Le point d'origine
— Comment ça a commencé ? Voyons...
L'homme était assis dans un fauteuil confortable à larges accoudoirs tourné vers une grande fenêtre.
— C'était il y a quatre mois environ. Un matin, en allant au travail, je me suis aperçu que j'avais oublié mon parapluie. Il faut que vous compreniez que ça ne m'arrive jamais. Mes collègues blaguent à propos de mes habitudes, ils disent que je suis plus routinier qu'un ordinateur. Et ils n'ont pas complètement tort. C'est vrai que j'aime bien que ma vie soit organisée. Chaque chose à sa place, chaque chose en son temps, vous comprenez. Je n'aime pas les surprises, l'imprévu. Enfin, je n'aimais pas...
Il essaya de tourner la tête pour voir son interlocutrice, mais il aurait fallu qu'il se lève pour ça. Il renonça.
— Donc, ce jour-là, j'ai oublié mon parapluie. Je m'en suis aperçu alors que j'étais assis dans le métro. Je n'avais pas remarqué avant parce qu'il n'avait pas encore plu. Mais la météo prévoyait des précipitations, à 80% de chances, je me rappelle. J'avais consulté un site avant de partir de chez moi, comme je fais toujours. Et il a plu, bien entendu. Après le travail, en rentrant chez moi, j'étais trempé. C'est ce soir-là qu'ils ont annoncé au journal qu'un Boeing s'était perdu dans l'océan Pacifique. Maintenant, je m'en souviens très bien, mais sur le moment, je n'y avais pas vraiment fait attention.
Il croisa et décroisa ses doigts, et posa les mains sur ses genoux.
— Mais deux semaines, treize jours après, exactement, j'ai de nouveau oublié mon parapluie. Le soir, aux nouvelles, ils ont dit qu'un autre avion de ligne avait eu une panne de moteur et s'était écrasé. Et tout de suite, cette idée m'est venue. Je me suis dit « C'est à cause de mon parapluie ». Parce que cet accident d'avion arrivait exactement le jour où j'oubliais encore mon parapluie, vous comprenez ? Ça n'avait aucun sens, mais pendant plusieurs jours, cette idée est revenue sans cesse. Ça devenait une obsession. J'y repensais avant de m'endormir, et c'était la première chose à laquelle je songeais le matin. Alors, j'ai essayé.
Il tapota les accoudoirs un moment avant de reprendre.
— Une semaine s'était passée depuis le deuxième accident. La météo prévoyait encore de la pluie. Avant de sortir de chez moi, j'ai regardé mon parapluie accroché à sa place habituelle. Et je ne l'ai pas pris. À midi, Je ne pouvais plus attendre. J'ai cherché les actualités sur internet. Je ne le fais pas d'habitude, parce que mon chef de service n'aime pas ça, et je crois qu'il vérifie nos ordinateurs après notre départ. Mais ce jour-là, il fallait que je sache. Et, vous êtes sûrement au courant. Un avion s'est écrasé juste après son décollage sur une banlieue en Chine. Il y a eu de nombreuses victimes. J'étais atterré. J'ai pris mes affaires et j'ai dit à mon chef que je ne me sentais pas bien et que je prenais ma journée. Vous auriez vu la tête de mes collègues quand je leur ai dit au revoir. Bref, je suis rentré chez moi, je me suis écroulé sur mon lit, et j'ai essayé de faire le tri dans toutes les questions qui se bousculaient dans mon esprit.
Il se frotta les yeux et le visage.
— Est-ce que je voyais des coïncidences là où il n'y en avait pas ? Est-ce que mon parapluie avait quelque chose à voir avec les catastrophes aériennes ? Et est-ce que j'avais tué tous ces gens en l'oubliant volontairement ? C'était comme s'il y avait plusieurs voix dans ma tête. L'une disait que ce n'était que le hasard, que j'étais complètement irrationnel en imaginant que mon parapluie pouvait... faire toutes ces choses. Mais une autre insistait. Comment ça pouvait être une coïncidence, puisque j'avais fait un choix délibéré, le jour même où avait eu lieu un autre accident ? Je me suis aperçu que la nuit était tombée. J'avais passé l'après-midi à ressasser ces questions. J'ai allumé la télé pour me changer les idées.
