Les enfants du chaos

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"Écrire l'histoire qui va venir parce que c'est d'abord écrire l'histoire des espoirs exprimés ou latents... Quelle voix faire émerger ? Quelles minorités muettes ? Toutes. Mais il y a des messages plus radicaux, plus globaux, parce que plus irrationnels, plus insensés, plus incompréhensibles, qui témoignent que les hommes sont intégrés, que rien ne détruit leur essentiel. Non, les pauvres n'ont pas toujours raison, mais ils sont les inspirations les plus folles, les plus absolues."

Joseph Wresinski

Tarfaya, Maroc, 2057. Vingt ans après le Déluge.

La Terre avait craché notre enfer à la face du ciel. Recraché nos rêves avortés comme autant de fœtus monstrueux, offerts en pâture à un soleil noir et dément. Plus d'espoir, plus d'issue. Juste cette lente descente aux enfers, ce glissement inexorable vers les abysses de la folie.

Je marchais dans les rues pouilleuses de Tarfaya, cité poubelle surgie des sables comme un chancre purulent. Amas de tôles et de bâches battus par les vents, enclos nauséabond où se terraient les rebuts d'un monde en perdition. Réfugiés climatiques, migrants de la dernière heure, clandestins de nulle part. Nos terres englouties nous avaient vomis sur ces rives arides, misérable écume d'une vague de folie destructrice.

Je slalomais entre les corps décharnés, enjambais des flaques de désespoir et d'urine. Des relents d'abattoir me prenaient à la gorge, mélange de crasse et de chair avariée. L'air chargé de particules toxiques me brûlait les poumons, chaque inspiration était un supplice. Un enfant aux yeux vitreux agrippa ma jambe en geignant, petit squelette animé d'un reste de vie. Je le repoussai sans ménagement et poursuivis ma route, cœur bardé de haine et d'indifférence.

Une silhouette vaguement féminine attira mon regard. Peau parcheminée tendue sur une armature d'os, amas de guenilles puantes cachant à peine sa maigreur obscène. Deux prunelles de braise me fixaient depuis les profondeurs d'orbites creuses. Un éclair de lucidité dans ce regard de folle, quelque chose d'inquiétant et de familier à la fois.

"Alors l'ami, on vient se repaître du spectacle de notre déchéance ?" Sa voix n'était qu'un chuintement râpeux, crachat acide ponctué d'une toux convulsive. "Tu tombes bien, c'est jour de fête aujourd'hui. On célèbre les vingt ans de l'Apocalypse, ce raz-de-marée providentiel qui a noyé la civilisation !"

Un rire dément secoua la créature, bordée hystérique virant au sanglot étranglé. "Ouais, tu parles d'une aubaine... On a juste échangé une misère dorée contre un cauchemar à ciel ouvert. Les touristes et leurs festivals à la con, ça manque à personne. Mais de l'eau potable et un caillou où crever, oui !"

Je détournai les yeux, mal à l'aise devant cette bouffée de rancoeur et de démence. Un murmure à mon oreille, ricanement mauvais : "Vas-y bourgeois, fuis la vérité crue... Planque-toi derrière tes oeillères et tes certitudes. C'est tout ce qu'il vous reste, à vous les privilégiés déchus. Les pauvres meurent, mais l'idée demeure n'est-ce pas ?"

Ces mots m'arrachèrent un frisson, écho douloureux d'un autre monde. Une bouffée de souvenirs m'assaillit, visages et paysages depuis longtemps engloutis. Ma gorge se serra, étreinte du chagrin et du remords. Derrière la harpie édentée, une autre figure se superposa. Geneviève, flambeau des sans-voix et des sans-grades. Son regard ardent, sa foi absolue en la dignité des humiliés et des offensés.

Une larme roula sur ma joue, brûlure de la honte et du regret. Vingt ans déjà... Vingt ans que les flots déchaînés avaient emporté les idéaux, noyé la révolte dans un déluge de souffrances. Seuls surnageaient les fantômes, spectres d'une humanité à la dérive s'accrochant aux débris d'un monde englouti.

Je m'éloignai d'un pas lourd, automate rouillé prisonnier d'un implacable cycle. Le ciel avait la couleur des hématomes, monstrueuse ecchymose striée d'éclairs malsains. Une pluie noire s'abattit, crachin tiède et poisseux comme du sang putréfié. Elle s'infiltrait partout, imprégnant la chair même, souillant l'âme et l'esprit. Pluie acide rongeant les êtres et les choses, précipitant la décomposition d'un univers gangrené.

