Chronique 1 : l'argent du beurre
Je regardais intensément cette tasse de chocolat chaud. Dessus il y avait l’image stylisée en noir de la tour Perret, et à côté "AMIENS" écrit en grand. Le temps où tout était mieux ? Le temps des premières fois : première conduite, premières khôlles en classe préparatoire, premières amitiés et inimitiés, premières beuveries et premier amour.
Et maintenant, sept années plus tard, je tremblais en buvant ce lait chocolaté car il manquait cruellement de vodka. Il s’en était passé des choses entre-temps. Des objectifs ratés, des chagrins d’amour, des bagarres, des comas éthyliques, des moments de honte, de la solitude, des dépressions, des cons, des femmes, des malades, des fous, des morts, et j’en passe.
Et maintenant que faire ? Dans ce village aux mille-cent visages. Dans le nord de la France, avec un diplôme d’ingénieur en poche. J’en connais un nombre important dans mon entourage qui me jalouse pour ce bout de papier. Mais ils ne savent pas ce que c’est. Personnellement, ayant fait les deux, je n’ai pas vu beaucoup de différence entre récurer des chiottes dans un atelier, et créer un prototype d’armement militaire. L’ingratitude est reine dans les deux cas. Mais attention ! Certains sont faits pour ça, et sont même très bons ! C’est évidemment un métier nécessaire. Seulement, pas pour moi.
Je finis ma tasse de chocolat, raclai le fond et soupirai intensément.
“Je donnerai mon âme pour une bière”, pensai-je.
Mais mon âme était partie vers mon cœur. Et celui-ci s’était enfui depuis longtemps hors de mon corps.
Dehors le soleil de l’été brillait, mais il n’avait pas l’air de faire trop chaud. C’était le temps idéal pour se poser en compagnie d’une boisson fraîche. Malheureusement j’étais ici depuis une semaine et j’avais déjà asséché mes deux packs de 12x25cl et une quille de vin. (Et je m’étais rationné !)
Je décidai donc d'aller marcher vers l’épicerie en bas du village. Avant cela, je vissai une casquette sur ma tête et enfilai des lunettes de soleil.
Il n’y avait que quelques kilomètres à parcourir. Je pris un bout de forêt pour rendre le voyage agréable. Les bois étaient anormalement calmes. Aucun oiseau ne chantait, le vent ne soufflait pas ; seules quelques minces gouttes de pluie rendaient la scène vivante. Je marchais assez rapidement car j’étais pressé d’atteindre mon Graal, ma Terre promise. Durant le trajet je réfléchissais à toutes sortes de choses, par exemple : pourquoi j’écrivais cette chronique, pourquoi quelqu’un la lirait, est-ce que tout devait être vrai, ou bien pouvais-je tricher à ma convenance pour me faire passer pour quelqu’un que je n'étais pas mais qui m'arrangeait ? Bref, ce genre de conneries qui vous taraudent la tête jusqu’à l’os.
Ainsi, si vous êtes tombé sur ce papier et que vous avez eu le courage de lire jusqu’ici, mais que vous vous faites passablement chier, ou que vous n’avez pas le temps de lire la suite car les gosses ont faim, ou que votre femme veut installer une pergola “façon bohème”, mais que c’est à vous de vous y coller, au lieu de vous remplir tranquillement le bide de bière et d’aller vous vider dans votre voisine nymphomane. Et bien je vous propose de faire ce que vous devez faire et de revenir plus tard. Ou jamais. Pour les autres : les chômeurs, les lecteurs, les branleurs, les étudiants, et les fonctionnaires, qui sont intéressés de savoir comment, moi, un écluseur de pinte semi-pro, myope, qui mesure un mètre soixante-cinq, me suis tapé une actrice porno, reportez votre suicide à plus tard et lisez la suite.
J’arrivai donc quelques minutes après l’ouverture de l'épicerie, il y avait déjà une quinquagénaire en surpoids, un type style surfeur ringard et un vieux vouté qui portait un masque chirurgical sur la trogne. Le caissier parlait fort au téléphone de sorte qu’on pouvait entendre sa conversation résonner dans tout le magasin.
