Les mots cotons

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8 juillet 1999

Tu écorches mon prénom. Tu es grand. J’ai mal au cou.

11 juillet 1999

C’est mon anniversaire : treize ans et une lettre de toi déposée sur la table de chevet. Es-tu venu pendant mon sommeil ?

25 juillet 1999

Je repars chez moi. Dans mon sac, je compte : trois lettres, deux poèmes ratés, ta casquette, une adresse. Je ne peux y glisser l’étreinte que tu m’as offerte avant mon départ. Je sais que tu as pleuré.

26 juillet 1999

J’ai déjà oublié le goût des glaces à l’italienne, du vent iodé, de la crème solaire et de tes yeux bienveillants. C’était un joli rêve.

11 août 1999

Eclipse solaire. Tu proposes qu’on aille la voir ensemble. Je refuse. J’ai peur sans connaître la raison.

22 décembre 1999

Tu m’écris des mots : des mots cotons, des mots génoises. Je n’écris que des mots pointus. Mes parents divorcent.

4 mai 2000

Double ration de pensées affectueuses. Je t’écris une lettre de sept pages recto-verso. Ma main est douloureuse. Joyeux anniversaire.

18 juillet 2000

J’embrasse David. Il a un goût de cigarette et ses lèvres sont gercées. Je n’irai pas chez mon père en août. Je n’irai plus.

14 septembre 2000

J’ai lu Le monde de Sophie. J’ai beau regarder le tour du lapin dans le haut de forme, je ne comprends toujours pas le truc. Puis-je être spectatrice et lapin à la fois ?

4 avril 2001

Je me demande. Je me pose. Ma pensée est confuse. Si.

13 juin 2002

Invisible, je te vois tout de même. Je vois en toi quelque chose qui me remue. Sans identité, sans nom, sans code, sans règle. Je crois que. Je pense que. Oui. Et toi ? Entends-tu mes mots génoises ?

24 octobre 2002

Un jour nous irons nous installer sur une terrasse et nous regarderons le ciel à la recherche d’un nuage. Un jour je sentirai à nouveau ta chaleur près de moi. Un jour est plus long qu’une éternité.

16 mars 2003

Tu ris de mes questions, de mes réflexions. J’aime ton rire. J’en rajoute pour masquer ma peur de grandir. Tu as eu peur aussi ? Les adultes sont effrayants. Dis-moi que je ne serai jamais comme ma mère.

11 août 2003

Un jour se transforme en demain. Demain je te vois. Demain j’aurai chaud. J’ai les mains moites.

12 août 2003

Je garde en moi tes secrets, tes lèvres sur les miennes, tes yeux posés sur ma peau halée. J’existe et disparais dans la seconde. Un jour devient demain, un jour devient un instant. L’instant qui avoue tout, même ce que l’on ignore. Je chuchote à ton oreille des mots cotons.

En regardant Palavas-les-Flots s’éloigner, je me dis que la vie ressemble à des vagues, à un mouvement de balance, à une succession de répétitions. Puis je me suis endormie, grandir ça épuise.

9 septembre 2003

Je sens encore ton regard sur moi, comme une empreinte brûlante, un tatouage. J’aimerais t’aimer, mais je le rencontre lui, le garçon qui me parle d’un cinéaste que je ne connais pas — Miyazaki. J’oublie alors de t’aimer. Tu oublies de répondre à mes appels. Tu oublies jusqu’à mon adresse. J’ai peur de comprendre le tour de magie.

Eté 2004

Les excuses sont des mots pointus déguisés en mots cotons. Tu les débites jusqu’à n’avoir plus besoin d’un déguisement. Je pars de chez moi.

Printemps 2005

Je regarde les gens attablés aux terrasses en m'imaginant à leur place avec toi. J’ai un goût de cendre dans la bouche. Tu me manques. Les baisers de mon chéri ne sauraient combler ta perte.

Automne 2006

J’avance accompagnée de ton fantôme, de tes lettres. Je continue à t’écrire sans aller jusqu’à la boîte postale. J’ai acheté un casier plus grand pour les accueillir.

Hiver 2007

Les souvenirs ne sont plus que des images instantanées, tout au plus des secondes cristallisées dans une mémoire fragile, des émotions floutées, un fil détendu porté par le vent, un mot perdu sans ses compagnons. Le souvenir est traître.

Un soir assez tard en 2008

Je t’écris via Messenger. Juste comme ça. Sans attente. Lu. Tu as lu mais tu ne réponds pas. J'ai envie de balancer mon ordinateur.

Janvier 2009

Tu réponds à un ancien message par un long — très long — texte. Tu me résumes ta vie : deux enfants, une femme, une maison, des rêves utopistes, une passion pour l’enseignement. Je m’étouffe. Mon écran se brouille. Puis tu disparais.

2010

Nous sommes des baleines, qui remontons à la surface de temps à autre, pour respirer et replonger dans les profondeurs aquatiques. Tes apparitions me font espérer à chaque fois un retour. Ton fantôme a gardé ta place. Tu n’en veux pas.

