Prologue

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Le soleil mourant embrasait la plaine entière de ses puissants rayons crépusculaires, faits de sang, de feu et d'or. Le vent vif balayait les herbes rousses et brunes, chargée de l'odeur musquée de la nature. La lande rouge s'arrêtait à la lisière d'une forêt aux arbres coiffés de feuilles couleur flamme, ce paysage d'automne qui prenait de nouvelles teintes chaque saison s'étendait sur bien des lieues encore. L'air était frais, il crispait les muscles et changeait les pieds en pierre. Mais les chasseurs urghïtes ne craignaient plus le froid, après tant d'années à fouler les prairies d'un pas vif. Alertes, ce petit groupe d'elfes noirs vivaient depuis des siècles dans les plaines d'Urghï, qu'ils avaient appris à connaître, à apprivoiser. Chaque recoin n'avait plus aucun secret pour eux. Tribu sédentaire, ils n'étaient ni craints ni insultés : cette communauté avait un lien indescriptible avec la plaine, et leur seule occupation était la chasse. Rien n'aurait jamais pu les faire quitter leurs terres.

Tapis dans les fougères rousses et or, deux elfes scrutaient les herbes, accroupis. Leur peau gris-bleu, semblable à la couleur des ardoises, les dissimulait dans ce paysage sauvage. Leurs petits yeux bruns fouillaient chaque brin d'herbe, chaque rocher, chaque mouvement, même lorsqu'il ne s'agissait que de quelques brindillent qui ondulaient sous le vent. Leurs arcs en bandoulière, ils marchaient lentement, sans aucun bruit, tels des félins. L'un était jeune, ses cheveux noirs attachés dans son dos, et vêtu d'un pantalon de fourrure. L'autre était une femme, plus âgée, à la crinière grisonnante, enveloppée dans une tunique de peaux. Tous deux avaient le corps recouvert de peintures blanches, formant des motifs linéaires qui s'enroulaient autour de leurs articulations. Leurs visages semblaient faits de pierre, figés sur l'horizon. À leur côté évoluait une grande bête, un loup géant à la fourrure fauve mouchetée de blanc. Tous trois chassaient.

C'est lorsque enfin ils repérèrent une proie qu'ils se figèrent, immobiles comme des rochers. Le loup agissait en même temps que les elfes, comme si une mystérieuse connexion le reliait à ses maîtres. Le jeune urghïte restait derrière la femme, par évidence son mentor. Elle remuait le nez, afin d'identifier l'espèce du rongeur qu'ils avaient déniché, quasi invisible entre les fougères rousses. Ses yeux se plissaient afin d'y voir plus clair. La respiration du loup s'était muée en un vague souffle imperceptible, comme si l'animal avait compris l'importance du moment. Seul le murmure du vent contre les rochers troublait le silence crépusculaire.

La chasseuse elfe leva la main à mi-hauteur, pour qu'elle soit visible de ses deux compagnons. À l'arrière, le jeune urghïte se tendit, prêt à réagir, arc en main. Très lentement, il encocha une flèche, et banda l'arme jusqu'à ce que la queue du projectile arrive au niveau de son oeil. Puis il attendit, les muscles contractés, le sang battant à ses tempes. Le loup, à ses côtés, avait fléchi les pattes, prêt à bondir dès le signal donné.

L'elfe noir chercha la proie des yeux, un gros rongeur au poil orangé, qui fouillait la terre en quête de vers. Son insouciance était ridicule, compte tenu des six yeux qui ne fixaient que lui. Mais la patience était maîtresse de la chasse, et l'elfe devait encore patienter. Du moins, jusqu'à ce que le vent soit bien orienté, jusqu'à ce que la cible soit totalement déconcentrée de son environnement...

Le rongeur s'attaqua à un gros ver de terre bien gras, qui malheureusement était coincé dans la terre. Il eut beau se démener, le lombric ne voulait pas s'extirper du sol. Aux côtés des chasseurs, le loup gronda doucement, et la femme posa sa main libre sur ses épaules pour le faire taire. Ankylosé, le jeune elfe espérait de tout coeur que son aînée donnerait vite le signal, mais ses attentes furent comblées. L'urghïte ferma le poing, et son novice décocha la flèche, qui fusa entre les herbes. Mais elle trancha quelques brindilles épaisses, ce qui alerta le rongeur. Ce dernier détala quelques instants avant que le projectile ne vienne s'enfoncer dans la terre, tranchant le ver de terre en deux. Le loup s'élança en grondant, à la poursuite de la proie, avant de l'achever d'un coup de griffe, quelques mètres plus loin. Il revint triomphant, le rat des plaines inerte entre ses mâchoires.

