Une amie qui vous veut du bien
Le café ronronne des discussions qui proviennent de la terrasse.
Les badauds monstrueux rient, boivent un verre et discutent en se regardant dans les yeux, sous un soleil d’été verdâtre. Comme toujours, les fleurs et les arbres pleurent leur malheur en s’affaissant tristement. À l’intérieur, la mystérieuse inconnue m’observe, un soda bien frais entre les mains, tandis que je sirote une bière blonde pression.
— Qu’avez-vous fait de votre amie ? Elle ne s’est pas jointe à nous ?
Je souris.
— Je lui ai demandé de rentrer.
— Pourquoi ça ?
— Parce que c’est ce qu’elle voulait.
Elle réfléchit sa réponse, indécise. Elle se demande sans doute si je lui mens. Ou si je me mens à moi-même.
Le problème, c’est que je n’en sais rien.
— Vous en êtes certain ?
— Elle m’a dit que notre amitié devait se terminer. Je l’ai juste aidé à franchir le pas.
— Et vous, qu’est-ce que vous voulez ?
Je regarde autour de moi, mal à l’aise.
Je n’ai jamais été prompt à parler de moi.
Derrière le bar, le patron essuie un verre à bière. Une légère fourrure sur le visage, un nez fin et pointu qui s’évase en fleur, de longues griffes sur les mains et deux petits yeux braqués sur nous. Lorsqu’il remarque que j’ai surpris son regard, il se retourne et range le verre. À part nous, personne à l’intérieur.
Écouter les conversations des autres doit être son petit plaisir coupable.
— Ce que je veux ? demandé-je finalement. Ne pas perdre mon amie. Sans elle, je serai seul.
Je n’ai jamais été prompt à parler de moi, pourtant, lorsque l’inconnue est là, je déballe tout ce que je ressens. Pourquoi ?
L’analogie de la jeune femme du tableau n’est peut-être pas si foireuse que ça… Tu es captif de ses yeux, soumis à sa volonté. Peut-être qu’elle s’apprête à te bouffer, morceau par morceau.
— Alors pourquoi lui avoir demandé de partir ?
— Je suis quelqu’un de…
Je suis quelqu’un de quoi ? Toxique ? J’ai toujours détesté ce mot. Quand on se tape un champignon toxique, qu’on a mal au bide ou qu’on hallucine, on peut le regretter a posteriori, mais au moins, on sait pourquoi.
— …radioactif. Si vous n'avez pas de compteur geiger dans le crâne, vous ne vous en rendez pas compte, mais je vous tue de l’intérieur. Oh, pas à grosses doses, mais suffisamment pour que vous finissiez par crever dans une lente agonie.
— Joyeuse vision de vous-même.
— Vaut mieux être agréablement surpris, que terriblement déçu, non ? Et vous avez l’air d’être tatillonne sur la vérité.
— Et vous, vous avez l’air de vous confier facilement.
— Seulement aux belles inconnues.
Elle affiche un sourire mi-consterné mi-amusé.
— Vous faites une fixette sur mon physique, pourquoi ça ?
Je me rends compte que j’ai oublié tous mes principes. Je ne comprends pas ce qu’il se dégage de cette personne, mais j’en oublie toutes les règles sociales que je m’étais fixées. Devrais-je lui dire la vérité ? Lui dévoiler les monstruosités qui peuplent mes journées et son visage si parfait qui dénote au cœur de l’horreur ? Si je lui mens, est-ce qu’elle va le sentir comme tout à l’heure ? Si je lui dis la vérité, est-ce qu’elle va s’enfuir ?
Je me suis déjà posé toutes ces questions, longtemps auparavant.
— Je suis désolé, répondis-je. C’est juste de l’humour de mauvais goût.
Elle pousse un hmm, peu convaincue par ma réponse.
J’élude alors le sujet en reprenant le précédent.
— Vous êtes ce qui ressemble le plus à une autre amie dans ma vie. Au-delà de vous et de Chloé, je n’ai plus personne. Enfin, Osgar sait se montrer réconfortant, mais il ne coche pas toutes les caractéristiques d’une personne.
— Un chien ?
— Une gargouille. Enfin un chat qui lorgne fortement vers la gargouille.
— Avec une description pareille, ça donne envie de le rencontrer. Pas de famille ?
— Vous voulez dire, à part ma mère adoptive en cendres ?
Elle me fixe, sans rien dire.
— Non, avoué-je finalement. Pas d’autre famille.
— Et pourquoi vous vouliez voir cramer la seule famille qui vous restait ? A bien y réfléchir, c’est peut-être normal que la seule amie que vous ayez ait envie de couper les ponts.
Sans savoir pourquoi, je repense à ce foutu bouquin que Constance m’avait offert. Je revois les flammes et le regard bouleversé de ma mère adoptive tandis qu’elle assiste au bûcher de son livre d’enfance.
— Parce qu’elle me battait.
C’est sorti tout seul, sans filtre, sans enrobage. Une vérité simple et pure.
Une vérité que je n’avais jamais prononcée auparavant.
L’inconnue acquiesce d’un signe de tête.
— J’aurais bien aimé la voir cramer aussi, du coup.
