Chapitre 53: La princesse grenouille

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La tête dans le brouillard, les membres endoloris, la gorge sèche, Lisa entrouvre ses paupières collantes pour découvrir le nouvel environnement dans lequel elle se trouve. Une pièce de taille moyenne dont les murs de pierre sont ornés de torches enflammées. Pas de fenêtre mais une antique petite porte en bois, renforcée par des barres de fer, est l’unique issue de cette nouvelle cellule.

Qu’est-ce que je fous là, encore ? Mais, qu’est-ce que j’en ai marre de me faire kidnappée…

La jeune femme tente de rassembler ses souvenirs récents. Mais tout est embrouillé. Elle ne se souviens de rien. Juste des sensations de faim, de soif, d’une terreur grandissante mais d’un sentiment de force immense malgré tout. Elle a vaincu à un moment donné pour perdre à nouveau. Elle a gagné et échoué.

Au fur et à mesure qu’elle émerge de la brume mentale et que son cerveau sort de son état léthargique de marmelade, des images incohérentes refont surface :

Un jeune homme au teint olivâtre qui la fixe de ses grands yeux étonnés. Un flash aveuglant, des cris, des crissements de pneu. Puis un homme au bord d’un fleuve qui lui donne une bouteille d’eau. Elle a soif. Très soif. Des aboiements de roquets. Des petits chiens moches à la tête écrasée, mais gentils et affectueux avec elle. Et un sentiment de terreur grandissant. Une ombre tenace et glaciale qui la prend aux tripes. Soudain, elle veut vomir, là, tout de suite ! Il lui faut trouver un seau ou un récipient quelconque sinon, elle va dégoupiller sur le sol en marbre. Ce serait dommage ! Mais la forte nausée diminue pour finalement disparaitre. Soudain, un coup violent retentit de l’autre côté de la porte en bois. Elle s’ouvre. Un homme d’une beauté renversante, au teint ambré, aux cheveux d’ébène et coupés très courts, dans un uniforme noir et or d’officier du XIXème siècle, se tient là, au seuil de l’entrée et attend.

- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

- Il est l’heure.

- L’heure de quoi ?

- De vous préparer pour la cérémonie, Princesse. »

Lisa sert entre ses doigts l’os sinusal en haut du nez qu’elle masse lentement. Il parait que ça calme. C’est un geste qu’elle fait habituellement lorsque la fatigue ou un début de migraine commence à la submerger. Cela diminue le stress, dit-on. Dans tous les cas, cela la soulage, un peu. Elle ferme les yeux, prend une profonde inspiration puis expire toute la colère et l’exaspération qui commence à lui monter à la tête. Elle ouvre les paupières, défiant du regard son interlocuteur et, reprenant toute sa superbe, là, assise sur une espèce de canapé design en velours rouge, elle redresse et bombe le torse :

« Démon, soyez plus spécifique s’il-vous-plait. Je commence à être fatiguée de vos énigmes à la con. »

Le lieutenant Syldraïne pénètre dans la pièce, les mains derrière le dos. Il se place debout devant elle, la dominant et lui tend un tissu en organza blanc, plié en quatre.

- On vous apporte de quoi vous laver et vous apprêter. Puis, enfilez cette robe.

- Super ! C’est quoi ? Un mariage-surprise contre ma volonté ? »

Le syldraïne esquisse un sourire amusé en guise de réponse puis précise :

« Si on veut. Vous allez être le calice de notre futur. Vous allez être notre reine, vous deviendrait la mère du renouveau de notre race et la garantie de notre survie. Ou l’ultime destruction de notre espèce et de tout être vivant sur cette terre. »

A une autre époque, pas si lointaine, Lisa aurait crié, appelé à l’aide pour être secourue, se serait jeter sur l’homme pour s’enfuir. Mais à ce moment précis, elle ne ressent rien. Aucune peur ou appréhension pour sa vie immédiate. Elle est à bout de force. Pourtant, elle se sent invincible et prête à subir tous les traitements les plus atroces sans sourciller. Et c’est ce sentiment de toute puissance qui l’effraie plus qu’autre chose. Elle veut comprendre. Alors elle fera ce que ce démon lui demande. Elle ira jusqu’au bout de l’expérience car elle sait, au fond d’elle, qu’elle les surpasse tous et qu’elle ne craint rien.

