Autour d’un feu, trois amis profitaient des derniers instants d’une soirée déjà bien entamée.
— Eh, Tiago, tu te souviens quand Benji est tombé dans la fontaine ? Il se débattait comme une baleine faisant de l’aqua-fit.
Benjamin leva les yeux au ciel en secouant la tête.
— J’étais bourré… Et sérieusement, tu vas vraiment m’attaquer sur le poids que je faisais il y a quinze ans ? Déconne pas, Dimitri.
— Ça sert à ça les enterrements de vie de garçon, se remémorer le bon vieux temps, hein l’ami ?
Tiago bâilla bruyamment. La longue marche de l’après-midi l’avait épuisé.
— Si on peut appeler "ça" un enterrement de vie de garçon… Désolé Benji, mais faire un trail de 15 km sous le soleil, dormir dans une tente et manger de la viande séchée autour du feu… Je n’appelle pas ça faire la fête. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour toi ! C’est fou que dormir dans la forêt soit devenu ta passion. J’ai vu ton équipement, c’est impressionnant, tu as même pensé à la pelle pour enterrer notre merde.
Benjamin remua les braises avec un bâton.
— Qu’est-ce que tu veux, j’aime la randonnée, le calme de la nature, et je voulais quelque chose d’intime. Je suis content que vous soyez là, les gars! Regardez la photo que j’ai retrouvée dans un vieil album.
— On était vraiment superbes à l’époque.
— D’authentiques beaux gosses, compléta Dimitri.
— Rendez-la-moi, j’y tiens !
— Ah, tu es sentimental, toi, maintenant ? se moqua Tiago.
— Lâche-moi !
Alors que Tiago se massait les pieds, Dimitri se remémora une anecdote.
— Benji, tu te souviens quand Tiago ne s’était pas lavé pendant quinze jours pour gagner un pari.
— Les 100 euros gagnés m’ont permis d’offrir une soirée inoubliable à la petite Cynthia
— Je ne me rappelle pas de Cynthia, fit Benjamin.
— Mais si, une petite blonde, amie d’Émilie, ta fiancée. Je me souviens de chaque fille de la fac de droit, héhé… Tiago, tape-moi en cinq !
Tiago leva mollement la main, sans conviction. Il n’aimait pas trop parler de ses années d’études. En effet, il n’avait pas obtenu sa licence de droit, ce qui l’avait conduit à accepter un poste dépourvu d'intérêt dans l’entreprise de son père.
— Dim’, tu n’as pas de vie depuis la fac ou quoi ? Change de disque !
Vexé, Dimitri l’ignora. Oui, les années à la fac avaient été les meilleures de sa vie, maintenant c’était métro, boulot, bébé… Il n’avait pas hésité une seconde quand Benjamin lui avait proposé cette virée, même si le choix du lieu lui semblait discutable.
— Ok, Je pense qu’une cinquième bière ne nous fera pas de mal. Je reviens, le reste des boissons est dans mon sac.
Benjamin se leva et disparut dans l’obscurité en direction de sa tente vert pâle, plantée à quelques mètres du campement. Après une ou deux minutes, Tiago marmonna :
— Qu’est-ce qu’il fout ?
Dimitri haussa les épaules :
— J’en sais rien, mais il est bizarre ce soir, tu ne trouves pas ?
— Il doit être stressé par le mariage, c’est tout.
Benjamin revint avec trois bières décapsulées et déclara :
— On se la boit cul sec, comme dans le temps ! Allez !
Benjamin leva sa bouteille, attendant que ses deux camarades fassent de même.
— OK, mais après moi, je vais dormir ! lança Tiago. Demain, on doit marcher 15 km pour rentrer… Alors à trois : un, deux, trois !
Les trois bières se vidèrent d’un trait.
— Sur ce, je vous laisse. Bonne nuit les gars !
