Chapitre 3-1 L’Ermite du mont Ararat et le départ vers le Sud.

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Le lendemain, Iakal-Pamba retrouva Sennam et Ewar-Kali dans les jardins de l’école des scribes. Bien que le soleil pointât déjà au zénith, on y bénéficiait encore de la fraicheur du matin conservée par l’ombre des palmiers, les fontaines et les jets d’eau. La chaleur avait quelque peu diminué par rapport au jour précédent, revenant à la normale d’une fin d’été sur le haut plateau. Quant au volcan, il ne grondait plus aussi fort ni aussi souvent. Le monde s’apaisait.

Au dehors des murailles de l’école se percevaient les chants à la gloire de l’Éligible entonnés par chaque tribu. Elles avaient chanté toute la nuit jusqu’au lendemain, accompagnant les danses en grand groupe. Une grande quantité de boisson fut consommée, en particulier celle d’épeautre fermenté, la bière sacrée que chaque peuple avait transportée dans de grosses cruches de céramique sans anses, durant sa procession vers le temple de Teshub. La boisson, ou plutôt l’ivresse qu’elle recélait, était aussi nécessaire que les offrandes pour les dieux, au même titre que tout ce qui permettait la communication avec les divinités de l’autre monde. Les chants, l’alcool et les herbes psychotropes aidaient à se rapprocher des dieux pour le commun des mortels qui, contrairement aux prêtres, ne maitrisait ni la méditation ni les arts divinatoires. S’étourdir par la danse et la boisson menait à la transe, ce moment où les dieux s’exprimaient en prenant possession des esprits et des corps, alors qu’ils s’incarnaient le reste du temps dans leur propre statue au sein des temples. Ces pratiques ancestrales, peu à peu remplacées par les rites des grandes religions, perduraient dans la plupart des tribus éloignées des grandes cités.

Sennam et Ewar-Kali saluèrent Iakal-Pamba avec plus de distance que d’habitude. Leurs premières paroles de félicitation furent, elles aussi, plus cérémonieuses. Iakal-Pamba sentit que quelque chose avait changé. Il y mit de suite un terme :

— Je pense qu’il faut que je clarifie la situation entre nous. Le fait d’avoir passé la Reconnaissance ne modifie en rien qui je suis. Comme le dit le nom de cette cérémonie rituelle : « elle reconnait ». Donc elle ne transforme pas, mais simplement constate ce qui est déjà réalisé. Je ne veux pas que les relations changent entre nous. Toi, Ewar-Kali, tu seras toujours mon plus proche soutien, notre relation devint immuable il y a bien longtemps, lors du jugement d’Enki qui nous lie à jamais. Et, toi, Sennam, tu seras toujours le confident et celui avec qui j’ai pu concevoir l’Œuvre Parfaite. Tu resteras celui qui m’aide à penser et à ressentir. Mais surtout, au fil du temps, vous êtes devenus mes frères, ma seule famille en ces terres, et par ce lien nous continuerons à nous aimer comme avant et pour toujours.

En prononçant ces mots, Iakal-Pamba lui-même se rendit compte qu’il parlait de façon plus solennelle. Mais la volonté était là et bien sincère : il ne voulait pas perdre la qualité de la relation avec ses amis.

— Nous devons maintenant nous préparer à l’ascension du mont Ararat. Toi, tu dois commencer à recruter les guerriers du premier cercle, ce premier voyage sera une sorte d’épreuve qui nous permettra de commencer à les sélectionner, indiqua-t-il à Ewar-Kali.

Puis, il se tourna vers Sennam :

— Toi, tu dois commencer à préparer les tablettes. Nous ne pouvons pas toutes les emmener. Tu choisiras les plus représentatives du travail que nous avons fait et tu les recopieras. Ensuite, enveloppe-les bien pour les protéger durant le voyage : nous les offrirons à l’Ermite comme partie et gage de mon Œuvre Parfaite.

Il s’adressa de nouveau à Ewar-Kali :

— C’est aussi à toi que revient la charge d’organiser les vivres et les bêtes. Le prêtre intendant m’a dit que tu pouvais aller le voir pour qu’il puisse t’aider et te fournir tout ce dont nous aurons besoin pour ce voyage. Nous voilà maintenant dans nos rôles et nos fonctions. Même si vous avez passé vos épreuves finales au début du printemps, c’est maintenant que commence la vraie vie ! Eh ! Vous ne vous sentez pas heureux de ne plus être des élèves ? finit-il avec enthousiasme.

Ils acquiescèrent mollement, paraissant juste suivre l’idée de Iakal-Pamba sans véritablement y adhérer.

— Bon, d’accord, commença-t-il d’un ton de déception. Mais vous entendez dehors ? Tout le monde fait la fête ! Et nous n’y avons jamais eu droit en tant qu’élèves. Je ne sais pas ce que va me dire l’Ermite dans la montagne, mais, si ça se trouve, les nouvelles responsabilités qu’il va me révéler m’empêcheront de m’amuser pour le reste de ma vie. Donc… C’est le moment ou jamais de jouir de notre nouvelle liberté !

