Chapitre 7 : Bienvenue au bal de fin de bail

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~Tom Ella~

Une ultime soirée dans notre appartement. C’était ce que Max avait exigé, tel un prince. Comme s’il s’était apprêté à envoyer son bataillon d’exploration, il avait exposé des arguments de taille, et réussi à convaincre notre père de le laisser organiser une fête de départ. Bien évidemment, il avait promis d’en assumer l’entière responsabilité et de se charger de tout. Les cadavres de bouteilles disparaîtraient en même temps que les invités au petit matin, il n’y aurait aucune plainte du voisinage pour tapage nocturne, ni de jeunes dans un coma éthylique, et les pièces seraient nettoyées de fond en comble avant l’arrivée des déménageurs qui embarqueraient le reste des meubles le lendemain. Il avait assuré, comme toujours. Mais ce que Max voulait, il l’obtenait d’un claquement de doigts.

Je n’avais rien demandé et pourtant, je me retrouvais quand même en plein milieu de cette combine. D’une façon ou d’une autre, Max m’avait entraîné avec lui, sous prétexte de pouvoir tourner la toute dernière page d’un livre chargé d’histoires familiales complexes, qu’on espérait perdre lors du déménagement. Je n’y croyais pas vraiment, mais s’il en était intimement convaincu, il était sans doute mal venu de ma part de briser ses idéaux.

Depuis, le temps avait passé à toute vitesse et maintenant, il ne restait plus que les derniers préparatifs à ajuster avant l’arrivée des invités. Les gobelets en plastique s’empilaient sur la grande table du salon, face à une lignée de bouteilles de couleurs, de formes et de tailles différentes. Des bols de chips et autres snacks trônaient en son centre, de quoi équilibrer avec les boissons. Les enceintes débitaient une playlist de musiques rap/hip-hop, plus pour la forme que pour le langage explicite qui me tordait l’estomac. Pour Max, c’était le genre musical qui passait bien en soirée : le rythme était lourd, assourdissant, hypnotisant, et le refrain facile à retenir, bien que les paroles étaient parfois incohérentes. Quelque part, j’avais envie de le croire. En fin de compte, c’était lui le mec cool qu’on invitait à toutes les soirées, alors…

La grimace qui déformait mon visage semblait lui procurer du plaisir, plus par moquerie que par sadisme. Son rictus se remarquait même à l’autre bout de la pièce. Je devais donner l’impression d’avoir ingurgité quelque chose qui ne passait pas, à deux doigts de plaquer mes mains sur les oreilles, au lieu de les poser sur mon ventre.

Max baissa le son de la musique, s’avança vers moi, s’assurant tout de même de laisser un peu d’espace entre nous.

— Et si ce soir tu disais oui à tout, Tom ?

Cette phrase claire, avec des mots simples, retentit dans le salon désormais réagencé en bar. J’avais beau me la répéter mentalement, en la tournant autrement, je n’étais pas sûr de comprendre le véritable sens de sa question.

— Pourquoi je ferais ça ? Si c’est à cause de la chanson, tu peux la laisser. C’est ta soirée, après tout. Et puis, ça reste juste un fond sonore qu’on entendra même plus d’ici une heure.

Il ricana, comme s’il s’efforçait de rire à une blague douteuse.

— Je te parle pas de ça, idiot. T’as pas envie de te laisser aller pour une fois ? T’es… tout le temps sur la défensive. Comme bloqué par des barrières invisibles qui t’empêcheraient de faire ce qui te plaît réellement. Enfin… j’ai l’impression que tu t’interdis d’être heureux, quoi.

— Je suis heureux, Max.

— T’en as pas marre de mentir à la fin ?

Je lui fis face, l’air détaché pour ne rien laisser transparaître. En plongeant dans son regard, j’y aperçus un reflet aux traits flous et minuscules. Celui d’un type, semblable à lui, à moi, à nous, qui cherchait à affirmer ses propos au travers d’un mensonge fréquent. Il pouvait feinter, tromper n’importe qui, mais pas Max. Plus Max. C’en était presque troublant.

— Est-ce qu’à force de le faire tout le temps, ça reste un mensonge ? Ça pourrait pas être la vérité, pour une fois ?

Ses épaules se redressèrent mollement, hésitantes. Elles semblaient peser une tonne, comme si elles portaient un lourd fardeau depuis trop longtemps. On aurait presque cru que Max se montrait faible, vulnérable, ce qui ne lui ressemblait pas.