– JE TE DIS QUE JE NE PEUX PAS SAMEDI. JE TRAVAILLE…
OUI OU NON, DIMANCHE ALORS ?
TON MEC REVIENT QUAND ?
… QUEL CON ! PFF.
OUI, J'AMÈNE MON FOUET.
ET DE LA PIZZA ?
D’ACCORD…
JE TE LAISSE, JE DOIS ENCAISSER…
Bonjour M’sieur.
– Bonjour, dis-je en déposant mes trois cans de bières sur son guichet.
– Quatre euros vingt, dit-il en observant d’un air vague le magasin.
Je payai et partis avec mes trophées. C’était un alcool de coefficient d’ivresse radine de 2,5. Ce n’était pas dingue, mais pas trop mal. Quel est ce coefficient dont tu parles ? entends-je murmurer des lecteurs imaginaires.
Comme j’ai un peu de temps et que vous aussi (pour rappel ma vie et la vôtre ne mènent à rien, vous vous haïssez probablement et votre chasse d’eau fuit) je vais expliquer ce coefficient. La formule mathématique n’est pas bien compliquée, c’est la suivante :
coefficient d’ivresse radine = quantité d’alcool (en litre) x degré d’alcool ÷ prix (€).
Cela donne par exemple, pour mon cas actuel, qui ai pris une canette de 50cl de bière à 7% à 1€40 : 0,50 * 7 ÷ 1,40 = 2,5. Ainsi plus le coefficient d’ivresse radine (IR) est élevé plus vous serez alcoolisé à bas coût. Cela marche évidemment avec n’importe quel type d’alcool. Et la qualité dans tout cela me diriez vous… Ne soyez pas grossier…
Je m’installai sur un banc à quelques centaines de mètres de l’épicerie, j’étais dans le lotissement où un de mes amis d’enfance avait habité. Je pompais ma bière et commençai à écrire cette fichue chronique. Mes pensées divaguèrent encore vers je ne sais trop quoi. Puis arriva le point d’inflexion; celui où la réalité et la fiction se rencontrent.
Le corps de la femme que je vis arriver dans ma direction était parfait aux endroits où ils devaient l'être, le timide rayon de soleil qui pointait derrière un nuage gris l’illuminait comme une déesse tombée du ciel, elle s’approcha encore, elle avait des yeux qui pouvaient transporter n’importe qui n’importe où, probablement dans un lieu jalousé par le paradis lui-même. Ses cheveux étaient châtains, lisses et soyeux. Je lui donnais environ 28 ans. Elle promenait son chien, un berger allemand.
– C’est un joli chien que vous avez là, dis-je quand elle avait atteint mon banc.
– Merci, dit-elle avec un sourire timide.
Le chien s’approcha de moi avec un air curieux.
– Je peux le caresser ? Il est gentil ?
– Il est gentil, affirma-t-elle, il est méchant uniquement avec les méchants…
Je tendis ma main vers le chien, il la renifla, puis se laissa caresser. Il semblait content.
– Et bien il faut croire que je suis gentil, rétorquai-je en regardant la jeune femme.
– Tu en as l’air.
Elle observa mon carnet griffonné de l’esquisse de cette nouvelle et me demanda si j’étais écrivain.
– Non, j’écris juste comme ça… Pour écrire. En réalité, je suis ingénieur et alcoolique de métier.
– Tu ne dois pas être au chômage alors, ironisa-t-elle.
– Il faut croire que si visiblement…
Il y eut un léger silence, elle sourit. Je jetai un oeil à ma bière qui se réchauffait au soleil.
– Tu veux boire un verre chez moi ? suggéra-t-elle.
J’étais étonné de la proposition, mais j’acceptai. Je récupérai ma can et mon carnet et la suivis.
– Comment t’appelles-tu au fait ? m’interrogea-t-elle sur le chemin.
– Plus ou moins Pierre, répondis-je après m'être inondé le gosier de bière.
– Plus ou moins ?! s’étonna-t-elle.
– Aujourd’hui, disons Pierre.
– Tu es étrange Pierre, dit-elle en souriant, moi c’est Estelle.
– Tu habites dans le lotissement ?
– Oui. D’ailleurs nous arrivons.