Je trouvai refuge sous un auvent de fortune, pitoyable abri de chiffons moisis. Une forme recroquevillée y grelottait, pauvre hère terrassé par quelque mal incurable. Je m'adossai à la paroi branlante, ramenai mes genoux sous mon menton. Devant moi s'étalait la ville-charnier, théâtre grand-guignolesque de notre débâcle collective.

Un refrain entêtant tournait en boucle, psalmodie funeste martelée par la folle. "Les pauvres meurent, mais l'idée demeure..." Fadaises ! L'idée s'était noyée avec le reste, chimère sacrifiée sur l'autel d'une modernité cannibale. Il ne restait que des ombres fuyantes, pantins désarticulés trimbalant des slogans évidés.

Une quinte de toux me plia en deux, râle caverneux semblant surgir du tréfonds des âges. Je m'essuyai la bouche d'un revers de main, crachat sanguinolent maculant mes doigts crasseux. La fièvre empirait, lente bérézina remontant des entrailles. Bientôt le mal aurait raison de mes derniers lambeaux de conscience.

Un éclat attira mon regard, scintillement métallique perçant la gangue de fange. Une cuillère rouillée, vestige incongru d'une existence obsolète. Je la ramassai d'une main tremblante, la portai à hauteur de mes yeux injectés. Un spasme de fou rire me tordit les boyaux, contorsions grotesques crachant la douleur par tous les pores.

L'absurdité de la situation me sauta à la gorge, balle de plomb en plein dans ma face blême de bourgeois décati. Moi, l'écrivain engagé, le chantre de la révolution verte, réduit à me terrer dans un cloaque infâme, une cuillère moisie pour tout horizon. Naufragé d'utopies fanées, j'échouais au pays des spectres en guise de bilan.

Je serrai le poing sur mon trésor dérisoire, le portai à mes lèvres gercées comme une hostie maudite. Le désespoir me guettait, compagnon pernicieux épousant les circonvolutions de mon crâne fiévreux. Combien de temps avant de basculer ? Avant de rejoindre la ronde macabre des damnés sans recours, ces lémures faméliques hantant les décombres de nos rêves piétinés ?

Une silhouette se découpa dans l'embrasure, ombre chinoise aux contours menaçants. Deux brasiers incandescents me vrillèrent, prunelles de fauve brillant d'une lueur prédatrice. La folle, encore. Un rictus carnassier fendait sa face anguleuse, sourire de vampire se repaissant de mon abattement.

"Alors chéri, on se fait du mouron sur l'état du monde ?" siffla-t-elle de sa voix de crécelle. "Il serait temps de redescendre de ton piédestal, mon prince. Ce mal qui te ronge, c'est le fruit pourri de ton arrogance de nanti. Le cancer des belles âmes, qu'on appelle ça..."

D'un geste d'automate, elle désigna un gamin affalé dans un cloaque visqueux. Une plaie purulente dévorait sa joue, exposant l'os jaunâtre comme une obscénité. Son regard mort se posa sur moi, abîme sans fond où ne luisait plus une once de vie.

"Regarde-le, ton avenir ! Ton miroir immonde..." ricana la mégère. "L'espérance, c'est comme les lentilles vertes. Faut les faire pousser à la sueur de ton front. Et avec un sol pourri, autant pisser dans un violon !"

Un haut-le-coeur me saisit, spasme acide étouffé dans un hoquet. La bile me remonta dans la gorge, reflux infect d'une existence passée à cultiver de beaux idéaux stériles. Mes mains tremblaient, saisies de pulsations incontrôlables. La cuillère m'échappa, se noya dans la boue noirâtre.

La folle se fend d'un rictus mauvais, parodie grotesque de sourire maternel. "Allons fiston, fais pas ta mijaurée..." D'un geste preste, elle ramasse l'ustensile souillé, en essuie sommairement le manche.

"Tu sais que ça vaut de l'or, ce petit bijou ? Plus que ta dignité en tout cas..." Une lueur équivoque s'allume dans son regard, mélange d'avidité et de concupiscence.

"Et tu vois l'ami, c'est ça la grande leçon. Personne n'est à l'abri, tout le monde finit par y passer. Bienvenue au pays des rats, des scarabées et des asticots ! Ici, c'est bouffer ou être bouffé. Le reste, c'est de la littérature..."

Je me levai d'un bond, un sursaut de fierté engourdie fouettant mes membres ankylosés. Sans un mot, je m'éloignai d'un pas chancelant, fuyant le rire strident de la folle qui me poursuivait tel un essaim de guêpes.