Ses deux amis ouvraient de grands yeux, muets de surprise. À l’évidence, ni l’un ni l’autre n’aurait pu imaginer cette réaction de la part de l’Éligible qu’il considérait maintenant davantage comme un demi-dieu que comme une personne normale. Ewar-Kali fut le premier à finir par réagir, comme si, jusque-là pensif et dans les nuages, il se décidait tout à coup à revenir sur terre.

— D’accord ! Allons en profiter. D’autant plus que je sais où se trouve le meilleur endroit ! À deux rues du palais de ma famille, se regroupent toujours les tribus hourrites nomades du couchant, celles des territoires au-delà de la mer de Naïri. Ce sont eux qui ont les danses les plus entrainantes, et ils sont d’une générosité et d’une hospitalité sans pareil ! Ils aiment bien ma famille. Lorsqu’ils viennent pour les cérémonies, nous leur prêtons les pâturages à la sortie de la cité pour leurs animaux, ceux en face de la porte de Teshub. Nous serons donc bien accueillis ! Et je vous ai gardé le meilleur pour la fin : dans ces tribus, l’étranger a le droit de danser et de parler avec les femmes… termina-t-il d’un air entendu.

Durant toute leur jeunesse, aucun des trois n’avait réellement eu de contact avec des femmes. Sennam, éperdument amoureux, n’avait rien concrétisé, et une seule fois Ewar-Kali s’était approché d’une de ses cousines lors d’un mariage dans sa famille ; il en savait par là un peu plus que les deux autres, mais à peine. Quant à Iakal-Pamba, n’ayant pas de famille à visiter, il n’était que rarement sorti de l’école. Il avait passé toute sa jeunesse à observer les femmes de loin, certains soirs, quand il se juchait sur les hauts murs de l’école qui donnaient sur le chemin qu’empruntaient celles qui revenaient des champs. Il ne put échanger ni une seule fois le moindre regard avec elles.

Les yeux des trois amis s’étaient mis à briller de concert, la distance entre eux avait de nouveau disparu et ce projet festif les rapprochait maintenant plus que tout.

— D’accord, mais nous ne sommes pas habillés correctement. Si nous ne sommes plus des élèves, alors il nous faut changer de vêtements. Je crois que les femmes accepteront plus facilement de danser avec nous si nous avons l’air d’avoir des fonctions importantes, supposa Sennam, plus que jamais agité par cette proposition soudaine de participer aux festivités tribales.

— Je ne sais pas si les peuples du couchant arrivent à distinguer ce genre de détails dans nos costumes, mais, au cas où, allons-nous changer, tu as raison ! renchérit Ewar-Kali.

— Pour moi, c’est un peu compliqué. En dehors des habits d’élève, je n’ai reçu que les somptueux vêtements d’Éligible. Même si elles ne comprennent pas tout de nos vêtements, ceux-là, elles vont les reconnaitre. Et j’ai plus envie de danser comme tout le monde que de les voir se prosterner devant moi !

— Viens avec moi, j’ai la solution. Il y a deux ans, ma tante m’a offert de très belles candys (1) sumériennes d’un jaune unique et cousues de fils d’argent, mais j’ai tellement grandi qu’elles ne me vont plus. Elles seront pile à ta taille ! Elles sont magnifiques et toutes neuves, avec ça tu ne passeras pas inaperçu sans être toutefois distingué comme Éligible ! proposa Ewar-Kali.

À peine le temps de se laver et se changer, ils se retrouvèrent en haut de la grande allée qui menait à la porte de l’école, celle-là même qui leur avait si longtemps été interdite de franchir en tant qu’élèves sans l’autorisation expresse de l’administration académique. Tous trois allaient tête nue, aucun ne portant la tiare dont les ornements désignaient leur honorable fonction. Cependant, le reste de leur tenue ne correspondait plus du tout à celle des élèves. Ils se jetèrent un regard complice, et descendirent en bombant le torse vers les gardes qui, en les apercevant de loin, ouvrirent les portes par avance. Ils passèrent devant eux en les saluant aimablement, mais de façon légèrement condescendante, et se retrouvèrent dans la rue. Ils se sentirent comme libérés d’une prison, un grand sourire se dessina sur leur visage montrant à quel point ils appréciaient les nouveaux privilèges liés à leur nouveau statut. Derrière eux, les gardes refermèrent les portes. À ce moment précis, hors de la vue de ceux qui maintenant étaient leurs serviteurs, leur joie explosa et ils se mirent, dans un même élan de bonheur, à courir ensemble dans les rues menant jusqu’au palais, ne riant de rien d’autre que de la joie de vivre ce moment. Il s’agissait du rire contenu depuis toujours durant cette vie monastique si sérieuse, cette jeunesse au sein des prêtres, des maitres, des règles et des études. Bien évidemment, entre eux, les enfants de l’école passaient parfois quelques bons moments. Mais là, ils riaient de profiter pour la première fois de cette enivrante sensation de véritable liberté.

C’est ce genre de moment, celui-là et ceux qui suivirent ce jour-là durant la fête des tribus du couchant, qui soude à jamais une amitié qui durera ensuite tout au long de la vie. Partager le bonheur des premières fois, premières danses, premières ivresses, premiers regards croisés avec les femmes, premières complicités des confidences et premiers partages de désirs intimes et de vifs sentiments. Cette journée fut inoubliable à tous les points de vue.

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