Elle prend la robe des mains du syldraïne. Il la salue en baissant la tête, puis claquant les talons pour conclure l’entretien, se redresse et se retourne pour sortir promptement de la chambre. Très vite, un attroupement de femmes démones arrivent avec un immense bac d’eau fumante, qu’elles tiennent à bras le corps. D’autres jouvencelles à la peau ambrée les suivent avec des flacons et autres onguents au parfum délicat. L’escadron de Syldraïnes femelles déposent le large tonneau qui fera office de baignoire au centre de la pièce. Puis elles déversent un fluide nacré des flacons de cristal dans l’eau fumante. Une délicieuse odeur de jasmin et de lys envahit bientôt toute la pièce. Alors, Lisa se lève et se déshabille. Elle s’introduit, entièrement nue, dans son bain à la chaleur réconfortante, et s’allonge dans le liquide laiteux. Des mains douces, aidées d’éponges naturelles, effleurent son corps pendant que d’autres lui massent le crâne et lui brossent lentement les cheveux. La jeune femme ferme les yeux et se laisse emporter dans la suave sensualité de caresses réconfortantes.

Alors ça, c’est du SPA ! Ils devraient l’exporter dans les thalassos, ça ferait un malheur ! Se dit-elle en retenant un sourire amusé.

Toute cette sensualité éveille en elle des désirs enfouis, et là, son cœur bondit dans sa poitrine. Il était sorti temporairement de sa tête pour revenir en force. Egon. Où est-il ? Est-ce qu’il la cherche ou a-t-il abandonné ? Un sentiment de panique commence à l’envahir. Elle doit partir d’ici, au plus vite. Peut-être est-ce la chaleur de l’eau ou les effluves de jasmin, mais elle est incapable de bouger un orteil, ou quelque membre que ce soit, pour déguerpir de cet endroit de perdition. Ses paupières s’alourdissent dangereusement. Elle a beau lutter, le sommeil la gagne petit à petit sous les gestes doux et hypnotisant de ses servantes du moment.

Une violente douleur au bas ventre qui lui déchire les entrailles la réveille brusquement. Son corps est secoué, par à coup. Elle n’est plus dans son bain de lait chaud au parfum fleuri. Elle n’est plus dans sa chambre. Elle se trouve allongée sur une sorte de dalle en pierre dure et froide. Autour d’elle, trois grands êtres humanoïdes encapuchonnés dans une espèce de robe de bure anthracite, psalmodient un chant sourd et lugubre, en hochant leur tête sans visage au rythme des incantations inintelligibles. Un bourdonnement grave, en bruit de fond, fait pratiquement vibrer les murs de la salle. Et devant elle, entre ses jambes tendues en l’air, nues et écartées, un homme complètement nu, à la musculature saillante et à la peau rouge, tient fermement ses hanches entre ses mains. Il en train de s’escrimer en elle. Elle reconnait l’officier démon venu l’accueillir dans sa cellule. Il pousse des gémissements gutturaux et des gouttes de sueur perlent sur son front. Et là, elle réalise avec effroi : il est en train de la prendre, de force. Sous le choc, sa respiration se bloque. Elle perd toute sensation physique et se retrouve expédiée hors de son corps. Elle se voit, en dessous d’elle, amorphe, vêtue d’une robe au tissus opalin et au décolleté profond. Ses seins sont sortis de la robe et bougent au rythme des coups de rein de son agresseur. Et autour d’eux, les trois êtres encapuchonnés effectuent cette étrange danse en acquiesçant du chef continuellement au rythme de leur murmure. Une vingtaine d’autres personnes, tous vêtus d’une grande robe de cérémonie écarlate, une grande capuche leur recouvrant le crâne, sont en contre bas, à genoux sur le sol, la tête baissée. Ils marmonent une espèce de litanie au timbre vibrant et grave. La scène lui donne envie de vomir. L’homme-démon devient de plus en plus frénétique. Les coups deviennent brutaux et rapides. Il relève la tête, tournant son regard vers le plafond qu’il ne voit certainement pas à travers ses paupières plissées. Son visage se déforme en une étrange grimace et il se met à rugir, complètement en nage. Le cri rauque de l’incube s’interrompt brusquement, ainsi que ses violents à-coups. Une longue flèche vient de lui transpercer le crâne et un carreau d’arbalète qui se plante contre le mur d’à côté, vient de lui passer sur la carotide pour la lui trancher. Il s’effondre lourdement sur la jeune femme à moitié nue. Un flot abondant d’un liquide noirâtre et chaud gicle de la bouche et du cou du syldraïne pour arroser le ventre de la pauvre fille et le tissu en organza blanc qui le recouvre. Les humanoïdes en robe de bure s’immobilisent. Lisa reprend soudainement conscience de son corps et de sa respiration comme si elle se réveillait d’un horrible cauchemar. Elle inspire un long souffle et se met à hurler de toutes ses forces pour recracher la souillure imposée à tout son être, jusqu’à tomber dans l’inconscience.

Egon est là, à l’un des accès latéraux de la crypte, qui domine le grand lit de pierre. Avec Viktór à ses côtés qui replace une flèche à son arc, il recharge son arbalète et met en joue les Grands Prêtres.

« S’il y a bien un truc que je déteste lors des batailles, ce sont ces fils de pute de violeurs. »

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