Henripoux
Il était une fois un Roi, aimé de ses sujets en son royaume prospère et paisible. Il menait une vie heureuse auprès de la Reine Éléonore, dont la beauté n’avait d’égale que sa bonté. Son bonheur n’eût été complet sans un héritier, dont le destin le gratifia en la personne du Prince Henri.
À sa naissance, cent coups de canon furent tirés, qui inaugurèrent une liesse sans précédent, depuis le palais jusqu’aux contrées les plus reculées. Un Prince, pensez-vous donc ! Promesse d’un avenir stable et serein. Les nobles dames cachaient mal leur impatience à visiter le royal rejeton. Elles s’affairèrent aussitôt à préparer leurs plus belles tenues. Les retardataires s’empressèrent d’envoyer leurs domestiques trouver un présent de circonstance et se mordaient les doigts de n’y avoir songé plus tôt : les cours de la myrrhe et de l'encens s'envolaient bientôt. Les petites filles se rêvaient princesses. Les petits garçons jouaient aux chevaliers. Leurs pères les imaginaient à la Table Ronde. Tout le royaume succomba à la baby-frénésie, à la notable exception de la Reine.
Qu’était-ce donc que cette naissance dans la douleur et les humeurs ? Qui était donc cet enfant qui lui avait déchiré les entrailles ? Pourquoi accaparait-il tant les sages-femmes ? Quand serait-elle soignée, lavée, habillée ? Elle se sentait seule. Elle avait très froid. Quand enfin l’on revint vers elle, ce fut pour déposer son fils contre son sein. Elle le trouva laid. Il était gluant et il avait une dent. Son avidité à trouver son sein la dégoûtait. Alors qu’Henri se voyait confié aux bras de la nourrice, le Roi entra avec fracas. Il s’attendrit tant à la vue de ce fils et de sa femme devenue mère que, pour la première fois, Éléonore vit son époux pleurer. Alors, elle décida de faire semblant : minimiser le bonheur du Roi ne serait-ce pas léser Sa Majesté ? C’était là un doute qu’Éléonore ne voulait pas lever. Elle s'abandonna à la petite bouche dentue et cajola l’enfant avec force tendresse.
Henri se vit offrir la meilleure éducation qu’un prince puisse recevoir. Les plus renommés des professeurs et les plus pointus des experts s’établirent au palais. Faire d’Henri un Homme devint leur sacerdoce.
À cinq ans, il montait des poneys. À six ans, il comptait jusqu’à cent. À sept ans, il dansait en trois temps. À huit ans, il lisait des romans. À neuf ans, il montait des juments. Et à dix ans ? C'était toujours un gros feignant. Ce qui n'empêchait ni l’orgueil princier ni la fierté paternelle de gonfler au fil des années et des éloges. Car, voyez-vous, c’était à qui mieux mieux : « Que votre galop est rapide, mon prince ! », « Votre grâce sublime chaque mouvement de chaque ballet », « Ce qu’avant vous je nommais musique porte désormais le nom de bruit », « Quelle facilité à aligner dans l’ordre les chiffres les uns après les autres ! ». Il faut dire qu’une fois, une seule petite, une minuscule fois, son professeur de maintien lui avait suggéré de se laver les mains avant de passer à table. Le Prince en fut si contrarié que, pour punir l’odieux personnage, il fit la grève du quatre-quart au quatre-heures. L’on crut à une fin d’appétit, pire : à un début d’anorexie. À peine identifiée, l’origine du mal fut exilée en pays barbare.
Revenons à la Reine. Éléonore n’était pas dupe. On ne donnait du « prince » à Henri qu’en sa présence ou en celle de Sa Majesté le Roi. Sinon, et dans toutes les bouches, il était Henridiot, Henrignare, et, le plus répandu d’entre tous : Henripoux. Elle entendait les quolibets, connaissait les chants moqueurs, voyait les caricatures. Cela l’attristait-elle ? Pas le moins du monde.
Attendez avant de faire d’elle un monstre !
Déjà, son fils n’en sachant rien, il n’en souffrait pas. De plus, elle ne partageait que peu de temps avec cet enfant, tant il était occupé à préparer sa royale destinée. Nous connaissions déjà Henri feignant, fat et colérique. Se montrait-il au moins gentil ? Mais non. Aimable ? Pas plus. Charmant ? Raté. Et il n’était toujours pas beau. Notez, il avait pour lui son assurance et sa suffisance. « Quelle mauvaise mère je fais : je ne l’aime pas », se désolait-elle bien souvent. Et jugez-la tant qu’il vous plaira, elle n’y arrivait juste pas !
La baby-frénésie retomba bien vite. Les petits garçons vaquaient à leurs occupations. Les petites filles se rêvaient maîtresse, chevaleresse, poétesse, tout sauf princesse. Les parents aimaient d’autant plus leurs enfants. Hélas ! Aux reines mères la responsabilité de la vie sociale des héritiers. Par bonheur, si les sujets n’aimaient pas leur Prince, ils aimaient les gâteaux et ils aimaient les cadeaux. C’est ainsi qu’Éléonore remplissait les anniversaires, précisant sur les invitations le menu et les petites attentions. Rares furent les années où elle dut rémunérer des figurants. Mieux, les plus vénaux des enfants acceptaient de se faire appeler amis et de jouer au château quelques après-midis.