2011

Tu es un oiseau migrateur qui revient chaque année sur le même poteau avant de repartir vers une autre destination. Je ne sais pas comment t’obliger à rester un peu plus longtemps. Quel tour de magie pourrais-je exécuter ?

2012

Naissance de ma fille. Tu l’aurais trouvée jolie.

2013 - 2014 - 2015 - 2016

Les années s’enchaînent à une vitesse hallucinante. Je continue de grandir. Je pense moins à toi. Le temps fait enfin son travail. Nous nous écrivons une fois dans l’année, afin de prendre des nouvelles, d’entretenir un lien que ni toi ni moi n’arrivons à vraiment couper.

27 décembre 2016

Je joue aux cartes, ma mère désigne mon cou. Je caresse une boule puis mon ventre rond. Je souris.

18 novembre 2018.

Je n’ai rien écrit pendant deux ans. Rien ne pouvait sortir de moi, hormis mon garçon et mon nodule cancéreux. Il me faut ce temps nécessaire pour digérer. Ce matin, je me réveille avec la volonté de m’envelopper de l’essentiel. Je fouille partout chez moi. Je jette le superflu, l’inutile, les parasites bouffeurs de temps. Je trouve tes mots génoises. Je te veux dans mon quotidien, dans cette nouvelle version de moi. Je t’écris une lettre, une vraie, à la main, à l’ancienne, même que je tremble en apposant le timbre. Je te propose un deal simple : être amis, s’attabler à une terrasse, partager nos réflexions.

13 décembre 2018

Tu déclines ma proposition. Tu dis que nous avions scellé un contrat d’âme là-haut mais que tu as le sentiment que ce contrat est achevé. J’ai rangé ta lettre avec les autres. Je dois avancer sans toi.

15 avril 2019

Notre-Dame brûle et je prends sur moi pour ne pas pleurer. L’oncologue m’a appelée : j’ai toujours des cellules cancéreuses. Mes enfants chahutent. J’ai envie de vomir. Je dois paraître forte sans l’être. Je t’écris. Ni ma famille ni mes amis ne doivent le savoir. Toi ce n’est pas pareil. Tu es une sorte de boîte vocale.

« Ma très chère » depuis quand n’avais-tu pas employé ces mots ? Je me sens apaisée de te savoir de l’autre coté de l’écran.

16 avril 2019

Ma messagerie est pleine de tes mots cotons. Tu me bombardes de photos de livres médicaux sur la thyroïde. Tu dis que c’est quelque chose que je n’ose pas dire, qui reste bloqué dans ma gorge, qui peut me tuer à petit feu.

Je réfléchis. Je m’examine et j’écris des mots. Une foule de mots. Un chapitre puis un deuxième.

15 juin 2019

J’ai écrit un livre qui parle de nous, de toi, de moi, de ce qui me ronge et qui peut se transformer en une petite mort. J’ai écrit jusqu’à en être essoufflée. J’ai pleuré sur des mots pointus, sur des mots génoises et des mots cotons. J’ai mis à jour les mots secrets qui ne voulaient pas se dévoiler.

Mes cellules cancéreuses sont toujours là, mais elles n’ont plus de quoi se nourrir.

13 juillet 2019

Je t’ai envoyé mon roman avec ces mots simples : lis et parlons-en après. J’espère avoir laissé assez de pierres sur ton passage pour que tu ne t’égares pas.

10 novembre 2019

Je suis à Sarlat. Mon téléphone vibre. Un message de toi. Tu dis être prêt — à quoi ? Tu veux que je t’aide à dépoussiérer ta mémoire. Tu t’excuses d’avoir failli m’oublier. Failli : je tremble. Tu évoques un rouleau compresseur social qui t’aurait happé et malmené. J’ai attendu ces mots si longtemps que j’en suis effrayée. Je prends un verre à une terrasse. Un sourire ne me quitte pas. Je relis encore et encore tes mots cotons jusqu'à les imprimer en moi.

2 janvier 2020

Je te souhaite la bonne année sans originalité. Tu me souhaites des rires et des sourires et m’écris des mots génoises. Pourtant je ne lis que des mots cotons. Puis tu plonges dans les profondeurs.

16 février 2020

J’ai compris que le silence est aussi une forme de lien. Et ça me va. Alors restons silencieux. Restons des baleines qui remontons à la surface de temps à autre pour respirer, des oiseaux migrateurs qui se posent chaque année sur le même poteau pour une étape. Et retournons au silence, dans ce que l’on maîtrise le mieux.
Tout ne doit pas avoir de définition, de raison, d’explication. J’ai tout avoué et même plus, tout ce que j’aurais dû te dire autrefois, mais que je cachais. J’avais peur de te décevoir, d’égratigner l’image que tu avais de moi.
Oublions la terrasse. Oublions les nuages. Laissons la place à d’autres. Le ciel nous appartient, nous sommes libres d’y attraper des pensées et de nous les envoyer en silence. J’abandonne ce rêve égoïste. J’abandonne.
Reste alors le silence. Juste le silence. Plus que le silence. Je souris au silence et t’envoie une dernière fois mes mots cotons.

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