Scène 7
Louis avait chargé l'un de ses innombrables subordonnés d'entrer en contact avec une organisation mafieuse qu'il connaissait et avec qui il avait déjà traité. Il avait généralement recours à eux pour de l'espionnage industriel. Mais cette fois la demande était plus délicate, il s'agissait d'éliminer quelqu'un. Ce n'était pas la première fois que Louis réclamait ce genre de service à l'organisation. Il avait fait disparaître quelques années auparavant un journaliste indépendant qui fouinait un peu trop dans ses affaires. L'opération à mener contre CelQuiSimpDeL consistait en trois phases. Premièrement, identifier tous les membres et leur statut au sein du groupe. Deuxièmement, désigner les responsables à enlever afin de se réserver une discussion avec eux. En effet, Louis et Francky voulait leur parler de vive voix. Ils désiraient connaître leur ennemi. Une conversation avec eux permettrait de les tuer d'abord symboliquement avant de passer à la troisième phase, la mise à mort. Au bout de quelques semaines, l'organisation mafieuse, aidée d'une institution étatique, le renseignement,- car l'immense pouvoir de Louis lui permettait d'utiliser la puissance publique à son profit -, fournissait au Roi Soleil tous les noms et statuts des membres de CelQuiSimpDeL. La phase deux était sur le point de s'enclencher.
De son côté, Rodolphe élaborait minutieusement un plan d'action pour tuer Louis Cypher en compagnie de cinq autres membres du groupe. Il n'avaient pas été exclus de CelQuiSimpDeL, mais l'ambiance au sein du collectif était tendue. D'ailleurs, les deux nouvelles tendances, pacifiste et réaliste, évitait de se croiser. Vincent ne pouvait que constater, impuissant, la désagrégation d'un groupe de résistance qu'il avait mis tant d'efforts à bâtir. En outre, il ne se doutait pas qu'il était maintenant sur la liste des personnes à éliminer, avec Rodolphe, par l'organisation engagée par XIV. La surveillance mise en place par celle-ci, aidée des moyens techniques du renseignement français, avait montré que d'une part, Vincent était ce qui s'apparentait le plus à un chef dans ce collectif activiste, et d'autre part, que Rodolphe préparait un attentat contre Louis. XIV avait donc décidé de les enlever avant de les tuer. Les informations qu'ils avaient obtenues sur ces deux individus retraçaient leur parcours. Vincent avait cinquante-deux ans, comme Louis. En tant que naturel, il exerçait de petits boulots sur lesquels les augmentés n'avaient pas un avantage significatif. Pourtant, jusqu'à ses trente-cinq ans, il avait été professeur de philosophie avant de devenir obsolète à cause des implants cérébraux. Ces derniers permettaient à chacun d'accéder à toute la connaissance du réseau, rendant a priori inutile tout apprentissage. Pendant cette période tragique de l'enseignement, Vincent avait publié un article dans un quotidien national. Il y expliquait que les implants allaient produire des générations de singes savants ayant et donnant l'illusion de connaître. Les réflexions qu'ils produiraient ne seraient qu'un verbiage creux où tout se vaudrait. L'apprentissage était un processus long à l'issue duquel la matière apprise se transformait, intégrant le point de vue singulier de l'apprenant. Quelques années plus tard, Vincent avait fondé ce groupe dont on connaissait l'existence avant tout par ses publications collectives. Rodolphe, quant à lui, était âgé de vingt-six ans. Tout comme Vincent c'était un naturel. Parmi ses achats, auxquels avait accès le renseignement, on trouvait de nombreux ouvrages de critiques sociales : Le Capital ; La Société du Spectacle ; Capitalisme, désir et servitude ; L'insurrection qui vient ; etc. Le rapport de l'organisation soulignait le fait que Rodolphe ait dû comprendre par lui-même des ouvrages souvent difficiles d'accès. En effet, les établissements scolaires avaient disparu à cause des implants cérébraux et Rodolphe était un naturel. Cela montrait sa motivation et sa persévérance dans un monde où l'effort était de plus en plus difficile à consentir. En outre, certains livres qu'il s'était procuré étaient illégaux. Il s'agissait de manuels de guérilla urbaine ou de guides pour fabriquer des bombes à partir de produits du commerce. On comprenait donc que Rodolphe n'aurait eu aucun scrupule à recourir à la violence dans son activisme politique. Vincent lui-même ne disposait pas de ces informations en dépit de l'enquête qu'ils avaient mené avant de l'intégrer au groupe.
