Vendredi 6 janvier 2064

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Ce sont des Libertariens que j'ai croisé sur l'Esplanade ! Il s'agit d'un groupuscule que le régime qualifie de terroriste. Que veulent-ils ? Détruire ce régime pour en revenir aux décennies qui ont suivi l'Effondrement, lorsque les appareils d'État se sont tous effondrés, laissant les services publics dans un balbutiement très peu contraignant pour les administrés.

J'ai connu cette époque mais je n'étais qu'un enfant, je ne peux guère la reconstituer qu'à partir de sensations toutes juvéniles. J'avais neuf ans lorsque mes parents se sont séparés. Nous vivions loin de tout dans une campagne profonde, sans beaucoup de confort, dans une oisiveté joyeuse. J'avais à ma disposition ce jardin, immense sous mon regard d'enfant, jamais entretenu et au delà du jardin les collines, des bosquets de chênes pubescents et tous les chemins blancs du plateau calcaire qui entourait la maison. Au printemps, les herbes hautes, couronnées d'or, de fleurs et d'insectes, abritaient mes jeux souvent solitaires et je plongeais avec ravissement dans cette mer végétale. J'ignorais le nom des fleurs. Tubéreuse, jasmin, héliotropes ? Des parfums capiteux, suaves ou fruités, végétaux, doux-amers remontaient du parterre où je passais mes journées. Je vivais sans contraintes. Mes parents avaient rejoint le programme du BRR (Bureau de Résilience Rurale) soutenu par les premiers gouvernements verts dont les politiques ne devaient pas être beaucoup plus étoffées que le planning d'un club de vacance. Sans doute appliquaient-ils le programme dans ses dernières rigueurs puisqu'ils me laissaient pousser tout seul comme les salades après qu'on ait jeté les graines ou comme au printemps les herbes folles du jardin. Pour l'enfant demi-sauvage que je devais être, cette éducation était sans alternative, le monde était ainsi fait. Il était comme un balancier oscillant entre saison chaude et saison froide, il était tantôt cerise tantôt patate, et rien ne pouvait troubler cet ordonnancement naturel ponctué des quelques rudiments scolaires que ma mère m'administrait le soir sur la table de la cuisine en préparant le dîner. Sur le buffet, un vieux radio CD diffusait des programmes puisés le plus souvent dans les archives de l'audiovisuel. Cette radio m'était précieuse, elle était, outre les rudiments maternels, ma seule école. J'écoutais les Radioscopies à l'heure du goûter. Je buvais sans y comprendre rien les paroles des ces personnalités inaccessibles, décédées, oubliées ou disparues dans les ténèbres de l'Effondrement. Des musiciens, des chercheurs, des écrivains, des poètes, des philosophes, des personnalités politiques, religieuses, des hommes et des femmes, qui évoluaient à l'aise et riches d'expérience dans la foisonnement sémantique d'une langue admirable, très élégante, posée, magnifiquement neutre, animés d'idéal et de raison. Ils appartenaient bien sûr à l'époque antérieure mais, malgré tout, que disaient-ils du dénuement où nous étions ? N'appartenions-nous plus à cette humanité ? Le lien entre eux et nous était-il rompu ? Je m'étonnais de ce contraste.

J'ai suivi ma mère après son divorce et nous nous sommes installés dans un petit meublé rotin au troisième étage d'un collectif HQE. Triste souvenir, le jardin me manquait ! Je me terrais dans un recoin de ma chambre comme un animal blessé. J'ignore à l'issue de quelles tractations ma mère a su convaincre sa propre mère mais je quittai bientôt cet appartement pour rejoindre en centre ville celui de ma grand-mère. Cet appartement au deuxième étage d'un immeuble miteux est celui que j'occupe aujourd'hui. Les plans de rénovation urbaine l'ont épargné jusqu'à ce jour. Il est demeuré tel que je l'ai découvert voici plus de vingt ans avec l'ovale étrange de son vestibule encadré par deux guéridons d'acajou et son enfilade de pièces toutes communicantes, desservies par un couloir minuscule dont le plancher craque tant que Lapilazuli, le chartreux de ma grand-mère, ne pouvait s'y faufiler qu'au prix d'une analyse minutieuse de ses lattes sournoises. Ma grand-mère m'installa d'abord dans le salon où mon lit s'adossait à la bibliothèque. J'y piochais des livres au hasard et sans interdit.

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