Le supermarché
Nous avançons tous sur une route qui est la nôtre et qui sera au bout du compte notre vie. On est tous munis de radars qui décèlent avant notre passage, les différents obstacles qui feront, qu’une fois franchis, nous serons plus aguerris parce que nous aurons pu prévoir l’embuche, la jauger, l’appréhender. Nos radars en garderont mémoire et nous passerons l’épreuve suivante plus facilement.
Amandine est née sans radars. Amandine doit à chaque pied posé vérifier le sol, avant de s’y engager. Amandine est autiste.
Alors parce qu’elle est née comme ça, Amandine suit les consignes à la lettre, ainsi quand on lui dit de ne pas jeter de papiers par terre, elle les met dans ses poches, ainsi quand un mouchoir est sale, elle le laisse dans son sac à dos. Amandine s’est donné une tonne de repaires pour ne pas tomber, ne pas créer des obstacles plus hauts encore, sur son chemin qui en est truffé. Ce que nous percevons comme un caillou, elle le perçoit comme un énorme rocher.
Amandine regarde son chemin sans prévoir la ruse, sans anticiper les stratégies. Amandine ne sait pas mentir. Elle dit les choses comme elles viennent, c’est déjà, pour elle, tellement difficile à sortir !
Pour ces raisons-là, Amandine se méfie des gens qui l’entourent. Sans radar, comment discerner la bienveillance de l’ivraie ? Sans radar, comment savoir, s’ils vont devenir un obstacle ou une rampe pour longer un précipice ? Alors, elle les évite ou pas assez, c’est selon. Selon que la personne lui rappelle quelqu’un de gentil ou de méchant. Selon que la personne a un pull comme celui de quelqu’un qui a été gentil avec elle ou comme celui de quelqu’un qui lui a été hostile.
Maintenant, Amandine a appris à se méfier des hommes en pull rouge.
Amandine a 17 ans. Ce samedi, un nouveau challenge est lancé : pour la première fois, Amandine va faire une course toute seule au Carrefour. Pour la première fois, Amandine a pris sa carte de banque et s’en va avec son petit sac à dos plein de mouchoirs sales, acheter trois babioles. Il lui a fallu un courage énorme pour affronter toutes les angoisses de cette première. L’enjeu est gigantesque, c’est un grand pas vers son indépendance. Elle choisit les caisses « speedyscan » où le client scanne lui-même ses articles, mais elle ne s’en sort pas, elle scanne mal un produit, l’employée vient l’aider. Elle paie et vu l’état rebondi de ses poches pleines de mouchoirs se fait interpeller par un agent de sécurité.
L’homme au pull rouge prétend faire son boulot : il lui demande de vider son sac devant tout le monde. Alors, Amandine exhibe en tremblant tous les mouchoirs sales qui lui appartiennent. Elle montre ses ridicules trésors qui la rassurent tellement. L’homme découvre, un sachet de gaufres vide dans le fond de son sac (pourtant s’il avait regardé attentivement, il aurait vu que le sachet venait d’une marque inconnue au Carrefour) et c’est la descente aux enfers pour Amandine. Promis-juré, elle n’ira plus jamais seule au Carrefour, et se méfiera des hommes en pull rouge.
Sommée de suivre l’homme, celui-ci la menace d’appeler la police, si elle n’avoue pas avoir mangé la gaufre dans le magasin. Terrorisée, la présomption d’innocence bafouée, Amandine sortira dix minutes plus tard de cette petite cellule, perdue au milieu de cette fourmilière géante, au delà des larmes qu'elle a tant de mal à sortir. On n’a pas prévenu ses parents, on l’a laissée là, tel un mouchoir usé parmi ses mouchoirs. Un mouchoir mouillé, même...
Quand une demi-heure plus tard, notre petit mouchoir mouillé retourne chez nous. Il faudra la patience de sa soeur pour qu'elle lache le morceau.
Nous allons à la rencontre de cet homme, il nous raconte une première fois l’histoire. Réfutant la narration par des arguments infaillibles, le pull rouge changera la version quatre fois, pourtant l’homme se vante d'être assermenté...
Quelle est la version qui en sera l’officielle ? La plus clean, sans doute. Sûrement pas celle d’Amandine qui ne sait pas mentir... qui n’arrangera rien aux faits parce qu’elle n’a pas la possibilité de ruser.
L’homme n’a vu que la petite voleuse potentielle, il n’a pas vu la différence, n’admet pas s’être trompé de cible. Nous ne lui demandions que des excuses. Il refusera d’en faire. Le pull rouge clôt la discussion par ce dernier coup de grâce : « vous n’avez qu’à lui mettre un badge avec "autiste" dessus. »
À nous d’avaler cette cerise sur ce gâteau déjà trop salé : marquons la différence, apposons des étiquettes sur les handicaps :
« moi, Amandine autiste, vit sans radar »,
» moi, Yaël, gauchère vit à l'envers »,
moi, X, maladroit, n’arrivera pas à scanner convenablement mes articles »
moi, pull rouge, ne voit en vous que le voleur potentiel »...
Nous ne demandions que des excuses... Nous voudrions pouvoir dire à Amandine, « Tu vois, on admet l’erreur, on s’en excuse. Et par là lui souffler : on t’a reconnue comme une jeune fille digne, capable de vivre comme tout le monde.

Annotations
Versions