La pluie redoubla, rideau opaque noyant la ville morte sous un linceul de pestilence. Je titubais au hasard, cherchant en vain une issue à cet enfer sans fin. Mon pied buta soudain contre une masse informe, me faisant trébucher dans un gargouillis infâme.

Un choc sourd dans mon dos. Une morsure glacée irradiant ma chair. Je m'effondrai à genoux, entrailles tordues par une douleur fulgurante. Lentement, je me retournai. La folle était là, rictus démentiel aux lèvres. Dans sa main, un pic à glace rouillé dégoulinant de mon sang.

"Fallait pas jouer au plus malin..." susurra-t-elle d'une voix doucereuse. "On n'échappe pas à son destin. Surtout quand on a ton pedigree..." D'un geste vif, elle m'arracha ma besace, en vida le contenu dans la fange. Quelques pièces, un carnet maculé. Misérables trésors d'une vie à la dérive.

Je m'écroulai sur le flanc, comprimant la plaie béante d'où s'échappaient par flots ma vie et mes illusions. Mon souffle se fit erratique, buée rougeâtre s'élevant dans l'air putride. Je luttais pour rester conscient, pour graver l'horreur de cette réalité dans les replis sanguinolents de ma cervelle.

Des images fragmentées remontèrent, flashs aveuglants d'une existence par procuration. Mirages d'un monde englouti, tableaux vivaces aussitôt dissous dans la purulence du présent. Toute l'ironie tragique de mon destin me sauta à la gorge, ricanement funeste d'un passé honni.

J'avais voulu être un guide, un prophète de la révolution écologique. Planté sur mon estrade, j'avais harangué les foules, enflammé les cœurs avec mes mots incendiaires. J'avais rêvé d'un avenir radieux, d'un éden retrouvé où l'Homme et la Nature vivraient en harmonie.

Pauvre fou ! Cabotin impuissant congédié sans un applaudissement ! Mon ultime rôle serait celui d'un macchabée crevant dans un caniveau, la poitrine transpercée par le pic vengeur des damnés de la Terre. La boucle était bouclée, farce cosmique dont j'étais la risible victime expiatoire.

Une quinte de toux déchira mes poumons, gargouillis poisseux expectorant des grumeaux noirâtres. La fièvre me consumait, brasier intérieur liquéfiant mes organes vitaux. J'étais un bloc de souffrance à vif, plaie suppurante s'enfonçant dans la gadoue comme un bœuf à l'abattoir.

Une forme se penche sur moi, visage parcheminé mangé de rides. Deux billes bleues me fixent, incroyables sur cette face burinée par les vents mauvais. Je plisse les yeux, tente en vain d'accommoder sur cette apparition surréelle.

"J'ai cru comme toi à l'avenir radieux, aux lendemains qui chantent. J'ai marché pour la dignité, crié ma foi en un monde plus juste..." Sa main effleure mon front, caresse fantomatique aux confins de l'intangible.

"Ils sont tous morts maintenant. Morts ou enfuis vers des horizons sans promesse. Et je suis restée, vieille carne racornie cramponnée à ses chimères..." Un rire édentée ponctue l'impitoyable constat, borborygme fêlé surgi d'outre-tombe.

Les mots roulent sur moi, se déversent dans mes veines comme autant de goutelettes corrosives. Je voudrais hurler, cracher ma détestation de ce monde qui n'en finit pas de mentir. Mais ma langue reste collée à mon palais, muscle inerte incapable d'articuler la fureur et la honte.

"Inutile d'aboyer, tu sais. Le ciel est sourd, depuis belle lurette. Y a que ton vieux cul de bourgeois pour croire encore ces sornettes..." La mégère s'interrompt, darde sur moi un regard embrasé d'une curieuse lumière.

"T'es pas le premier à venir crever sur ce tas de merde, et tu seras pas le dernier non plus. Tous les mêmes, vous autres. Des belles âmes en cheville avec vos grands principes, mais les pieds pas assez ancrés dans la gadoue..."

Ses doigts fouillent la plaie béante à mon abdomen, en extrayant un chapelet gluant de viscères et de pus. "Tu vois ça ? C'est tout ce qui reste de tes illusions. Un gros paquet sanguinolent, juste bon à nourrir les rats..."

Une nausée fulgurante me broie l'estomac, spasme acide projetant un flot de bile sur le sol poisseux. Je halète comme un chien, roulé en boule dans mon vomi et mes excréments. La douleur pulse par vagues, maelstrom incandescent drainant les derniers vestiges de conscience.

L'aïeule immonde se redresse, époussette son manteau de haillons. "Crève en paix, va. T'as fait ce que t'as pu, avec les moyens du bord. Comme nous tous ici bas..." Un rictus sibyllin déchire sa face de cire. "Qui sait, p'têtre ben qu'ils germeront un jour, tes fameux idéaux... Sur ton cadavre en décomposition !"

