Salut toi

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Tu as déjà oublié que tu parlais l’arabe dans les rues de Casa, avec les autres gamins des rues. Mais pas les lumières d'or et l’ombre presque noire des péristyles, où un vieux monsieur à la barbe grisonnante verse, en levant et abaissant la main de manière hypnotique, le thé à la menthe brûlant et moussant dans un verre jaune. Fumée blanche en volute. Tu as encore quelques souvenirs de ce là-bas, que tu ne reverras jamais plus. Maintenant, tu cours sur un asphalte gravillonneux et mouillé, troué de nid de poule. L’herbe verte peine à pousser dans cette terre glaiseuse, collante. Ce que tu aimes, parce que grand, j’y repense encore souvent, c’est courir les bois. Les feuilles, jaunes et détrempées, glissantes, mais où se cachent les bogues de châtaignes épineuses. Cette odeur. De liberté. Entre les coups, les opérations. Je sais combien tu détestes ces couloirs d’hôpitaux, ces odeurs froides d’éther et de coton mouillé d’antiseptique pisseux, les piqûres, la fausse gentillesse des infirmières qui préféreraient tant que tu sois plus docile, tout ce que tu vivras beaucoup trop longtemps, jusqu’à tes dix ans. Et pour les coups, que ce soit à la maison ou bien à l’école, je sais, parce que cette colère reste absolue et entière, ton impuissance, ton épuisement dans ces moments-là. Et pourtant, le regard noir, buté, tu te bats avec tant de courage, et à chaque fois, quand je pense à toi, je me rappelle cette chanson qui est tellement, mais tellement à ton image, Le petit cheval blanc. Je le sais, j’en garde encore maintenant les inflexions dans ma manière de voir le monde. J’aimerais te dire, à toi, petit garçon maigre et farouche, ô combien ton beau rire est contagieux. Garde bien dans les narines ces odeurs des bois, que ce soit ceux de la vallée de Chevreuse ou bien, lorsque tu pars à l’autre bout de la France, ceux des Alpes-Maritimes. Gardes en mémoire le bleu des glaciers, le froid aigu et délicieux des lacs de montagne, le goût de la mer que tu as trop peu vu. Je sais, et tu le sais depuis le début, que tu n’as pas été désiré, que ta surdité alors que tu n'es encore qu'un gamin t’a rendu singulier, même si tout ça a été « réparé » depuis, et que tu en as payé le prix fort. Crois-moi, j’en suis sincèrement désolé et ému. Tu ne le méritais pas. Aucun gamin ne mérite ça d’ailleurs. J’aimerais, là, te serrer dans mes bras, qu’enfin, tu sentes un peu de chaleur humaine et non plus les coups et les privations. Ce que personne ne savait, c’est combien tu étais singulier, et qu’on t’a en grande partie privé de ton potentiel et que cela affectera effectivement toute ta vie, tu avais raison de douter de ton avenir vu que personne n’y croyait non plus. Une graine de bagnard, te disait-on. Mais tu n’as pas fini délinquant, tu n’as pas mal tourné, malgré les foyers et les mauvaises fréquentations obligées. C’est ta singularité qui te sauvera, ta curiosité folle. Alors, non, je peux te le dire, tu ne vivras pas une vie tranquille et sereine, tu vas même bien en baver encore, et j’en suis vraiment désolé, mais gardes bien en tête que tu es quelqu’un de particulier, et qu’un jour, tu auras enfin ta place. Même si pour le moment, je comprends ton regard incrédule quand tu m’écoutes. Reste quelqu’un de curieux, à savoir être animé de curiosité et tout en même temps quelqu’un qui fait lever le sourcil. Reste ce chien un peu fou, tout rempli de tensions, nerveux et assez paradoxalement aussi de calme. Tu verras, un jour, de tout cela, tu arriveras à en faire un récit, tu auras alors tant de choses à dire, et de belle manière. Alors, mon garçon, joue, crie, cavale, mal peigné et mal attifé, toutes les fois que tu le pourras. Profite intensément de tous ces instants, quitte à exaspérer tes parents, comme une revanche sur les mauvais traitements qu'ils t'infligent. Vis, et ne t’en excuse jamais.

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