Il profita du silence qui s’était immiscé entre nous pour y réfléchir sérieusement.

— T’arrives à t’en convaincre ?

— Max, je te le répète : je suis heureux.

— Prouve-le-moi, alors.

— Quoi… ? Et comment tu veux que je m’y prenne ?

— Libre à toi de choisir. T’as toute la soirée pour ça.

Ses paroles claquèrent dans les airs avec désinvolture. Il avait mis un terme à notre conversation sans que je puisse répliquer quoi que ce soit d’autre. Il fit volte-face, puis s’éloigna. Impuissant, je l’observai se volatiliser une énième fois, laissant comme un vide derrière lui.

***

La fête battait son plein. En peu de temps, l’ambiance s’était métamorphosée. L’appartement grouillait de monde, l’alcool coulait à flot et les invités allaient et venaient entre le salon et le balcon. Il y en avait trop pour tous les catégoriser comme de simples amis, ou alors, Max était aussi populaire qu’il le prétendait. Quoi que, le fan club devant lequel il se pavanait en était la preuve : tout naturellement, il monopolisait la discussion et attirait les regards sur lui. Ses admirateurs buvaient les paroles qu’il débitait, accrochés à ses lèvres, à ses rires. Il était si solaire qu’il me faisait penser à cet astre : il rayonnait avec ardeur, il apportait de la chaleur, de la lumière, il était au centre de tout et les planètes gravitaient autour de lui.

D’ailleurs, sur moi aussi il exerçait une certaine attraction que je ne pouvais refouler. Ses derniers mots ne cessaient de cogner partout dans ma tête, à la façon d’une balle de ping-pong. Un écho qui prenait trop d’ampleur, grossissant à chaque rebond, malgré le son qui palpitait fort autour de moi. Ils étaient toujours là. « Prouve-le-moi » C’était quoi ça ? Un défi ? Je n’étais pas comme lui – je n’étais pas lui – avide de challenges, cédant à toutes sortes de provocations.

Et pourtant

Du coin isolé de la cuisine au salon pleinement exposé, je naviguai dans cet océan de corps humides. Certains étaient figés tels des phares, d’autres aussi agités que des vagues menaçantes. J’avais l’impression de danser à force de tortiller mon bassin et d’osciller sur mes pieds. Je croisai des visages familiers, des visages étrangers. Des voix me saluèrent brièvement, des mains passèrent dans mon dos. L’espace n’était pas spécialement bondé, mais il y avait quand même trop de monde. La musique était à peine audible parmi ce brouhaha, mais personne ne s’époumonait. Il commençait à faire chaud et pourtant, la fenêtre du balcon était grande ouverte. La scène me frappait de plein fouet avec des effets stroboscopiques.

Une épaule percuta la mienne, je pivotai au ralenti. Blond aux yeux bleus, un sourire à la fois désolé et sincère, il se retourna après un clin d’œil furtif, et repartit dans la direction opposée, comme si de rien n’était. Comme s’il n’avait jamais existé. Je restai quelques instants dans le vague, déchiré entre le rêve ou la réalité. À me demander si mon imagination me jouait des tours, ou si j’avais réellement croisé le chemin de quelqu’un d’aussi… perturbant que lui ?

Que je me sentais bête. Ou plutôt : je devais avoir l’air bête.

La pression retomba peu à peu et le monde redevint enfin stable – ou instable, selon les points de vue. Je chassai vite fait ces pensées aberrantes et cet air béat de mon visage, et gagnai enfin la table aux mille et une potions magiques. Un verre dans une main, une bouteille dans l’autre, j’y mixai plusieurs liquides avec précaution jusqu’à obtenir une couleur éclatante. Mon expérience de petit chimiste terminée, j’y trempai mes lèvres pour vérifier le résultat. Un mélange doux et fort à la fois s’étala sur ma langue, coula le long de ma gorge, répandant d’agréables picotements derrière son passage.

Et si… j’osais m’accorder le luxe d’être euphorique, le temps d’une soirée ?

En quelques goulées, mon gobelet se retrouva vide. Aussi, la réponse à ma question me parue évidente.

— Eh bah ! Quelle descente !

