Le colibri et le papillon  2/2

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Nous avons parcouru des kilomètres à pied depuis ce matin et j’ai l’impression de n’avoir jamais autant marché de toute ma vie! Après l’ascension du Corcovado, puis une promenade dans le quartier de Santa Teresa, nous voici à présent à mi-chemin de la montée au Pain de Sucre, au niveau du « Morro da Urca ». Le soleil se couche sur la baie de Rio et Papa avait raison : prendre le téléphérique et accéder au sommet dans cette lumière s’annonce une expérience inoubliable ! J’ai aimé la première partie du voyage, mais je suis maintenant impatiente d'entrer dans cette bulle vitrée, pour aller tout en haut.

Nous ne sommes bien sûr pas les seuls à en avoir eu l’idée, et autour de nous, les gens s’affairent et se bousculent pour trouver une place dans la cabine.

— Attendons le prochain, dit Maman.

— Ce serait dommage de rater le coucher du soleil, ce doit être encore plus beau vu de là-haut, répond Papa.

Nous laissons monter les plus pressés, puis nous nous installons à notre tour dans la bulle qui s’élance presque à la verticale en direction du pic. Le voyage ne doit pas prendre plus de trois minutes. Je plaque mon nez contre le hublot et je fixe le sol qui s’éloigne déjà. Soudain, au milieu du trajet et alors que tous les regards et les appareils photo sont collés à la vitre panoramique de l’œuf, le téléphérique s’arrête dans un crissement d’acier qui me fait frissonner. Papa et Maman hochent la tête discrètement, sans un mot. Je ne bronche pas non plus, je retiens mon souffle : autour de nous, les gens font les yeux ronds, ils s’interrogent. La cabine a stoppé net, en pleine course, juste au- dessus du vide !

Le kaléidoscope, muet depuis les légères vibrations de ce matin, se remet à trembler dans ma poche et je me dis avec soulagement qu’il va m’aider à comprendre, m’expliquer ce qui se passe et peut-être m’indiquer ce que je dois faire. Je colle mon œil au tube, impatiente et nerveuse, mais à l’intérieur, rien de particulier : les jeux de miroirs me montrent les lumières colorées qui, habituellement, m’enchantent, mais qui me font, à cet instant, l’effet d’une trahison.

Un silence troublant s’installe et le temps s’arrête : plusieurs dizaines de personnes nous entourent, mais aucune d’entre elles n’ose bouger. Chacun retient sa respiration et l’œuf suspendu me semble tanguer dangereusement au-dessus du vide. C’est alors que je le vois, ou plutôt que je l’entends : entre les visages sidérés, un passager incongru, voyageur clandestin, un minuscule oiseau bleu qui bat des ailes si vite qu’il fait du surplace. Un colibri, identique à celui rencontré ce matin au Corcovado — je n’ose bien sûr pas imaginer qu’il puisse s’agir du même !

Il tourne entre les touristes hébétés, plane en stationnaire au-dessus des épaules et revient sans cesse se poser sur une petite boîte en bois accrochée à la porte, que je ne parviens pas tout de suite à reconnaître. Le bruissement de son vol contraste étrangement avec la tension électrique qui règne dans la cabine, et c’est le moment que choisit Alphonse pour, enfin, se risquer à la question qui brûle toutes les lèvres :

— Pourquoi on s’est arrêtés ? On est en panne, Papa ?

Cette fois, c’est un regard noir que Maman lance à Papa : n’a-t-il pas prétendu que le téléphérique du Pain de Sucre était le plus fiable du monde ? Je l’entends encore :

— Jamais, jamais de mémoire de Cariocas, le téléphérique de Rio n’a connu de problème, insistait-il avant que l’on ne monte dans la bulle de verre.

— Tu n’habites pas Rio, que je sache, a alors répondu Maman.

— Non, mais je te le répète, c’est le plus sûr de tous ceux qui existent !

Eh bien, nous voilà bien avancés ! J’adore mon père, mais du haut de mes dix ans, j’ai bien compris qu’il ne fallait jamais dire « jamais » !