La gorgone s'éloigne sans un regard, happée par le crépuscule sanglant. Sa prophétie résonne en écho, vanité suprême claquant comme un drapeau en berne. Je reste pantelant dans la fange, marionnette disloquée aux fils depuis longtemps rompus.

Autour de moi la ville morte exhalait ses miasmes, charnier à ciel ouvert où pourrissaient les restes d'une humanité déchue. J'étais l'ultime résidu de cet échec grandiose, déchet organique voué à une lente décomposition. Retour à la matrice primitive, au magma originel d'où était née cette aberration nommée civilisation.

Alors que les ténèbres m'avalaient, une dernière pensée s'imposa. Ces enfants décharnés, grouillant dans les ruines tels des cafards, incarnaient les derniers vestiges de notre espèce. Une humanité réduite à sa plus simple expression, luttant chaque jour pour survivre dans un monde hostile. Trouver à manger, s'abriter, échapper aux maladies et aux dangers tapie dans chaque recoin. Tels étaient leurs seuls horizons dans cet enfer à ciel ouvert.

Quelque part au fond de la fosse, une pensée incongrue. L'humanité n'avait pas survécu à la grande débâcle. Elle s'était simplement régénérée, débarrassée de ses oripeaux de civilisation comme un serpent sa mue. Une nouvelle ère commençait, celle des enfants du chaos. Êtres de pure rage et de pure faim, ultimes héritiers d'une planète à l'agonie.

Et moi, pitoyable hippie attardé, j'étais le dernier maillon. Le chaînon manquant entre deux incarnations de l'humain, deux réalités irréconciliables. Je devais disparaître pour que le cycle se poursuive, pour que les rejetons du désastre bâtissent sur nos ruines leur propre Eden de fange et de sang.

Alors que mon corps s'engourdissait, une torpeur bienfaisante m'envahit. Peut-être était-ce mieux ainsi. Disparaître, se fondre dans le néant pour ne plus voir, ne plus penser. Échapper à la culpabilité de celui qui a vu venir la fin mais n'a rien pu, ou su, faire pour l'empêcher.

Les enfants-squelettes s'approchaient, m'observant de leurs yeux vides. En eux, nulle lueur de conscience, juste l'instinct de survie chevillé au corps. L'intellect n'était plus qu'un lointain souvenir, un luxe superflu pour ces êtres retournés à l'état de bêtes.

Une immense lassitude me submergea. À quoi bon lutter encore ? Pour quelle chimère me battre ? L'espoir était mort en même temps que la dernière baleine, le dernier papillon, la dernière fleur. Parti en fumée dans le grand brasier de l'Anthropocène.

Geneviève et son optimisme béat. Mes livres, mes combats d'arrière-garde pour éveiller les consciences. Quelle blague cosmique !

Alors que mon esprit glissait dans les limbes, une vague de ressentiment m'envahit. Une nausée existentielle face à la vacuité d'un monde condamné par sa propre folie. Ce monde que nous avions souillé, massacré, dépecé jusqu'à l'os. Comment avions-nous pu être aussi aveugles, aussi inconséquents ?

Car ils étaient là, les fruits de notre hubris. Ces enfants hagards, aux corps piqués d'plaies purulentes. Ces créatures faméliques rôdant dans les décombres de notre arrogance, ultimes rejetons d'un monde à l'agonie.

En eux, je voyais le reflet de tous nos travers. La gangrène de notre égoïsme, de notre inextinguible soif de puissance et de domination. Nous avions joué aux apprentis-sorciers, pour finir broyés par notre propre sortilège.

Alors qu'ils m'encerclaient, tels des vautours attendant leur pitance, une rage impuissante me saisit. Trop tard... Il était trop tard pour inverser le cours des choses. La grande horloge cosmique avait sonné le glas, implacable métronome égrenant les dernières mesures d'une symphonie discordante.

Le vertige me happait, inexorable avalanche m'entraînant vers le vide abyssal. Plus de passé, plus de futur. Juste l'instant présent, dilaté à l'infini. Juste ce corps rompu lentement absorbé par le béton et la cendre.

Et si un espoir subsistait, quelque part ? Une improbable graine semée dans un recoin de ce monde calciné ? J’aurais voulu la poursuivre, mirage d'oasis dans le désert de la raison.

Car il n'y aurait pas de rédemption. Pas de répit dans notre longue marche funèbre vers le néant. Juste l'expiation sans fin de nos péchés d'orgueil, jusqu'à ce que Gaïa elle-même rende son dernier soupir.

