Chapitre 1-3 l'épreuve de l'eau

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À l’âge de treize ans, lors de l’anniversaire de son intégration, cinq années après son arrivée dans la tribu de la Nef, Pamba passait une nouvelle fois l’épreuve de l’Eau, étape régulière de sa formation. Precor le Sage lui avait auparavant transmis les paroles des anciens sur l’importance de cet élément dans l’univers. Il avait cités les multiples dieux de traditions sumériennes et hourrites pour leurs liens avec cet élément fondateur du monde terrestre. Le maitre avait aussi rappelé la force des vagues, des rivières et des tempêtes pour illustrer la puissante nature de cet élément. En cette cinquième année, la relation aux pouvoirs de l’eau était évaluée par deux épreuves. L’une des deux, celle de « l’accord des sens » qui utilisait les anneaux de vérité, se répétait à chaque anniversaire de l’intégration des élèves des Terres Extérieures. Pamba, du haut de ses treize ans, n’en avait déjà plus peur. Il l’affrontait même avec un certain plaisir, toujours assuré de sa victoire. La seconde épreuve se déroulerait plus tard. Pour celle-ci, il l faudrait se rendre jusqu’à la mer de Naïri. Après une cérémonie et l’embarquement sur un long radeau, l’élève serait plongé dans les profondeurs au large du grand lac. Immergé et à sa merci, il ferait face à la force de l’élément sans échappatoire. Il aurait d’abord un dialogue respectueux avec cette force oppressante, l’affronterait ensuite et en sortirait vainqueur et grandi.

Donc, cette fois-ci, la première épreuve permettait l’accès à la seconde et revêtait une nouvelle importance qui pesait sur le moral de Pamba, une tension certaine pour son âge.

Dans son souvenir, fébrile et le cœur battant, il sortait du dortoir général en compagnie des autres élèves, pour se diriger vers l’esplanade du temple de Thesub où l’attendaient les anneaux. En-Šaku, un élève de la classe des lutteurs, s’approcha de lui tout en marchant. Il arbora un sourire narquois :

— Cette fois, c’est un échec auquel tu vas avoir droit ! lui glissa-t-il à l’oreille.

Pamba ne répondit pas, restant concentré sur l’épreuve à venir. Il ne voulait pas rentrer dans son jeu, certain qu’il s’agissait d’une menace sans fondement, juste destinée à le déstabiliser.

En-Šaku appartenait à la classe des élèves les plus âgés. Depuis le jour de l’arrivée de Pamba dans l’école, à la moindre occasion il s’en prenait à lui. L’année précédente, ils s’étaient disputés si fort qu’ils en étaient arrivés aux mains. Pamba se souvenait de ce qui représentait pour lui le début de son premier véritable combat, cette violence non retenue, ce désir d’abattre l’autre ou de lui faire vraiment mal. La rudesse des coups portés, s’ils eurent été mal parés, auraient pu infliger de graves blessures. Lui, futur Éligible, et l’autre dominant les techniques par une formation reçue depuis la plus tendre enfance, la bagarre aurait pu entrainer de sérieuses conséquences, voire le décès de l’un d’eux. Un des maitres était intervenu à temps, avant que cela ne dégénérât davantage.

La rancune n’avait ensuite cessé de croitre, et les altercations devinrent souvent violentes. Selon les maitres, le caractère de l’Éligible devait aussi s’affirmer dans ce genre de situation et apprendre à dominer l’adversaire par sa seule attitude en évitant tout affrontement. En attendant, Pamba en souffrait beaucoup, car les situations injustes à son égard et les humiliations se multipliaient.

Ce jour-là, les élèves s’assirent en rang sur l’esplanade et Pamba monta nu dans la grande cuvette de roche en face d’eux. Le vent frais du matin obligea immédiatement Pamba à se concentrer pour ne pas tressaillir avant de placer les mains dans les anneaux. Les huit prêtres commencèrent le rituel, versant chacun leur tour l’eau du lac contenue dans les récipients disposés par avance autour de la cuvette. Le prêtre souleva le quatrième récipient en prononçant les mots du rituel, puis le renversa sur le corps nu de Pamba dont les bras en croix passaient dans les anneaux. C’est là que tout bascula, et que se produisit l’inimaginable et jamais vu auparavant ! Avec l’eau, lui tomba sur le torse un Giritum nu-nu(1) ,le poisson-serpent des grands fleuves, qui termina dans la cuvette se tortillant dans tous les sens. Au contact de l’animal de trois pieds de long, Pamba ne put s’empêcher de sursauter de surprise et toucha les anneaux. Honte à lui face à l’élément Eau, et humiliation devant toute l’école.