Il s'arrêta un instant.
— Vous auriez un verre d'eau s'il vous plaît ? J'ai la gorge sèche. Qu'est-ce que je disais ? Ah oui... Ce soir-là, au journal, ils avaient invité un expert qui a commencé à parler de la loi des séries. Parce que, comme les avions n'étaient pas du même modèle, ni du même âge, il n'y avait pas une seule cause, selon lui. Il a mis en garde les spectateurs contre le fait de voir un lien entre les accidents. Après, il y a eu le représentant d'un avionneur qui disait que le transport aérien restait l'un des moyens les plus sûrs et les moins dangereux pour voyager. Tout ça ne m'aidait pas.
Il prit le verre qu'on lui tendait et but une gorgée.
— Merci. Après cette terrible journée, j'ai su que je ne pourrais pas continuer ma vie d'avant sans trouver des réponses. J'ai envoyé un email à mon travail pour dire que je prenais quelques jours de congé. Et j'ai réfléchi à un plan d'action. Puisque mon parapluie semblait être à l'origine de tout cela, j'ai commencé par l'examiner. C'était un parapluie très normal, noir avec une armature en métal renforcée et une poignée rétractable. Je l'avais acheté deux ans plus tôt au supermarché où je fais mes courses. J'ai cherché le ticket de caisse. Oui, je garde mes preuves d'achats pendant plusieurs années, c'est comme ça. J'ai noté la référence et j'ai cherché sur internet. C'est un modèle courant. Il s'en vend des milliers. Plus j'y pensais et plus je me disais que je faisais fausse route. Mon parapluie n'avait rien à voir dans tout ça.
Il recommença à marteler les accoudoirs.
— Un matin, à mon réveil, j'ai eu cette intuition. Vous savez, ce genre d'idée qui nous vient, et dont on est sûr, même si on n'a aucune preuve. Et cette intuition, me disait que la cause, c'était moi. Moi, mes choix, mes actions. Ce que je faisais ou que j'omettais de faire. Tout ça devait, j'en étais certain, affecter le monde d'une manière ou d'une autre. Alors j'ai pris le carton où je conserve mes anciens journaux. Je tiens un journal personnel de ma vie. Ça peut vous paraître curieux, parce que ma vie est réglée comme une symphonie classique. Mais je note tout ce qui m'arrive. Enfin, pas tout évidemment, mais beaucoup de détails.
Il fit une pause.
— Je me suis dit que, peut-être, je trouverais des exceptions, des incidents qui coïncideraient avec des événements dans le monde. Ça paraît invraisemblable quand on y pense. Il y a tellement de données, tellement de variables. Mais j'avais l'impression que quelque chose me guidait, que j'étais sur la bonne voie. J'ai trouvé sur internet un forum d'amateurs de mathématiques. Ils s'échangeaient des énigmes, cherchaient des nouveaux nombres premiers, ce genre de truc. J'ai posté des séquences de chiffres que j'avais élaborées à partir de mes archives, et je leur ai demandé si elles avaient un sens, mais sans leur dire de quoi il s'agissait. Je ne voulais pas qu'ils me prennent pour un fou. Quelques jours plus tard, l'un d'eux m'a répondu. Selon lui, ça ressemblait aux suites qu'on étudie en théorie du chaos. Il m'expliquait qu'un changement infime d'une cause pouvait altérer considérablement ses effets. Je n'ai pas tout compris, mais j'ai retenu ceci. Il disait que toutes ces séries partaient d'une constante, un point d'origine. Quand j'ai lu sa réponse, j'ai immédiatement su que ce point, c'était moi. Et à partir de ce moment, mes intuitions se sont multipliées.
Il s'arrêta et poussa un soupir.