Vincent et Rodolphe furent enlevés le même jour. Pendant l'opération, on leur administra un puissant somnifère. Ils se réveillèrent quelques heures plus tard dans une pièce fermée, sans fenêtre. Chacun était étendu sur un lit, attaché. La lumière au néon était allumée. En réalité, ils se trouvaient dans les sous-sols de la tour Soleil. Vincent commençait à se réveiller. Il peinait à ouvrir les yeux. Il se sentait pâteux. Lorsque les premières images furent transmises à son cerveau par sa vue fatiguée, il crut d'abord qu'il rêvait. Au bout de plusieurs dizaines de secondes son jugement logique sortit de son engourdissement. Il comprit qu'il ne dormait pas, qu'il n'était pas chez lui et qu'il avait probablement été enlevé, avec Rodolphe, par des sbires de XIV. Soudainement il pensa au jeune homme à côté de lui et s'inquiéta.
- Rodolphe ? Est-ce que ça va mon vieux ? Lança-t-il au plafond, allongé sur son lit.
Une voix faible lui répondit.
- Ça va. Qu'est-ce qui se passe ? Demanda Rodolphe.
- Je crois qu'on a été enlevé par cet enfoiré de XIV.
- Tu vois ? Je t'avais dit qu'on aurait dû le tuer. Encore quelques jours et on y serait parvenu, se désola Rodolphe.
Vincent remarqua plusieurs caméras dans la pièce. On devait les observer en ce moment même. Et en effet, quelques minutes après leur réveil, la porte s'ouvrit. Un homme à l'allure extrêmement soigné accompagnée par un individu à l'air exalté rentrèrent dans la pièce. Louis souriait de toutes ses dents carnassières.
- Tu vois Francky, tu n'as plus à t'inquiéter. Vise moi un peu ces deux là. Louis fit un geste de la main en direction des deux lits. N'ont ils pas l'air inoffensif ?
Francky le regarda, un léger sourire complice se dessinait sur son visage.
- Messieurs, vous devez vous demander ce que vous faites là. Vous allez mourir, sachez le. Mais auparavant nous allons avoir une discussion. Je vous conseille vivement d'y participer avec tout le sérieux et l'attention qu'elle requiert. Si vous ne le faites pas on vous tue directement. C'est d'accord ?
- De quoi voulez-vous discuter ? Demanda Vincent.
- De fond mon cher, répondit Louis. Ce qu'on veut connaître avec Francky ici présent, c'est la raison de votre haine à notre égard. Pourquoi nous détestez-vous alors qu'on ne fait qu'aider les gens ? Avouez que c'est une attitude étrange.
Cypher arborait un large sourire. Il jubilait. Faire l'expérience de sa puissance en écrasant ses ennemis lui procurait un plaisir sans commune mesure. Rodolphe avait un regard haineux. Il aurait voulu l'anéantir à cet instant.
- Vous êtes un cancer. Il faut vous éradiquer pour que le corps social redevienne sain, dit Rodolphe en regardant Louis droit dans les yeux.
- Je suis d'accord avec vous sauf que c'est vous qui êtes la maladie à éradiquer, répondit Louis.
- Inutile de se lancer des invectives intervint Francky. Nous sommes ici pour discuter. Donnez-nous des arguments. Qu'avez-vous à nous reprocher ? En quoi prolonger la vie des gens est-il un mal ?
- Vous ne voyez pas la différence entre guérir et améliorer ? Demanda Rodolphe. Vous dévoyez le rôle de la médecine. Elle n'est pas là pour augmenter la performance, mais pour soulager les souffrances. Avec vous le docteur n'a plus à faire à un malade mais à un client. Au lieu d'aller chercher la dernière console de jeux, on s'offre le cœur artificiel ou l'estomac qui digère tout à la mode.
- Votre raisonnement ne tient pas. La médecine a depuis longtemps guéri et amélioré. Prenez une chose aussi banale qu'une paire de lunettes. On peut dire que pour quelqu'un qui a une mauvaise vue de naissance c'est une amélioration. Dans le domaine de la procréation on observe la même chose. On permet à des individus qui ne pourraient pas avoir d'enfant d'accéder à leur désir le plus cher, termina Francky en cherchant du regard Louis, en quête de son approbation.
Vincent avait secoué la tête pendant l'intervention de Francky, habitué à entendre ce genre d'arguments fallacieux. Aussi, il prit la parole.
- Vous n'avez pas l'air de comprendre la différence entre soigner et améliorer. Dans les cas que vous mentionnez, vous n'augmentez les capacités que par rapport à des organes défaillants. D'une certaine façon on peut dire que vous guérissez ce que la nature a mal fait. Mais ce que vous pratiquez c'est autre chose. Il y a une différence de nature entre fabriquer des lunettes et produire un estomac capable de digérer n'importe quelle matière organique.
Francky commençait à s'énerver.