Et si d'aventure des irréductibles se levaient ? Brandissant l'étendard loqueteux d'une dignité en haillons ? Seraient-ils les derniers soubresauts d'une agonie sans fin, ultimes hoquets cocasses d'une espèce à la dérive ?

Sauf si ça oublie le monde d’avant, sauf si ça se révolte, détruise tout et reconstruit. Non le mot est mal choisi, pas reconstruit, restaure. Restaurer ce rapport à la nature, ce rapport aux sauvages humains en opposition aux civilisés barbares.

Une image fantôme tournoya un instant avant de s'évanouir. Une cuillère, dérisoire scorie d'un temps désintégré. Avais-je seulement existé ? Ou n'étais-je que le rêve fiévreux d'un monde à l'agonie, ultime sursaut de conscience avant le grand plongeon ?

Au seuil du néant, une lapalissade me revient, lancinante. "La misère ne saurait être une fatalité". Quelques mots jetés un jour en pâture aux bien-pensants. Je souris intérieurement, conscient de ma bêtise autant que de ma vanité. C'est pas à la conscience qu'on apprend à faire la nique !

Allez, rideau. J'ai assez donné dans le mélo pseudo-engagé, la tirade grandiloquente qui tourne à vide. L'important, c'est que le combat continue. Que d'autres prennent le relais et portent le flambeau vacillant un peu plus loin, un peu plus haut.

Ma tâche à moi s'achève ici, piteux histrion ayant depuis trop longtemps dépassé son temps de parole. Ce sera mon dernier scandale, mon baroud d'honneur pour solde de tout compte. Puissent les mots garder la trace de ce sursaut inespéré, rendre justice à la beauté de cette ultime bataille !

Je me fonds dans la nuit, cabotin fatigué raccrochant définitivement les gants. "Les pauvres meurent, mais l'idée demeure..." Exit le guignol. Reste l'essentiel. Un espoir infime, fragile esquif dérivant sur les eaux troubles du futur. Avec un peu de chance, il atteindra un jour son port d'attache, sublime naufrage des idéaux enfin accomplis...

Dernière pensée pour toi, Geneviève. Pour toi et pour tous les autres, guerriers aux mains nues dressés face au rouleau compresseur de la fatalité. Ne lâchez rien, jamais. C'est un ingrat qui vous le dit, un lâche qui n'a pas su faire face. Mais même les lâches ont leurs heures de lucidité, leurs ultimes sursauts de dignité.

Continuer le combat, chaque jour, chaque heure, chaque seconde. Insuffler un peu de ce feu sacré dans les veines d'une terre exsangue. Faire danser les mots et les corps sur les ruines de la cité maudite, au risque de s'y brûler les ailes. Là est le seul et unique devoir, la voie étroite menant à la rédemption.

La pluie redouble, cataractes célestes lavant la souillure des hommes. A moins que ce ne soient des larmes, offrande silencieuse d'un ciel las de tant d'indifférence. J'accueille cette ultime bénédiction, m'y abandonne avec gratitude.

Puisse ce déluge d'un genre nouveau emporter mes doutes et mes lâchetés, ne laisser qu'une terre vierge où sèmeront enfin les lentilles vertes de l'espérance. Puisse-t-il porter où il faut les graines de colère et de dignité, promesses d'inouï germant au creux de la gadoue.

Adieu, camarades. Il est temps. Je vous laisse écrire la suite, réinventer ce monde à la lumière de notre cuisant échec. Faites de vos déroutes autant de tremplins vers un avenir enfin possible. Dansez, aimez, espérez... surtout, n'ayez pas peur !

Quelque part en moi résonne une vieille rengaine, toute dernière pirouette d'un esprit aux portes du néant. "Ne me quitte pas, il faut oublier, tout recommencer..." Au diable Brel et son pathos pour midinettes ! Enterrons les violons, place aux vrais ménétriers !

Au loin monte une clameur, chant des bâtisseurs d'un monde nouveau. Ensemble, toujours. Ensemble contre la nuit qui s'annonce, plus profonde et plus glacée que jamais. Ensemble pour faire craquer la gangue des résignations, pour tirer des limbes le soleil ivre de lendemains embrasés.

Ensemble. Juste ce mot-là, en guise d'épitaphe. Ensemble. Dernières syllabes d'un macchabée repenti, offrande dérisoire aux dieux de la révolte.

La nuit m'engloutit, matrice glaciale et sans pitié. Nectar d'oubli, enfin.

Rideau noir. Le froid. Plus rien.

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