— J'ai commencé à voir les effets de mes actes. Au début, c'était approximatif. Je savais que si j'ouvrais une fenêtre pendant dix secondes, il se passerait quelque chose en Amérique du nord, mais j'ignorais quoi. Ou bien que si je ne me rasais pas pour une fois, quelqu'un dans le monde gagnerait à une loterie. Peu à peu, mes visions se sont affinées, et aujourd'hui, sans effort, je connais précisément l'effet de chacun de mes gestes. Il y a un instant, j'ai croisé les doigts pour qu'un conducteur ivre ne provoque pas un accident avec un camion transportant des matières toxiques. Il y aurait eu une dizaine de victimes. Quand j'ai bu un peu d'eau, un client de la brasserie en bas de la rue a découvert un cheveu dans la pâtisserie qu'il avait commandée et a enguirlandé le serveur. En fait, la seule chose que je n'arrive pas à changer, c'est moi, le point d'origine.
Il contempla la vue que lui offrait la fenêtre. C'était la fin de l'après-midi et la nuit hivernale était déjà tombée.
— Mais tout ça n'est rien. Je sens que mon influence s'étend dans l'espace et le temps. Je peux changer des choses qui se sont passées, mais uniquement si elles sont très éloignées. Je crois que ça a un rapport avec la vitesse de la lumière. Il y a quelques jours, j'ai laissé du courrier dans ma boîte aux lettres, et le climat d'une exoplanète a été légèrement modifié. Je ne suis pas sûr des détails, mais ça a pu changer sa couleur. Demain, le rayonnement arrivant de son système sera détecté par un satellite et ce monde sera ajouté à la liste de ceux qui pourraient héberger la vie.
Il s'interrompit brusquement, se tint le visage dans les mains et commença à sangloter.
— Je n'en peux plus, Docteur. Je dois vous avouer quelque chose. J'ai essayé de me suicider, mais chaque action que je tente contre moi-même est contrée par un effet qui l'annule. Il y a une coupure de gaz au moment où j'ouvre l'arrivée, ou bien je vomis les médicaments que je prends... Et pourtant, je ne peux plus vivre comme ça. À chaque instant, je vois les conséquences de mes actes, bonnes ou mauvaises, insignifiantes ou sérieuses. J'ai besoin d'aide. Il faut que je me débarrasse de ces visions.
La thérapeute l'observa quelques secondes avant de lui répondre.
— Tout cela semble résulter de votre penchant pour la routine, les habitudes. Vous êtes allergique au changement. Nous le sommes tous, moi la première. Mais inconsciemment, votre désir de tout contrôler vous a amené à croire que vous pouviez effectivement le faire. Concrètement, rien ne prouve tout ce que vous avancez. Ces événements qui se sont produits auraient tout aussi bien pu avoir lieu si vous n'aviez pas fait ces choix pour les déclencher. Si nous travaillons ensemble, nous pourrons trouver la cause profonde de votre besoin de contrôle, et partant de là, nous éliminerons cette obsession. Faites-moi confiance.
L'homme jaillit de son fauteuil et se tourna vers son interlocutrice.
— Vous ne me croyez pas, Docteur. Si vous ne me croyez pas, comment pouvez-vous m'aider ? Je ne suis pas fou. Je pensais que quelqu'un comme vous comprendrait et aurait peut-être une solution... Tant pis ! Je dois arrêter ça quelles qu'en soient les conséquences. Je pense avoir trouvé une convergence, un moyen d'en finir malgré tout.
Il tint le verre d'eau à bout de bras et en versa le contenu sur le parquet avant de le laisser tomber.
— Profitez bien du temps qu'il vous reste ! lâcha-t-il avant de se précipiter hors du bureau.
La femme resta paralysée quelques secondes, avant de courir jusqu'à la fenêtre pour rappeler son patient. Elle ne le vit pas dans la rue presque déserte. Instinctivement, elle leva les yeux au ciel et son sang se glaça dans ses veines.
Dans la nuit claire, par petits groupes, les étoiles s'éteignaient.
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