Mon objet magique chauffe et persiste, aussi je le colle à nouveau à mon œil, mais une fois encore, tout ce que je distingue, ce sont ces jeux de couleur. Avec une dominante de bleu à présent, peut-être... Quelque chose se dessine et semble vouloir émerger, une forme particulière, celle d’un papillon, qui me rappelle tout de suite le magnifique insecte rencontré ce matin au Corcovado, celui qui se posait gaiement sur le pied du Christ Rédempteur ! Je me demande si cette image est clairement découpée dans le kaléidoscope ou si mon imagination la fabrique. Peut- être n’est-ce qu’une association d’idées à cause de la présence du colibri ?

À cet instant, c’est au-dessus de mon épaule que le minuscule oiseau choisit de virevolter, et dans le tube, le lépidoptère se détache enfin définitivement des constructions géométriques pour voler à son tour, tout en restant prisonnier des parois ! Je ne comprends absolument rien à ce qui est en train de se passer. La bulle de verre ne bouge toujours pas et l’agacement commence à monter parmi les occupants, quand une voix s’élève soudain, diffusée par les haut-parleurs :

— Le téléphérique est en pause, car quelqu’un a déclenché le système d’arrêt d’urgence. Nous allons repartir, mais le responsable va devoir se signaler !

L’étonnement s’installe dans la cabine. Tout le monde s'observe avec suspicion, avec une pointe de colère également : qui peut bien être assez stupide pour avoir lancé ce jeu idiot ? Une idée commence à faire son chemin dans ma tête. Une idée un peu folle, alimentée par la présence inattendue du colibri, par les images du kaléidoscope, et sans doute aussi par mon imagination débordante ! Sans un mot, je me dirige vers la boîte en bois accrochée à la porte et je sens tous les regards peser sur moi. L'oiseau m’accompagne et avant que je n’effectue le moindre geste, il profite de sa taille minuscule pour glisser son bec dans un interstice, et je peux entendre, comme l’ensemble des passagers, les coups qu’il donne à l’intérieur. Tout à coup, le petit coffre s’ouvre, découvrant des fils, des mécanismes et des rouages, mais surtout, libérant de sa prison un magnifique papillon bleu !

À cet instant, la cabine se remet en marche et des applaudissements viennent célébrer ce moment de magie et de poésie pures. Le téléphérique atteint le sommet en moins d’une minute, et lorsque l'ouverture des portes se déclenche, le colibri et le papillon bleus s’envolent côte à côte et disparaissent dans les hauteurs du Pain de Sucre, sous les yeux amusés des occupants. Quand le chauffeur demande qui a pressé le bouton d’arrêt d’urgence, personne ne se dénonce, et pour cause ! Mais tous sourient et me désignent, en précisant que je n’y suis pour rien, mais que je vais tout lui raconter.


Le conducteur du téléphérique a eu du mal à me croire, et c’est normal. Heureusement, tous les témoins de la scène ont pu attester de mon innocence. Pendant que nous nous efforcions d’expliquer l’invraisemblable, le soleil est tombé sur la baie et Papa n’a pas eu le temps de faire les clichés dans la belle lumière qu’il espérait. Il a dit que ce n’était pas grave, que cette aventure étonnante lui avait donné une idée : une jolie série de photos intitulée « Picaflor y Mariposa » — « le colibri et le papillon » — va prendre une place à part dans l'album qu’il prépare.

Et, plus important encore, il a précisé que la nature venait de nous offrir une leçon qu’aucun d’entre nous n’oublierait de sitôt : une leçon de vie, d’intelligence et de respect. J’ai repensé alors à la réflexion que le papillon m’avait inspirée le matin et j’ai souri en réalisant que même éphémère ou provisoire, une vie de jeu, de rencontres, d’amitié, une vie comme celle de ce papillon, mais aussi comme la mienne en quelque sorte, c’est-à-dire une vie de bohème et de liberté, vaut bien plus que toutes les richesses du monde !

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