Un autre souvenir prend le relais. Constance me serre dans ses bras et je pleure si fort.
— Qu’on l’ait vu ou non, ajouté-je la voix éraillée, ce qui est certain, c’est qu’elle a bel et bien brûlé.
— C’est une histoire que vous avez envie de raconter ?
Sa question me tombe dessus comme une averse de grêle au printemps. Inattendue et violente. Un souvenir de Constance parasite le tout : elle lit un poème que je lui ai écrit, un poème tendre, les mots d’un fils.
— Pardon ? balancé-je afin de quitter mes visions.
— Vous n’êtes pas écrivain ?
— Si. J’essaie de l’écrire, en ce moment même. Ce sera sans doute mon prochain roman.
Une nouvelle vérité. Une autre exclusivité.
— Alors pourquoi cet air surpris ?
— J’ai trente-cinq ans et je viens seulement de me dire que ça pourrait être une bonne idée. Il vous a fallu deux minutes pour arriver à cette conclusion.
— La magie de l’esprit féminin.
— On peut trinquer à ça.
Je lève ma bière, et cogne contre sa bouteille de coca-cola zéro.
Elle sourit, hésite, mais reprend finalement la parole.
— ça paraît être évident, pourtant. Être écrivain, raconter ses douleurs. C’est un exutoire. Personne ne vous l’a conseillé avant moi ? Même pas votre amie ?
— Chloé ne sait rien de tout ça.
Je revois Chloé, à vingt ans, notre rencontre, les rires, l’alcool.
— Vous n’en avez jamais parlé à personne ?
— Vous êtes la deuxième. La première est mon thérapeute.
Elle semble trouver une certaine forme de logique à mes paroles.
— Et votre thérapeute ne vous a jamais conseillé d’écrire sur le sujet ?
— Non, mais il a confronté Constance.
La main de Constance dans la mienne, affectueuse, protectrice.
Cette même main qui me gifle.
— Non, il ne s’est jamais rien passé. Je ne sais pas ce qu’ils se sont dits.
— Vous n’avez jamais demandé ?
— Ce ne sont pas des questions que je pouvais poser, mais assez parlé de moi.
J’effectue un geste de galanterie vieillot, un signe de la main pour l’inviter à parler.
Elle sourit.
— Vous qui êtes écrivain, vous n’avez pas déjà une idée sur moi ? Une idée de qui je suis ?
— Vous êtes l’inconnue qui change tout. Une personne qui débarque en plein milieu de l’histoire pour apporter une pièce essentielle du puzzle, une pièce dont on ignorait même l’existence et qui s’avère être la plus importante de toutes, celle qui donne un sens au tableau.
— Vous m’accordez bien trop d’importance.
J'acquiesce d’un air distrait.
— Peut-être bien, ou alors vous n’êtes juste qu’une péripétie sur le chemin. C’est parfois difficile de distinguer les deux. C’est même mieux si on ne les distingue pas.
— L’avenir vous le dira.
Mon second baiser, à vingt-deux ans, les lèvres de Chloé, tout contre les miennes.
— Vous avez envie de me parler de votre moitié ?
Son regard s’enfuit vers l’écho d’une vie qui s’est éteinte.
— Elle est morte il y a longtemps, avoue-t-elle. Et depuis, je me sens vide. Elle aimait chanter. Elle traînait toujours une guitare avec elle et dès qu’elle en avait l’occasion, elle grattait les cordes. Et moi, je n’ai jamais osé.
— Qu’est-ce que vous n’avez pas osé ?
— Chanter.
Son visage se griffe des turbulences de souvenirs douloureux. Je peux presque apercevoir le ressac du passé éclabousser ses pensées.
— Chanter avec elle, précise-t-elle.
— Vous chantez aussi ?
— Chanter, ça demande une forme d’égo, de fierté, que je n’ai jamais eu. On va dire que j’aimais fredonner.
— Ou que vous aviez bien trop peu confiance en vous pour vous lancer.
Elle sourit et lève les épaules, émue.
— Je voulais chanter avec elle.
— Oui, mais ça, c’est trop tard. Ces occasions-là sont passées. Les regrets, ce sont les souvenirs qui vous empêchent d’avancer.
— Chanter sans elle, ça n’aurait plus aucun sens.
— Essayez de voir ça plutôt comme chanter pour elle.
Elle glisse ses mains sur son visage et s’y réfugie quelques secondes. Lorsqu’elle émerge, elle transpire une mélancolie crasseuse.
Derrière nous, un verre se brise.
Je me retourne pour apercevoir la tête taupesque du barman qui affiche une moue contrite.
— Je suis désolé si ça vous a fait sursauter, monsieur, me lance-t-il.
Magnanime, je lève la main pour le pardonner, puis me tourne vers mon inconnue. Elle est toujours plongée dans sa mémoire.
— Il reste quoi de nous, quand on est mort ? demande-t-elle.
— Dans le cas de nos défunts respectifs : des cendres.
Elle lève les épaules, peu désireuse de goûter à mon cynisme.
— Peut-être bien.
