3.

4 minutes de lecture

— Quand on sera vieilles, on aura plein de rides.

Tu te retournes sur le lit, alors les disques tombent les uns après les autres.

— J’ai pas hâte.

Oingo Boingo, Jeff Buckley, Amy Winehouse…
Les visages, c’est si drôle quand on les regarde à l’envers. Ils se retournent et deviennent inhumains.
J’ai toujours eu du mal à reconnaître les visages.

— Ça fait combien de jours, maintenant ?

Dehors — la porte de la chambre est ouverte — une infirmière fait l’appel.
Les pas martèlent de petits coups inintéressants sur le vinyle du couloir. D’autres filles courent dans le hall principal.

— Vingt-cinq.

Émilie passe en bourrasque dans l’embrasure en criant quelque chose que je ne comprends pas.

— Non… vingt-six.
Peut-être.

Nerveuse, je gratte la saleté qui s’accumule sur ma table de nuit.

— Ça aussi, tu es allergique ?

— Ça, quoi ?

— La saleté.

— Non, la poussière.
Apparemment, c’est différent.

Tu hausses les épaules, continue à fouiller dans le petit mausolée de CD.

— Vingt-six jours…
J’ai dû attendre vingt-six jours pour qu’on me ramène enfin ma collection…

Je ne sais pas si tu es triste ou en colère.
De toutes manières, je ne suis pas habile pour réconforter.

— J’aurais pu te prêter un de mes livres…

Ta tête sort de derrière la pile, tes yeux bleus plantés dans les miens.

— Écoute, je n’ai rien contre tes livres, mais tu sais très bien que je ne peux pas.

Je lève les yeux au ciel, feignant d’être exaspérée.
Seulement un prétexte pour ne pas avoir à soutenir ton regard.

— Je sais, oui, je sais…

Le dos contre le mur gris de la chambre, je fixe mes jambes, allongées l’une contre l’autre, enveloppées dans ces vêtements étrangers. Ce qu’il y avait de mieux. Ils ne me plaisent pas, mais on ne trouve pas souvent de quoi s’habiller quand on a mon physique. Je prends sur moi.
Comme beaucoup de choses, ce n’est pas fait pour durer éternellement.
Mais alors je m’y habituerai et ça me fera mal quand on me l’enlèvera.
Il faut toujours que les choses partent trop tôt.

Tout ce que j’ai gardé d'avant, ce sont mes vieilles perce-neige.
Je ne les aurai laissées pour rien au monde.

— HA !

Fière, tu brandis haut ta trouvaille.
Je ne peux pas m’empêcher de rougir.

— Voilà qui devrait faire l’affaire.

Aussitôt dit, tu insères le disque dans le lecteur portable et me tends les écouteurs.

— Écoute-moi ça.

1 seconde…

Je meurs.

5 secondes…

Des larmes se forment, qui ne couleront pas.

10 secondes…

À l’extérieur, je sens le temps qui s’écoule, presque comme dans un rêve.
Mes paupières battent de plus en plus lentement, du sable longe les rives de ma peau.

20 secondes…

Suis-je sourde ? Ou…
Je n’écoute plus. Je sens les mots s’inscrire dans mes veines.
Ma colonne vertébrale se transforme en partition, les os se brisent en notes de verre.

30 secondes…

J’enlève les écouteurs.

— C’est… c’est… qui a écrit ça ?

— C’est… c’est qui ? Imites-tu, consternée.
Tu ne veux pas me dire si ça t’as plu, d’abord ?

Si ça m’a plu ?

Je tremble.
Aucun son ne veut sortir.

L’étang de tes yeux me noie à nouveau.
Mais… tu te ravises.

Tu vois bien que mon regard en dit plus que tous les mots stupides qui garnissent les pages moisies de ces encyclopédies oubliées et de ces palabres poétiques d’écrivains anonymes.

— Un cadeau, lâches-tu en haussant les épaules.

— Un cadeau ?

Tu te laisses tomber en arrière, t’affalant sur le lit dans un grand ”pouf”.

— C’est ce qu’il m’a dit.

”Ce qu’il m’a dit”…

Je n’ose pas en demander plus.
Ce serait indiscret. Ce serait égoÏste. Ce serait…
J’ouvre le tiroir de ma table de nuit pour me calmer.
Au fond, il n’y a que la pastille jaune qui me rend mon expression nauséeuse.
Mais pour une raison que j’ignore, ça me rassure.
Comme si c’était en quelque sorte la preuve que je n’étais pas la seule.
Même si je sais que c’est beaucoup espérer…

— J’aime bien la couverture.

Il change de sujet.
J’ai beau détester son manque de respect pour le silence, celui-ci m’aurait tuée.

— C’est clair.
Pour une fois, on n’a pas juste la tronche de l’artiste en gros plan qui fait la grimace, du genre ”regardez, je suis un martyr”.

— Ou bien le titre de l’album en grosses lettres dans une typographie qui fait mal aux yeux, avec le logo du groupe alpagué dans un coin de la pochette…

Tu pouffes de rire.

— E-XAC-TE-MENT !
J’en peux plus de tous ces…

— LES FILLES ! LE REPAS EST SERVI !

La voix de l’infirmière en chef tonne comme un tambour de guerre.
J’aurais aimé t’écouter plus longtemps…
Il ne vaut mieux pas tarder.

Partageant mon avis, tu bondis sur tes jambes et lace tes chaussures en un temps trois mouvements.

— Bon. On y va ?

— On y va.

Je réponds mais ne bouge pas, fixée sur la pochette, envahie d’une nostalgie qui ne m’appartient pas.

— Je peux te le prêter si tu veux.

— Je n’ai rien pour l’écouter.

— Dans ce cas, je te prête aussi mon lecteur CD, rétorques-tu.

À mon tour de bondir de joie.

— Tu es sûre ?

— Je ne dis que des choses dont je suis sûre.

Cri intérieur.
Je souris comme une imbécile.

— Je peux t’embrasser ?

— Ça, je n’en suis pas si sûre.

On éclate toutes les deux de rire.

— Bon. Eh bien je me contenterai du CD.

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