Adolescent, Henri fut mis entre les mains des hommes forts du royaume. Il apprit à régner. Ah! Donner des ordres ! Enfin une discipline dans laquelle il excellait. Il se montrait cruel et se voyait obéi. Quelle commodité que de commander ! Nul besoin de savoir-faire lorsque l’on peut faire faire. En pratique : le Prince ne courait pas vite, ni ne visait bien. Cependant, il était entouré des meilleurs chasseurs sur lesquels brailler pour ne jamais rentrer bredouille. Aux banquets suivants, il parlait fort, levait le coude et riait gras. Se versait un nouveau verre, croquait une cuisse de chevreuil, vidait son verre, suait à grosses gouttes, buvait maintenant à même le goulot. Il voyait double, sa langue sentait la queue de castor. Ses pieds tanguaient. Il pinçait — ici des fesses, là des seins —, montait sur les tables, viril : «Trinquons aux territoires vierges et aux pucelles : aux conquêtes, hahaha ! ». Il s’écroulait finalement ivre mort. La fête commençait enfin.
Le Roi se faisait vieux, tant bien qu’un après-midi il convoqua fils et femme. « Henri, le temps vient de prendre ma succession. Cela se fera le soir de ton mariage, suivant la tradition », annonça-t-il. Le Prince exulta. La Reine angoissa. Son fils n’avait pas d’amis, alors une chérie…
Deux fois hélas ! Le succès du mariage princier échouait aussi à la Reine. Elle y risquait sa jolie tête. Elle réfléchit à un plan. Pour commencer : identifier la donzelle. Exclue la jeunesse du royaume qui vomissait Henripoux ! Marraine, la bonne fée, pourrait sans doute aider.
— Ma Reine, j’ai bien mon idée, dit Marraine.
— Louée sois-tu ! Qui est donc la malheureuse élue ?
— Connaissez-vous Madame de Trémaine ?
— La marâtre ! Je conçois la difficulté de l’entreprise, cependant… Elle est en âge d’être sa mère.
— Pas elle, naturellement. Sa belle-fille, Cendrillon. La connaissez-vous ? La pauvre est réduite à l’esclavage depuis la mort de son père. Ainsi, point de culpabilité : son sort, en épousant le Prince, sera au pire également misérable.
— Je désespère, Marraine. En plus de se faire, ce mariage doit tenir. Connaissant la bestiole, il va la rendre folle.
— Point d’inquiétude : elle l’est déjà. Elle parle aux souris, chante avec les pigeons et s’entiche de rats.
— Oh, merveilleux ! Vous me sauvez, soyez assurée d’être récompensée.
Un bal fut donné, où toutes les demoiselles de qualité furent conviées : Anastasie et Javotte, les habituées, et — oh surprise ! — Cendrillon, la demi-sœur enfin révélée. Les deux premières, redoutant d’attirer l’attention du Prince, se rendirent vulgaires. Trop de froufrous, trop de paillettes, de parfums, de taffetas. Cendrillon fut quant à elle transformée en la plus ravissante créature que ce royaume eût jamais portée. Elle se vit même attribuer un carrosse privé : il fallait que le Prince la remarque et la choisisse.
Son arrivée au bal fit forte impression et l’on se pressa de prévenir le Prince de l’arrivée d’une beauté nouvelle. La trouvant à son goût, il lui offrit son bras. À leur entrée dans le salon, chacun retint son souffle. Comment pareille merveille se laisserait prendre aux filets d’un tel mufle ? Il fallait que le Prince ne commît point d’impair. Pour plus de naturel, la fête reprit son cours. Cendrillon, enchantée, accepta une danse, puis deux, puis trois. S’ensuivirent un verre, puis deux, puis trois. Cherchant un peu de calme, les jeunes gens se mirent au balcon. Le Prince, enhardi, enlaça sa belle. Cendrillon se figea. Il se pressa contre elle. Cendrillon refusa. Il l’attrapa plus fort. Sa main l’explora. Cendrillon, paniquée, prit ses jambes à son cou. Dévalant l’escalier, elle jeta ses souliers.
Henripoux éconduit devint obsessionnel. Cendrillon se terrait. Et tout le royaume la cherchait. Sa tête fut mise à prix ; l’on placarda son doux visage. Derrière ses guenilles, elle restait introuvable : qui cherche une princesse ignore les pauvresses. En dernier recours, l’on pensa aux souliers. Le Prince rechigna fort à lâcher ses fétiches. On marchanda longuement. L’un d’eux fut cédé aux fins limiers et la Maison de Trémaine fut vite débusquée.
L’histoire est cruelle : Cendrillon la bonne ouvrit au malheur qui frappait à la porte. Des cavaliers pressés, elle décrotta les bottes. Ils s’impatientèrent : Henri et sa suite avaient mieux à faire. Ces hommes importants refusèrent le thé. Henri impatient fit quérir les demoiselles bien nées. On ordonna qu’elles se déchaussassent. Anastasie et Javotte, gênées, dévoilèrent leurs pieds. Il leur fallait maintenant essayer le soulier. Las ! Aucune n’y put entrer. Henri s’emporta : « Drôlesse, montre-toi ! Sur ordre du futur Roi ! ». Cendrillon se recroquevilla sur le nœud grossissant au creux de son ventre. Ses yeux baissés formaient sa dernière cachette. Peine perdue : voici qu’un braque s’approcha. Renifla. Pointa. Aboya. Cendrillon débusquée se mit à pleurer. L’on saisit sa jambe, ôta son vieux bas et son pied, d’un coup sec, dans la pantoufle enfila. Là-dessus arriva Marraine, qui, d’un coup de baguette, rendit Cendrillon digne d’un conte de fées, s’assurant ainsi d’être doublement récompensée.
La Noce fut fêtée, Henri couronné, Cendrillon devint Reine.
Ils eurent des enfants et formèrent un couple heureux.
Oui, heureux : le nouveau Roi adorait sa Reine.
Fou d’amour, il la couva.
Fou d’amour, derrière les murs du château, il l’abrita.
Fou d’amour, il la veilla.
Fou d’amour, de tous les autres, il la protégea.
Bientôt, les mémoires fantasmèrent Cendrillon.

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