Tiago se leva, salua ses compagnons d’un geste de la main et se dirigea vers sa tente. Ses jambes lui semblaient étrangement lourdes. Dimitri se tourna vers Benjamin :
— Quelle femmelette, ce Tiago… Maintenant, il n’y a plus que toi et moi, comme au bon vieux temps, l’ami. Ça va ? Arrête de faire cette tête, quelque chose ne va pas ? C’est le mariage ?
Un silence s’installa. Benjamin fixa les flammes, rassemblant son courage pour annoncer l’indicible.
— C’est Émilie…
La voix de Benjamin se brisa légèrement. Il prit une profonde inspiration avant de continuer.
— Merde, qu’est-ce qu’elle a ? Dis-moi tout, l’ami.
— La semaine dernière, elle s’est confié à moi. Elle ne voulait avoir aucun secret pour moi avant le mariage. Elle… Elle a été agressée à la fac. Elle m’a dit que l’agresseur… Non, laisse tomber.
Dimitri fixa Benjamin, bouche bée.
— Sans déconner… je suis sur le cul. Je t’écoute, tu peux tout me dire.
— Je suis encore horrifié… Son récit m’a fait repenser aux deux autres agressions qu’il y a eues pendant notre deuxième année de licence de droit. Tu t’en souviens ? Les filles n’ont jamais osé porter plainte.
— Vaguement, écoute, je ne sais pas quoi te dire mais je suis là pour toi.
Dimitri se passa une main sur le visage. Ses pensées s’embrouillaient.
— On en reparlera plus tard, parce que ma tête me tourne… C’est bizarre, j’ai l’impression que… que tout devient flou.
Il se massa les tempes.
— Je te soutiens à fond, Benji, je te jure mais, je ne me sens vraiment pas bien… Il faut que j’aille dormir. Courage, l’ami, à demain.
Dimitri chancela et Benjamin l’observa avec attention, sans faire le moindre geste pour l’aider.
— Tu es sûr que ça va ?
— Ouais, ouais… t’inquiète.
Benjamin se leva à son tour.
— Très bien, je vais dormir aussi, on se retrouve demain.
Le lendemain, Dimitri émergea péniblement de sa tente, la tête lourde et les membres engourdis. Il n’avait que peu de souvenir de la soirée d’hier. Benjamin était déjà levé, assis près du feu,
— Hello, Dimitri, tu vas bien ?
— J’irais pas jusqu’à dire que oui, j’ai un mal de crâne pas possible. D’ailleurs, il est quelle heure ?
— 15h.
— Vraiment ? Tiago n’est pas levé ?
— Non.
— Ah… Donne-moi une bouteille d’eau, je vais lui balancer à la tronche pour le réveiller. Il va être tellement énervé ! Ça va être marrant.
Benjamin observa Dimitri se diriger vers la tente de Tiago.
— Mais, il est où ? Benji, Tiago n’est pas là ! Si c’est une blague, ce n’est pas drôle.
La voix de Dimitri résonna dans la forêt.
— Tiago ! Tiago ! Ce n’est pas normal, quelque chose a dû lui arriver.
— Il est peut-être parti pisser et n’a pas retrouvé le chemin de sa tente, relativisa Benjamin.
— Il faut qu’on le cherche !
— Oui, tu as raison ! Je reviens, je dois mettre mes pompes de rando.
Benjamin retourna vers sa tente. En enfilant ses chaussures, il repéra une petite tache de sang séché sur sa peau, qu’il essuya rapidement d’un doigt mouillé. Ses ongles étaient sales. Il jeta un coup d’œil à la pelle, puis son regard s’arrêta sur la photo de lui et de ses amis. Il la déchira en deux, séparant Tiago du reste du groupe. Il sortit son téléphone et écrivit à sa fiancée un message que seuls eux deux pouvaient comprendre.
Quand il sortit, son visage reflétait la même inquiétude que celui de Dimitri. Il s’approcha du feu et jeta la photo de Tiago dans les braises. Dans ses yeux, la flamme de la justice se mit à danser.