Quand l’animal affolé se mit à tournoyer autour de ses pieds dans la cuvette, Pamba se mit à les lever frénétiquement, dans une danse ridicule. Tous les élèves se mirent à rire puis à crier pour le moquer davantage alors qu’il continuait de sautiller d’un pied sur l’autre au moindre contact avec le poisson. Pamba désemparé sentit son cœur se gonfler d’une envie de pleurer. Mais les cris d’excitation et les railleries le firent se ressaisir, comme par défit il s’arrêta net de bouger les jambes bien que le poisson-serpent continuait de frétiller et s’enrouler autour de ses chevilles. Pamba regarda fixement les élèves, puis précisément En-Šaku. En étendant les bras solennellement, il passa de nouveau les mains dans les anneaux. Il déclama ensuite haut et fort, comme pour mieux s’en convaincre lui-même :

— Les poissons sont les parties visibles de la vie de l’élément Eau. Ils sont nés avec elle et par elle. Les poissons donnent son sens sacré à l’élément Eau. Si je suis en harmonie avec l’eau, alors ils seront en harmonie avec moi. Que les vibrations de Teshub lui-même punissent ceux qui tentent de rompre les harmonies, que leur propre équilibre soit à jamais rompu pour venger leur audace, et qu’à jamais, ainsi, ils souffrent de leur désaccord avec le Cosmos.

Il adopta un calme de marbre pour prononcer ces derniers mots en regardant En-Šaku droit dans les yeux. Volontairement, il chassa sa haine envers ce dernier. Il lui restait juste un désir froid de lui appliquer la justice. Les clameurs cessèrent immédiatement et tous les élèves se tournèrent vers En-Šaku. Chacun attendait de connaitre les conséquences du sort qui venait de lui être jeté. Gardant sa prestance, de dernier ne montrait aucun signe de peur, mais avait tout de même arrêté de rire. Pamba poursuivit le sortilège par une sorte de chant de langue inconnue semblable au sumérien ancien. Les mots et les sons qui sortaient de sa bouche paraissaient provenir d’un animal du soir, dans la plaine des roches grises du volcan. Aucun homme n’était capable de telles vocalises. Les élèves continuaient à observer la scène en silence, leur regard alternant entre les deux protagonistes.

Profitant de ce retour au calme, les prêtres se consultèrent rapidement puis décidèrent de terminer la cérémonie. Ils terminèrent de verser le contenu des dernières urnes sur son torse et son dos, alors même que le poisson-serpent demeurait presque immobile dans la cuvette. Pamba, impassible, ne toucha plus les anneaux de vérité.

L’èpreuve terminée, les élèves se levèrent pour se diriger vers la salle de prière. Parmi eux, En-Šaku se sentit étourdi, comme quand d’une position assise on se lève trop vite. Il commença à marcher en titubant, s’accrochant parfois aux autres élèves pour éviter la chute. De ce jour, jamais il ne put récupérer une démarche normale ni jamais plus combattre correctement. C’est pour cette raison qu’il finit par être renvoyé de l’école.

Ayant échoué dans la voie que les dieux lui avaient assignée, sa vie avait perdu son sens. Au sein du peuple des Terres du Milieu, ce genre de faiblesse n’était pas admis. Bien que ses parents tentèrent de le soutenir, En-Šaku partit un matin sans un adieu. Il marcha seul et décidé sur le chemin de sa peine, gravit la montagne sacrée jusqu’à trouver la grande faille de l’oubli, là où finissaient tous ceux qui ne méritaient pas de vivre. Sans prendre le temps de s’arrêter sur le bord du précipice pour un dernier regard sur les beautés monde, il s’y jeta sans un cri.



[1] Nu-nu : poisson en akkadien ; Giritum : espèce d’anguilles, Silurus triostegus, vivant en Mésopotamie au moins jusqu’au troisième siècle Av. J.-C..

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