.

— Oui ? grommela l’un des factionnaires, un homme bedonnant quasi chauve.

Le garde avait-il à peine prononcé ces mots qu’il s’écroulait en suffoquant. L’autre réagit aussitôt, tirant sa lame :

— Qu…qu’est-ce que t’es toi, fils de pute ?

— Moi ? Je suis Saylomen.

Ædrian sourit, l’autre grimaça.

La gamine avait disparu. Ædrian haussa les épaules et reprit le chemin du sud.

Il ne croisait que des gens agités. On fuyait se réfugier dans la ville pourtant ce n’était pas le soleil, qui venait de s’éclipser derrière un pic plus haut, qui animait la masse. Un grognement puissant faisait trembler le ciel. Les montagnes menaçaient de s’écrouler et grondaient.

La terre hurlait. La terre s’agitait.

Une lumière rouge s’alluma, et quelque chose de gris emplit l’atmosphère.

Ædrian, s’arrêta et regarda en l’air. Ça sentait l’orage.

Il en avait trop vu ces derniers jours pour s’effrayer de si peu et développait un certain sentiment satisfait à voir ces manants s’affoler affreusement. Puis il se détourna, car le ciel s’illuminait. Et pendant qu’il quittait cette terre maudite, il rivait son regard au sud. Il ne vit jamais Bourgvallé s’enterrer sous les flammes.

Ædrian se laissa tomber au pied du vieil arbre qui grinçait. Il rivait ses yeux au sol et sanglotait en empoignant des touffes d’herbes. Au loin lui parvenaient encore les hurlements et le roulement de la terre en furie. Les cris ne cesseraient-ils jamais ?

« Tu n’aurais jamais dû faire ça, Ædrian » résonna la voix accusatrice de Liam.

Ædrian hoqueta.

« Tu as vu, Liam ! Tu as vu la même chose que moi. Ces gens sont dégoûtants. Ils méritent de mourir. Tous ! Ce sont eux les responsables. »

« Tu n’es pas juge pour décider de qui doit mourir ou non. »

Ædrian n’osait pas regarder la figure de son vieux mentor. La peur se mêlait à la honte.

« Tu as cédé à la colère. Tu as toujours été incapable de te contrôler. Tu effraies les gens. Même cette gamine, a préféré te fuir. »

« Non, ce n’est pas ça… »

« Tu as fait exactement ce qu’ils attendaient, Ædrian. Ils se sont servis de toi. »

« C’est faux ! »

« Tu es seul. Tu as toujours été seul. Tu le seras toujours. »

« Il y a Cassadre… Mirabelle et Renart et… »

« Renart est mort. À cause de toi. Comme elle. Tu l’as tuée. Regarde autour de toi, regarde tous ces morts. C’est évident. »

« Liam, mes yeux, je…je ne vois plus rien… Je ne te vois pas… »

« Ils se sont tous servis de toi. Toujours. Jolimar pour défendre son château. Glyphe pour arriver à ses fins. Ceux qui ne se servent pas de toi te fuient. Même moi j’ai été incapable de rester avec toi parce que tu me faisais peur. Je n’ai pas voulu t’emmener. Tu es seul. Tu as toujours été seul et tu finiras seul. Tu peux rejoindre l’Empire et faire avec eux ce qu’ils attendront de toi. Mais au fond, tu ne seras jamais que seul car les gens ont peur de ce que tu es. »

— Non ! Cassadre ne se sert pas de moi. Nous nous aimons !

Son cri résonna parmi tant d’autres. Il regarda autour de lui : il n’y avait que la nuit. Il ne voyait rien mais il était seul. Ses yeux le brûlaient. Il n’apercevait plus que le feu.

Il attendit, implorant silencieusement. Personne ne lui répondit jamais.

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