- Et alors ? Où est le problème d'améliorer la nature ? Vous reconnaissez-vous même qu'elle peut l'être quand elle répare une vue défaillante. Vous ne comprenez pas que la technique est l'essence de l'homme. Rappelez vous le mythe de Prométhée. En tant qu'ancien professeur de philosophie, j'imagine que vous connaissez. Il a volé le feu, symbole de la technique, à Héphaïstos, pour le donner aux hommes. Les autres animaux avaient des griffes, des crocs, de la fourrure tandis qu'eux n'avaient rien. L'homme, c'est donc celui qui par essence est défaut ou manque. Et c'est par la technique qu'il se constitue. Ce que nous faisons maintenant, à travers ce que l'on nomme transhumanisme, c'est de produire une nouvelle configuration de l'homme. Rappelez-vous l'enseignement de Nietzsche dans son Zarathoustra, l'homme n'est pas une fin mais un moyen, une corde tendue entre l'animal et le surhomme. Mais vous êtes incapable de le comprendre. Francky haussait de plus en plus la voix, ses yeux s'agrandissaient. Votre petit esprit étriqué ne peut pas concevoir sa disparition. Seuls des êtres aussi exceptionnels que Louis et moi sont en mesure de l'accepter. Vous, vous ne le pourrez jamais car vous êtes souillés par la morale de l'esclave.
Louis jouissait de leur supériorité totale. Non seulement ils les possédaient physiquement en les retenant prisonniers, mais aussi intellectuellement en détruisant leurs misérables arguments. L'essence technique de l'homme était une thèse irréfutable, il n'y avait rien à répondre à cela.
- N'importe quoi ! S'exclama Rodolphe qui se tendait de plus en plus en les écoutant parler. Vous n'avez rien compris à Nietzsche et à Platon. Vous les utilisez pour légitimer votre mégalomanie, pas pour comprendre. Ça me débecte de vous voir parler de philosophie alors que vous n'avez pas une once de leur désir de vérité.
- C'est le moins qu'on puisse dire ajouta Vincent. Vous n'avez recours à ces penseurs que pour justifier votre fantasme de toute puissance. Et puisque vous mentionnez le mythe de Prométhée, sachez que vous n'avez pas été au bout de son analyse. Si vous aviez lu le Phèdre de Platon, qui peut-être vu comme une sorte d'interprétation de ce mythe, vous sauriez que toute technique est ambivalente. Platon utilise le terme de pharmacon pour exprimer cette propriété. Vous connaissez ce terme ? Francky fit non de la tête. Il signifie que la technique est à la fois remède et poison. Ça veut dire qu'il ne suffit pas de proclamer que l'homme est un être essentiellement technique pour laisser libre cours à son hubris. Sans cesse nous devons corriger les effets de nos inventions. Vous, vous êtes des poules sans tête qui courez droit devant vous sans mesurer les conséquences de vos actes. CelQuiSimpDeL est l'expression inverse de ce que vous êtes. Savez-vous ce que signifie notre nom ?
- Parce que ça a une signification ? Demanda Louis en riant.
- Évidemment, repris Vincent. Nous considérons que l'humain est précisément celui qui s'impose des limites. Il est celui qui n'obéit pas mécaniquement à ses désirs. Puisque nous ne pouvons exister autrement qu'à travers notre technique, d'une part, et puisque, d'autre part, toute technique contient invariablement son poison avec son remède, nous devons lui imposer un contrôle, une limite. C'est cela que nous revendiquons.
Francky s'agaçait de plus en plus. La discussion semblait tourner à leur désavantage.
- Cette idée de limite n'a pas de sens, commença Francky. L'histoire de l'homme n'est pas autre chose qu'une succession de dépassement de ce qu'il croyait être sa limite. L'agriculture lui a permis de ne plus être tributaire de l'aléa des ressources du territoire sur lequel il se trouvait. L'utilisation de la charrue couplée à l'animal lui a permis d'agrandir les surfaces agricoles qu'il exploitait. Puis la mécanisation a encore renforcé sa puissance. La science des engins volant dans l'atmosphère et hors atmosphère, ainsi que celle des véhicules marins ont permis de repousser toutes nos limites physiques. Ce que notre corps nous interdisait : le ciel, l'espace, les océans et leurs abysses, la technique nous l'a donné. Mais il s'est toujours trouvé sur le chemin des visionnaires des gourous de toutes sortes, des réactionnaires obtus, fermés au changement. Et vous faites précisément partie de cette engeance maléfique pour le développement de l'humanité.
Louis souriait à nouveau. Francky semblait reprendre l'avantage.