Son visage se renfrogne. Je l’ai sans doute blessée, tout comme j’ai tant de fois brisé le moral de Chloé par mes remarques cinglantes.
— Quels souvenirs gardez-vous d’elle ? lancé-je pour me rattraper. Hormis ses chansons.
Elle me jette un regard indéchiffrable, hésitante, puis ferme les yeux.
— Un sentiment de bien-être lorsqu’elle était dans ma vie. Les sourires et les rires. Des bonheurs pareils, je crois que je n’en ai plus connus depuis que je l’ai perdue.
— C’est peut-être ça qu’il reste de nous, quand on est morts. Des souvenirs.
Elle paraît méditer ma remarque, alors je poursuis.
— Comme une flamme qui vacille parce que la mèche arrive en bout de course. On vit encore un peu. Dans la tête des autres, des visages gravés qui s’effacent avec le temps. Et puis la flamme s’éteint, quand ceux qui nous ont connus meurent à leur tour.
— Ou comme un éclair, dit-elle. Et le grondement qui suit est l’écho de ce qu’ils ont été.
— Un éclair trop vif ?
— Tout dépend de quelle vie on parle. Certains mériteraient sans doute une vie plus vive.
Son téléphone sonne.
Elle fronce les sourcils, agacée, s’empare du perturbateur et son visage se liquéfie lorsqu’elle découvre l’appelant. Elle décroche.
— Oui ? Oui, c’est bien moi.
Tandis qu’elle écoute, je jette un coup d'œil autour de moi. La taupe humaine m’observe toujours, mais décide apparemment de ne plus s’en cacher. Je lui fais un sourire, qu’il me rend comme il peut derrière ses poils noirs.
— Très bien, je comprends, poursuit l’inconnue.
Sa voix se froisse, ses yeux scintillent.
D’un geste un peu gauche, elle met fin à l’appel.
— Je vais devoir vous laisser, hésite-t-elle. J’ai apprécié notre discussion.
— Plus que la première ?
Elle sourit tout en se levant.
— Bien plus.
— J’ai beaucoup apprécié aussi. J’espère que vous comblerez le vide qu’on vous a laissé.
— J’espère que vous pisserez dans les cendres de celle qui vous frappait.
Je ris franchement.
— C’est une idée.
— Une belle fin de journée à vous, monsieur Lanais.
— Est-ce que je peux au moins connaitre votre prénom avant que vous ne partiez ?
— Lila, répond-elle en toute simplicité.
Elle quitte le bar, me laissant seul avec un fond de bière et une bouteille de coca qu’elle n’a pas pris le temps d’entamer. Je reste un instant assis, à ressasser cette journée qui vient de s’écouler. Dehors, le ciel crache une flaque vermeille sur l’horizon tandis que la nuit dévore goulûment ses rayons.
Combien de temps suis-je resté là ?
Lila est une personne singulière. Bien au-delà de cette apparence qui me bouleverse, elle me pousse dans les retranchements de ces souvenirs que je n’ai jamais voulus partager.
T’aurais quand même pu lui demander son numéro… T’écoutes rien de mes conseils.
La reverrai-je un jour ?
Cette question me tombe dessus comme un frisson sous une brise d’été trop fraîche.
Je me lève d’un bon, court en saluant la taupe d’un geste de la main, mais lorsque j’arrive dehors, mon inconnue est déjà partie. Je fourre les mains dans mes poches, en sors mon téléphone. Un appel en absence de Chloé. J’étais tellement pris par ma discussion que je l’ai ratée. Je lui envoie un texto.
***
Je vais bien. En direction du train et je rentre.
Je suis déjà rentrée… T’as passé la journée là-bas ?
On dirait bien. J’ai beaucoup discuté, ça m’a fait du bien.
Avec ton amie ?
Oui.
Fais attention à toi. Appelle-moi quand t’arrives.
***
Je range mon téléphone et prends la direction de la gare.
Me balader la nuit, parmi les humains monstrueux, c’est ce qui m’a poussé vers les romans d’horreur. Dans les ruelles oubliées aux alentours de la gare, des créatures horribles rôdent dans les ombres. Des fantômes affublés d’une trogne fatiguée, traînant les pieds jusqu’à leur quai ; des monstres difformes aux griffes ensanglantées qui fument en matant leur fil instagram ; des animaux humanoïdes, tout en fourrures ou en plumes, qui grognent ou coassent leur journée à une famille quelque part à l’autre bout du téléphone.
Quand j’étais gosse, j’aurais couru jusqu’au quai en regardant mes pieds, terrorisé de toute cette horreur absurde. Aujourd’hui, je regarde ça d’un œil presque amusé. Le temps où Thomas-le-bouc devait me bourrer de cachets pour que je puisse seulement traverser la journée s’est évaporé. Ne reste de moi qu’un homme déréglé, perdu au milieu des visages griffés de cauchemars.
Et, au cœur de ma constante nuit d’horreur, le sourire de Lila brille comme un phare rassurant. Une question se pose tout de même. Me guide-t-elle vers la sécurité, pour m’éviter de sombrer dans la folie ?
Ou vais-je m’écraser sur tous ces rochers d’un passé résurgent qu’elle m’invite à partager ?
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