Chapitre 1.4

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Enfin, le matin de Noël. Dans les maisons d’où s’échappait un douillet feu de cheminée, nombre d’enfants impatients délaissaient leurs tartines pour se précipiter sous le sapin et s’atteler au tant attendu déballage des cadeaux.

Marie n’était pas de ceux-là. Contrairement à son frère, elle savait qu’ils ne recevraient pas ce qu’ils avaient commandé à Saint-Nicolas cette année. Ses parents avaient sans doute compensé en achetant un tas de petits animaux Koetsu sortis de l’usine Towa, une manufacture asiatique qui produisait en série des jouets mécaniques bon marché. Drosselmayer avait sans doute fait preuve de bon cœur en offrant un invendu.

C’est pourquoi Marie fut étonnée en constatant que, sous le sapin, trônait un unique paquet, de la taille d’une grosse malle.

Fritz s’arrêta net.

— Le Casse-Noisette ! s’écria-t-il, les yeux brillants et le sourire jusqu’aux oreilles.

Les deux adultes échangèrent un regard mi-complice, mi-contrit.

— Je ne sais pas ce que Saint-Nicolas a apporté cette année…, commença Matthias.

Mais Fritz s’était déjà rué sur le paquet, déchirant l’emballage à grandes poignées.

— Tu pourrais en laisser un peu pour ta sœur, quand même ! tenta Gudrun.

Fritz jeta un œil à Marie. Celle-ci lui fit signe de continuer. Bientôt, le papier doré fut complètement réduit en bandelettes, que Jawohl taquinait mollement du bout du coussinet. Sous le sapin se dressait à présent une grosse malle de bois blanc.

— Un automate ! triompha Fritz. Je le savais !

Marie s’était approchée, curieuse. Il n’y avait aucune marque d’usine sur la caisse. Elle releva un regard interrogateur sur ses parents, qui lui sourirent. Ce pourrait-il que… ?

— Allez-y, ouvrez-le.

Une fois de plus, Fritz fut le plus rapide. Marie, qui s’était rapprochée de la malle, le laissa faire.

Mais la joie de son frère fut de courte durée. Une fois le couvercle soulevé, il recula, incrédule.

— Ce n’est pas le Casse-Noisette !

Assis en chien de fusil dans l’immense malle, ses longues mains blanches croisées devant ses genoux, Teufel les fixait de ses yeux rouges et inhumains. La capuche de sa mante de soie noire avait été rabattue sur son bonnet à grelots, ne laissant dépasser qu’une des trois cornes, et une mèche de cheveux immaculés, aussi blancs et légers qu’une plume de cygne.

— Ce n’est pas le Casse-Noisette, mais c’est un automate en bon état de fonctionnement, argumenta sa mère avec un pâle sourire. Il est superbe, non ?

— Il s’appelle Teufel, compléta Matthias. Il s’agit d’un modèle unique, tu te rends compte ? Il n’en existe pas deux comme ça.

— Il fait peur ! grinça Fritz. Et c’est quoi ce costume ridicule ? Ce n’est pas un automate de combat, si ?

Les parents se regardèrent. Non. Évidemment. Si Teufel avait eu un usage un jour, cela devait être en tant que danseur de cour, comme l’indiquaient ses longs membres, son visage racé et son costume de taffetas en losanges noirs et blancs.

— Tu sais bien qu’après la guerre, tous les automates de combat ont été désactivés, lui rappela Matthias. Et d’ailleurs, les Casse-Noisettes sont devenus obsolètes : on ne les utilise plus que comme décoration, désormais.

— Je suis sûre que Teufel ferait un très bon automate de protection, plaida Gudrun.

Fritz restait sourd à ces arguments. Marie savait bien pourquoi.

— Non ! Il est trop vieux, et il n’a même pas d’arme ! Et où est son uniforme ?

— On peut lui en trouver un, argua son père.

Il tira doucement sur le tissu à motif arlequin. Il était cousu sur le corps même de l’automate.

— Il suffira de lui mettre une veste d’école de guerre par-dessus, murmura-t-il. Je suis sûr que je peux en trouver une.

Mais Fritz repoussa violemment son cadeau.

— J’en veux pas ! Cet automate est nul ! s’écria-t-il en se levant.

Les parents échangèrent un regard. Puis, doucement, ils refermèrent la caisse. Marie regarda le visage blanc disparaître derrière le loquet, avec l’impression persistante qu’il la suivait des yeux.

Fritz ignora son cadeau toute la journée. Mais Marie, elle, rouvrit la caisse. A l’intérieur, la marionnette continuait à poser sur elle son regard de statue, assise en chien de fusil dans un tas de bourre protectrice. Marie sortit le tout dans une sorte de frénésie. C’est alors qu’elle remarqua le parchemin collé sur la face interne du couvercle :

À vous qui venez d’entrer en possession d’un automate animé.

Marie le décolla et déroula le texte en lettres gothiques :

Tout d’abord, permettez-moi de vous présenter mes félicitations. Cette œuvre unique que vous avez devant vous a été fabriquée avec un soin tout particulier. Si par le plus grand des malheurs vous constatiez un défaut de confection, veuillez nous la renvoyer dans sa malle, soigneusement fermée. Nous ferons le nécessaire au plus vite.

