2.1

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En cette matinée de décembre, une brume cotonneuse, d’où émergeaient les silhouettes graciles d’un couple de cygnes, s’effilochait sur le fleuve. Elle rendait propices les rendez-vous secrets et les nombreux complots qui hantaient l’antique Praha aux mille tours noires, pépinière de fantômes, de magiciens et d’assassins.

Sur la longue côte reliant le vieux quartier de Staré mešto au château, masse sombre immergée dans la neige qui surplombait la Vltava, un homme de haute taille se frayait un chemin en luttant contre les dalles vitrifiées par le verglas. Une cape quelconque masquait ses traits. Cependant, un observateur avisé aurait pu reconnaître, à la qualité du tissu et à l’épée effilée qui en émergeait, l’un des sept princes de Tann, fils du král Milos. La chevelure noire qui dépassait de la capuche en longues boucles désordonnées signalait le plus jeune, Vishehrad.

Après un rapide coup d’œil sur son épaule – laissant voir un regard acéré de faucon – le jeune prince frappa du poing une porte dissimulée dans un recoin de la muraille nord. Lorsqu’elle s’ouvrit, il s’y engouffra. Ces portes secrètes étaient connues seulement de quelques rares membres de la famille du král. Elles donnaient sur d’antiques souterrains ayant servi de retraite lors des nombreuses guerres qui avaient opposé le royaume de Bohème et ses princes belliqueux à ses voisins. Il y faisait aussi sombre que chez le Diable, et l’humidité du fleuve non loin suintait le long des murs de pierre. À l’intérieur, l’âme damnée du jeune prince, un serviteur dénommé Jan, lui tendit un flambeau en silence. Puis les deux hommes s’enfoncèrent dans les ténébreuses entrailles du château.

Vishehrad émergea par une porte dérobée derrière une tapisserie en loques représentant l’un de ses ancêtres pacifiant un dragon. Il étouffa sa toux – provoquée par l’abondante poussière qui nichait dans les mailles usées de la tapisserie – dans son poing ganté de cuir et s’avança dans le couloir. L’épais tapis dissimulait fort à propos le bruit de ses bottes. Son visage racé se para d'un sourire félin. Finalement, sa petite escapade passerait inaperçue.

Mais une surprise attendait Vishehrad dans ses appartements. Son frère Viteslav l’attendait, debout devant la fenêtre. Aussi solide et blond que son cadet était mince et brun, Viteslav se complaisait dans le rôle d'aîné. Ayant reconnu le pas de ce frère fugueur qu'il guettait, il lui jeta un regard à la fois sévère et nonchalant par-dessus l’épaule, sans se retourner.

— Encore passé la nuit à la taverne Cerny avec ces bons à rien que tu nommes amis ?

Vishehrad jura.

— Je fais ce que je veux de mes nuits ! Tu n'as rien à me dire, Slava.

Viteslav lui lança un de ses regards faussement compatissants dont il avait le secret.

— Je me fous de ce que tu fais de tes nuits, petit frère. Mais n’oublie pas que tu dois épouser la princesse de Saxe dans moins d’un mois. Ce serait du plus mauvais effet de contracter la chaude-pisse avant le mariage, tu ne crois pas ?

Vishehrad fit la grimace.

— Ce que tu peux être vulgaire !

— Et c’est à moi que tu dis ça ? sourit son frère, avant de saisir le flacon de vin sur le guéridon. Toi, le noceur invétéré, l’anarchiste qui hante les ruelles, les tavernes et les bordels comme un fichu upír buveur de rouge !

— Libuše n’a que douze ans. C’est une gosse, et tu insinues que je vais coucher avec !

— Il faudra bien. Le drap doit ressortir taché de sang, tu te rappelles ?

— Jamais je n’épouserai à cette môme. Trop jeune pour moi !

Le visage de Viteslav perdit le masque de bonhommie qu’il avait un instant affiché.

— Peu importe. Tu feras ce qu’on te dira, et tu t’arrangeras pour ne pas couvrir notre maison – et celle de ta femme par la même occasion – d'un impardonnable déshonneur, Vyshehrad.

Le jeune prince se laissa tomber sur un fauteuil, vaincu.

— Je ne veux pas me marier, gémit-il en passant ses longues mains de pianiste dans ses cheveux.

Viteslav laissa couler sur son cadet un regard dénué de sympathie. Toute la famille avait un côté un peu fantasque – pour ne pas dire artiste – mais chez Vishehrad, ce trait par ailleurs pittoresque avait pris des proportions fâcheuses. C’était pire depuis qu’il s’était acoquiné avec ces pseudo-révolutionnaires qui hantaient les bouges comme une bande de chats maigres les poubelles.

— Tes amis savent qui tu es ? s’enquit-il en posant ses lèvres sur le cristal du verre à vin.

Vishehrad secoua la tête par la négative.

— Ils croient donc que tu es comme eux, observa Viteslav.

Son frère releva vers lui un regard vindicatif.

— Ils ne croient rien du tout. Je me contente de partager un pichet ou deux avec eux de temps à autre, c’est tout !

Mais Viteslav continuait de darder son regard glacial sur son cadet.

— Le jour où ils apprendront que tu es un fils du král, ils te feront sauter comme ils le font lors de leurs attentats stupides, continua-t-il, impitoyable.

— Ils ne l’apprendront pas. Je ne suis pas stupide !

— Je l’espère… pour toi, petit frère. En attendant, je vais donner l’ordre qu’un Casse-Noisette te suive lorsque tu quittes le château. Ce sera plus sûr.

Vishehrad poussa un nouveau juron.

— Je déteste ces foutues machines boches ! C’est pas la peine, vraiment.

— Estime-toi heureux que je ne te colle pas une duègne pour surveiller ta moralité. Et va te préparer : Père nous attends dans la salle du Trône dans quelques heures.

Après lui avoir jeté un dernier regard, Viteslav le laissa enfin seul. Vishehrad vida sa coupe, puis il se jeta sur le monumental lit à colonnades sans même retirer ses bottes. Quelques instants plus tard, il dormait.

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