C’était une longue maison en brique qui avait l’air de contenir plusieurs petits appartements au rez-de-chaussée et à l’étage. Elle ouvrit le petit portail en fer forgé, nous passâmes dans un petit jardin avec un toboggan et un ballon en plastique puis elle m’invita à entrer. Après avoir passé un court couloir, nous montâmes les escaliers et atterrîmes dans son appartement. Le chien se rua sur le bol de croquettes puis se posa sur le tapis de l’entrée. Il y avait une petite cuisine devant l’entrée principale et puis sur le côté un grand salon avec un lit au centre et plusieurs trépieds de photo autour.
– Et toi, que fais-tu ? demandai-je en observant attentivement la pièce.
– Je suis “performeuse”, dit-elle en se caressant les cheveux.
– Mmh ?
Elle enleva sa veste et s’assit sur son lit. J’avais toujours mon sac à dos et ma bière en main.
– Je fais des photos nues que je fais payer à des gens, et je tchatche avec certains abonnés aussi…
– Ils doivent être très charmants, dis-je avec ironie.
– Et bien, figure-toi qu’ils le sont ! C'est des gentils bonshommes !
– Comme moi ?
– Tu n’es peut-être pas aussi gentil qu’il n’y paraît, renchérit-elle en retirant son maillot, la découvrant en soutien-gorge. Je terminai ma bière avec un sourire en coin, puis me ruai sur elle.
Nous le fîmes trois fois, avec de courtes pauses.
J’étais essoufflé à la fin du troisième round. Je me levai du lit et allai chercher une autre bière. Le chien dormait.
– On peut le refaire ? quémanda Estelle.
Je repensai à cette chronique à la con. Si ceux qui avaient abandonné la lecture au début savaient ce qu’ils loupaient… Pas grand-chose en vérité. Mais moi je prenais mon pied à imaginer cette fiction réelle.
– J’arrive ! lançai-je.
Je bus rapidement la moitié de ma bière et m’avançai vers son lit.
– On peut filmer cette fois-ci ? demanda-t-elle.
– Euh…comment ça ? m’inquiétai-je soudainement. Je crois que je ne suis pas sûr…
– J’ai une cagoule si tu veux. On ne te reconnaîtra pas ! Allez !
Sur le coup de l'ivresse, j’acceptai, et elle partit me chercher une cagoule noire qu’elle me fixa sur la tête. Je devais avoir l’air fin, en plus ça me donnait très chaud. Elle alluma une caméra, s’approcha lentement de moi, mais à ce moment-là je n’arrivai plus à faire monter le chapiteau.
– Ben alors ? dit-elle.
– Ben alors… dis-je en montrant l’appareil qui nous filmait avec la main.
Elle m’aida avec sa langue. Et nous le fîmes une quatrième fois.
Ainsi donc, quelque part, je ne sais où, j’espère très loin, se trouve une vidéo de moi cagoulé, faisant des galipettes avec cette femme.
Il se faisait tard et j’avais une grande envie de partir. Je pris une douche froide et me rhabillai.
– Bon, dis-je à Estelle.
– Oui, fit-elle, presque embarrassée.
– Je vais y aller, dis-je.
– Je ne te retiens pas, dit-elle.
– Tant mieux, achevai-je en partant.
Je sortis de l'appartement sous les coups des dix-neuf heures. J’avais tourné dans une vidéo porno, bon, très bien. Si elle se faisait du bifteck avec ça, je n’allais probablement rien percevoir. En remontant vers chez moi, je me rappelais l’expression : “On ne peut pas avoir le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière !”.
Je me disais qu’avoir du beurre n’avait pas grand intérêt. L’argent du beurre ça par contre c’était déjà plus intéressant. En effet avec l’argent du beurre, il est possible d’acheter du beurre ou alors des bières ou d’engager un mec qui installerait lui-même la pergola “façon bohème”. Les possibilités sont presque infinies. Quant au cul de la crémière. Ce n’est pas désagréable, je venais de l’avoir, cependant elle ne m'avait filé ni argent ni beurre.
On ne peut effectivement pas tout avoir, et à choisir je ne savais pas réellement ce qui était le mieux. Pour rentrer, je repris le chemin par la forêt, et les oiseaux ne chantaient toujours pas.
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