Une voix sortie de nulle part. Un sursaut. Mes joues se mirent à chauffer. J’ignorais si c’était dû à la chaleur, à la honte, ou à l’alcool qui opérait déjà, bien que ça me paraisse peu probable. J’ébouriffai mes cheveux, sur le point de bafouiller une excuse ridicule pour me justifier, mais fus déstabilisé dans mon élan. Une chevelure rose pétant ondulait devant mes yeux, et des lèvres rouge carmin s’étiraient sur un visage brillant de mille feux. Elle était jolie. L’espace d’un instant, j’eus l’impression qu’elle était l’unique source de lumière, voire la seule personne présente dans l’appartement.

J’ouvris la bouche, puis me ravisai. Face à mon mutisme, elle sourit avec un air mutin.

— Bah alors ? Tu me reconnais pas ?

Tandis que quelqu’un se faufilait entre nous pour s’emparer d’une bouteille transparente, brisant ainsi mon illusion, un prénom se mit à clignoter dans ma tête, lettre par lettre, d’un néon aussi flashy que sa couleur de cheveux.

— A-Abby ?!

Son sourire s’agrandit d’autant plus. Ses bras s’écartèrent pour m’encercler dans une étreinte affectueuse qui me mit presque mal à l’aise. Je fus incapable de bouger, le dos et les épaules complètement raidis, les coudes plaqués le long du corps et la respiration contenue. Elle finit par lâcher prise, s’éloigna et me sonda de haut en bas.

— Ça fait tellement longtemps, mon chat ! T’as grandi, c’est dingue ! Et pris du muscle, aussi !

Joignant le geste à la parole, elle tâta maladroitement mon bras – enfin, elle le pinçait plus qu’elle ne le tâtait – sans se rendre compte que ses longs ongles s’enfonçaient dans ma chair. Ses doigts pianotèrent sur ma peau, coururent jusqu’à mon poignet, où était noué un bracelet brésilien multicolore. Elle l’effleura, comme s’il était tissé avec un fil fragile, prêt à céder au moindre geste brusque. En réalité, il était plutôt abîmé, ternis par le temps, l’usure, l’eau. Il devait être accroché à moi depuis tellement d’années que je ne les comptais même plus.

Exactement le même nombre d’années depuis qu’Abby faisait partie de ma vie. Et celle de Max. D’abord mon amie, puis sa petite amie et, enfin, son ex. Aujourd’hui, après une longue période passée sous silence, sans la revoir, elle n’était plus que Abby, la fille pétillante de vie aux cheveux fuchsia que je venais tout juste de retrouver ici par hasard.

— Je pensais pas tomber sur toi.

Elle releva la tête, détournant ainsi son attention de mon poignet, la moue faussement boudeuse.

— Oh ! Euh, mais c’est cool que tu sois là, hein… Pas que tu croies que je sois pas heureux de te voir. C’est juste que… que je m’attendais pas à-

— Ça va mon chat, t’inquiète pas. J’avais bien compris, je t’embête c’est tout. Bon, et si tu me préparais un verre pour qu’on trinque à nos retrouvailles ? Je meurs de soif !

— Ou-ouais, carrément. Tu veux quoi ?

— La même chose que toi, ça avait l’air bon vu comme t’as descendu ça.

Directe, avec une pointe d’humour propre à elle, comme dans mes souvenirs. Abby avait peut-être changé physiquement, mais à l’intérieur elle était toujours la même. Du moins, je l’espérais. Elle avait été bien trop vraie, fidèle et sincère, pour perdre ces belles qualités. Au fond, j’admirais qu’elle et Max soient restés de bons amis après leur rupture, même si de mon côté, j’avais préféré mettre un terme à notre amitié au moment où ils s’étaient mis officiellement en couple, par peur d’être en trop.

Est-ce que j’avais exagéré ? Peut-être. Mais je ne regrettais rien.

Une micro seconde. Ce fût le temps qu’il me fallut pour balayer cette pointe de nostalgie. Elle glissa sur moi, sur ma peau, sur mes muscles, jusqu’au bout de mes doigts qui s’enroulèrent autour du fût en verre, prêt à le soulever.

— Oh attends ! J’ai une meilleure idée !

Telle une magicienne, Abby attrapa les deux bouteilles que je convoitais, qui, dans la hâte, émirent un cliquetis sec et aigu, m’en refourgua une et coinça un verre entre ses dents. Presque tout ça dans le même temps. Elle me saisit par la main comme si j’étais un enfant pour nous extraire de cette foule ambulante et nous emmena à l’écart.

Dans la précipitation, j’aurais juré apercevoir Max poser le regard sur nous, sans s’en défaire.

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