- Vous avez une vision partielle de l'essence de l'homme, répondit Vincent. Certes nous sommes des êtres techniques mais aussi moraux. En même temps que nous augmentons notre pouvoir sur le monde par la technique, nous nous rendons compte des effets néfastes qu'elle produit. Cela nous oblige à introduire du contrôle, c'est-à-dire de la limitation, dans le développement de la technique. Il y a donc deux processus à l’œuvre. L'un qui augmente notre puissance, l'autre qui la freine. Or, cette dernière inclinaison relève de notre essence morale. Si elle n'était pas présente nous serions déjà mort, à cause des effets néfastes de notre puissance incontrôlée. Mais vous, vous ne voulez que le pouvoir. Vous qualifiez cette partie sage de l'humain de réactionnaire, d'hostile au progrès. Le plus inquiétant, c'est que votre vision malade s'étend de plus en plus dans la société. Vous êtes comme des enfants à qui on aurait jamais appris à refréner les désirs.
Rodolphe voulut ajouter quelque chose.
- Brillante démonstration Vincent. Je ne suis pas sûr qu'ils la comprennent. En plus, ils prétendent agir au nom de l'humanité. Ça c'est vraiment insupportable à entendre quand on sait qu'ils ne cherchent qu'à satisfaire leur ego démesuré. Vous n'êtes qu'un docteur Frankenstein et votre acolyte XIV un mégalomane uniquement intéressé à l'accumulation de son capital.
Francky avait écouté cette longue tirade de Vincent les poings de plus en plus serrés. Même s'il était totalement étanche à l'argumentation déployée, une part de la vérité qu'elle contenait le touchait. Si son esprit la refusait, son corps la recevait et la traduisait dans la tension qu'il manifestait. Aussi, c'est avec colère qu'il répondit à Vincent.
- Vous avez un discours rempli de moraline. Un discours qui sanctifie la modération. Vous parlez comme un esclave, comme un être que la puissance terrifie. Mais la vérité c'est que nous améliorons la vie des gens. Nous assurons mieux qu'elle ce que la nature fait. Nous produisons des cœurs qui battent plus fort et à une plus grande fréquence ; des foies plus performants, des estomacs qui digèrent plus vite et mieux, etc. Bref, nous prenons le relais d'une nature devenue obsolète. Bientôt nous fabriquerons aussi des cerveaux. Ainsi nous remplacerons complètement l'humain naturel, trop fragile, trop mal conçu.
Francky avait prononcé ces mots dans un état second, la colère laissant place à l'extase. Il était habité par ce qu'il disait. Mais Vincent n'avait pas cessé de faire non de la tête, consterné, en l'écoutant.
- Il n'aura fallu que quelques minutes de discussion pour que votre folie se manifeste au grand jour dit Vincent. Votre grand projet, c'est donc de remplacer la nature. Elle ne serait pas une travailleuse assez performante à vos yeux. Vous énoncez cette idée tranquillement sans même mesurer ce qu'elle implique. Laissez-moi vous éclairer. Vous pourriez par exemple industrialiser la procréation. Rationaliser la production d'humain dans des utérus artificiels externes. Décider à l'avance de leurs caractères physiques et mentaux. Ça vous rappelle peut-être un certain roman d'anticipation. Avec cette logique de remplacement de la nature, vous pourriez aussi étendre le principe d'industrialisation à tout le vivant. La faune et la flore pourraient devenir des produits d'usine. Ce que vous ne voyez pas, c'est que votre vision n'est qu'une certaine application de la logique capitaliste. De la même façon qu'elle a amélioré la productivité et la performance du travail par la rationalisation, elle veut améliorer le vivant. Dans les deux cas la fin est la même : le profit. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard que l'homme le plus riche du monde vous finance. Mais le vivant n'est pas quelque chose à améliorer. Il n'y a pas de vivant meilleur qu'un autre. L'être humain vit avec ses imperfections. La médecine peut l'aider à soulager ses douleurs mais elle n'est pas là pour le rendre plus performant. D'ailleurs, vous êtes aveugle à la beauté qui naît de la fragilité humaine. Nous ne voulons pas d'un monde où tous seraient performants. Vous vous croyez des génies mais vous êtes les gens les plus idiots que cette planète ait porté.
Rodolphe, qui s'était contenté d'écouter jusque-là, sa haine montant crescendo en entendant Francky, décida d'intervenir.
- Je partage tout ce que tu dis Vincent, si ce n'est que tu oublies une chose dans ton réquisitoire, la sentence. Ces deux hommes ne méritent pas de vivre. Si j'avais pu mener à bien mon projet nous n'en serions même pas là.
- Fort heureusement pour nous et hélas pour vous, vous n'y êtes pas parvenus, dit Louis. Je crois que nous nous sommes tout dit et que cette discussion peut s'arrêter là. N'est-ce pas Francky ?
Francky acquiesça et quitta la pièce, en fureur. Louis le suivit.
Je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite. Ont-ils été tué ? ont-ils réussi à s'échapper ? Autre chose ?Chacun imaginera ce qu'il veut.

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