L'archer baissa la tête, honteux, alors que son mentor se tournait vers lui, l'air sévère. Elle caressa les oreilles du loup, et déclara :

« Ce n'est pas toi qui a chassé, c'est lui. Incline-toi. »

L'autre obéit, se baissant face contre terre face à la bête. Lorsqu'il se releva, le regard de la femme s'était adouci.

« La flèche ne doit pas couper d'herbes, car elles sont sèches et alertent le gibier, gronda-t-elle. Souviens-t'en lors de ta prochaine chasse, Bhisine. »

Il hocha la tête, puis félicita le loup de quelques tapes légères sur son dos. Puis ils se relevèrent, les muscles douloureux, et prirent la route du campement. Le soleil avait en partie disparu derrière l'horizon, et la nuit ne tarderait pas à tomber, froide et dangereuse. Car lorsque la lune était haute, et chaque urghïte le savait, des prédateurs bien plus sauvages que les loups géants, avec qui la tribu vivait depuis si longtemps, quittaient leurs terriers et chassaient dans les prairies d'Urghï. Ils se hâtèrent donc, sautant au-dessus des pierres, posant leurs larges pieds nus dans des coins précis, pour ne réveiller ni serpents ni scorpions. Puis ils aperçurent l'Arbre Solitaire, un vieil acacia au tronc grisonnant et sec, marquant l'entrée de leur camp depuis qu'ils s'étaient installés ici. Ils se glissèrent sous les branches entrelacées et épineuses qui formaient le tunnel d'entrée, et pénétrèrent dans l'enceinte de la combe.

Un feu joyeux éclairait le camp, où s'affairaient une douzaine d'elfes noirs. Des adultes dépeçaient les animaux tués en cours de journée, quelques adolescents faisaient frire des galettes et rôtir des lièvres, des enfants jouaient avec la seule portée de louvetaux géants de la tribu, sous le regard attentif de leurs mères, une elfe et une louve, assises côte à côte.

Une vieille urghïte se tenait accroupie devant une large pierre plate où étaient disposés, dans une forme complexe, une dizaine d'osselets. En entendant les chasseurs arriver, elle leva lentement la tête, révélant des yeux laiteux et globuleux, qui les scrutaient sans pouvoir réellement les voir.

« Silghiet, Bhisine, gronda-t-elle d'une voix rocailleuse usée par le temps. Et Vylis, qui rentre victorieux de cette uthra, cette chasse sous le soleil.

— Cette victoire lui est propre, approuva Silghiet en acquieçant, ses doigts courant doucement sur la fourrure blanche et fauve du loup. Ce rat des plaines nourrira ses louvetaux. Cependant, la flèche de Bhisine n'a pas atteint cette proie.

— Je sais, dit juste la vieille elfe noire. Va-t'en dépecer ce gibier afin de le donner aux fils de Vylis, je dois m'entretenir avec ton protégé. »

L'urghïte s'inclina devant l'ancienne puis tourna les talons, le loup la suivant, gueule ouverte et langue pendante. Puis, Bhisine fut invité à s'assoir aux côtés de l'aveugle, ce qu'il accepta avec honneur. Le regard du jeune chasseur se perdit dans le brasier qui remplissait la combe de sa lueur chaleureuse, tandis que la voix gutturale de la vieille urghïte résonnait à son oreille.

« Tu sais Bhisine, la voix d'uthrar n'est pas des plus faciles, et l'hiver approchant, elle ne le saura qu'encore moins. Tu as choisi d'honorer tes ancêtres et nos coutumes, mais l'entraînement pour parvenir à comprendre et à maîtriser tous les aspects de l'uthra est rude et compliqué.

— J'ai déjà appris tout cela, et ce grâce à mon mentor et à toi, Ibsurth, rétorqua Bhisine, ses sourcils arqués froncés en avant. Mais je veux réussir, j'ai promis de devenir le meilleur uthrar de toute la tribu !

— Et tes voeux seront exaucés, si ta persévérance est sincère, sourit Ibsurth, ses yeux blancs tournés vers le jeune homme. Tire une leçon de chacune de tes erreurs, et tu réussiras à devenir ce que tu souhaites. À présent, va aider Silghiet et les autres à préparer la viande pour ce soir, ordonna-t-elle. »

Comme l'avait fait son mentor quelques minutes plus tôt, Bhisine se courba devant la vieille elfe puis s'en alla auprès des autres chasseurs. Il caressa le poil de Vylis, ne ressentant aucune jalousie ou haine envers celui qui avait réussi là où il avait échoué. Les paroles de l'ancienne l'avaient laissé pensif, mais il se promit d'honorer son discours et de continuer à s'entraîner. Ainsi il pourrait devenir un véritable uthrar.

Les derniers rayons de soleil disparurent derrière la ligne d'horizon, et une odeur de viande grillée emplit l'atmosphère, chargée de bonheur et de réconfort.

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