Marie fronça les sourcils. « Par le plus grand des malheurs » ? N’était-ce pas un peu exagéré, comme formulation ? En tout cas, il était bon de savoir qu’il existait un service après-vente.

Vous l’avez sans doute remarqué – si oui, je vous adresse tous mes compliments – mais ce jouet n’est pas un automate comme les autres. Il s’agit d’une marionnette sans fil, qui se commande à la voix. Elle-même n’en possède pas : elle communiquera avec vous par signes.

Une marionnette sans fil ? Qui communique avec son propriétaire ? Le cœur de Marie s’accéléra.

Pour l’activer, il faut procéder à une manœuvre qu’on appelle « ouverture des yeux ». Oh, ne vous inquiétez pas : c’est un rituel très facile, à la portée de tous les mages, même les plus débutants.

Des mages ? De mieux en mieux ! Marie était de plus en plus séduite par la stratégie de communication autour de ce jouet.

Avez-vous un chat ? Ou, encore mieux, un chiot ? Le cas échéant, un peu de votre sang suffira. Vous en badigeonnerez les yeux de la marionnette avec une plume de cygne, ramassée au bord d’un lac gelé pendant la nuit de Walpurgis, qui doit coïncider avec la pleine lune. Je plaisante !

Marie soupira. Cette notice ne manquait pas d’humour ! Un humour un peu noir, tout de même. Pas sûr que sa mère approuve. Rapidement, la jeune fille jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle était seule.

La procédure est beaucoup plus simple : il suffit de vous munir d’un papier, et d’y écrire, avec une aiguille que vous aurez au préalable piquée sur le gras de votre pouce :

emeth

Marie tendit la main vers le guéridon près du sofa. Elle attrapa le bloc-notes qui y était posé et arracha une feuille. Puis elle se défit d’une des épingles à nourrice qui retenaient son cache-cœur. Après avoir hésité un bref instant, elle la planta dans le gras de son pouce. Une goutte de sang perla, cramoisie : elle y trempa son aiguille et traça tant bien que mal le mot de passe demandé.

Avez-vous écrit le code d’invocation ? Parfait. Maintenant, ouvrez la bouche de la marionnette.

Marie releva le visage vers celui, impassible, de Teufel. Pour une raison obscure, elle avait peur de le toucher.

Ne craignez rien. Il ne vous mordra pas, sauf si vous le lui demandez.

La jeune fille étouffa un rire nerveux. Puis elle posa les doigts sur la marionnette. Sa peau était froide, et étrangement douce, presque comme de la peau. Doucement, elle pressa ses lèvres. Lorsqu’elle les entrouvrit, des dents de nacre apparurent, aussi blanches et pures que des perles. Elle y glissa le petit papier, plié en quatre.

À sa grande stupéfaction, la marionnette referma la bouche toute seule. Puis, avec une rapidité d’oiseau de proie, elle redressa la tête. Marie en fut si surprise qu’elle recula d’un seul coup et se prit les pieds dans la bourre qu’elle avait sortie de la caisse.

Ça y est, votre marionnette est activée ! Elle n’obéira plus qu’à vous, et à vous seule. Je vous souhaite un bien…

Le reste du parchemin manquait. Qu’importe. Teufel était activé ! Mais comment vérifier qu’il fonctionnait ? Ah oui, la voix.

— Teufel, debout !

Sous les yeux ébahis de Marie, l’automate se déplia. Debout, il était immense : à vue de nez, Marie estima qu’il faisait bien deux mètres. Il resta planté devant elle, ses longues jambes en en-dehors, comme un danseur de ballet.

— Je m’appelle Marie. Toi, tu es Teufel, c’est bien ça ?

La marionnette répondit par une élégante révérence en pliant ses genoux, un bras replié devant sa poitrine.

Marie laissa échapper un rire de joie. Il interagissait vraiment avec elle !

Soudain, elle le vit se figer, et planter son regard aigu sur un point derrière elle.

— Tu as réussi à l’activer ?

Marie se retourna. Son père était là, visiblement mal à l’aise.

— Oui. Il y avait le mode d’emploi dans la caisse.

— Bravo. C’est impressionnant… je ne savais pas qu’il était si grand. Et on dirait qu’il me regarde.

— Oui, sourit Marie. Il a l’air vraiment vivant. Beaucoup plus qu’un Casse-Noisette !

C’était vrai. Les Casse-Noisettes avaient le regard vide d’un joujou géant. Ce n’était pas le cas de Teufel : même si on ne lui avait pas dessiné de pupille, son regard semblait bien présent, presque… intelligent.

— Je suis content qu’il te plaise, ma chérie. Tu veux aller le montrer à ton frère ?

Marie se leva, le sourire aux lèvres.

— Teufel, tu viens ?

Légèrement courbé, l’automate s’avança vers elle. En le regardant traverser la pièce avec la démarche déliée et féline d’un danseur, Marie se sentit envahie d’une fierté sans borne. Teufel était à elle, et elle seule : n’était-ce pas ce que disait le mode d’emploi ?

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