AL-KHIMIA
Inanimées, les rues transpiraient de terreur. Les bâtiments, sombres et menaçants, semblaient avides du spectacle qui s’étendait autour de leur fondation. L’air, si sa présence était, oppressait les sens, portant les bruits insoutenables de geignements et complaintes aux tympans des rares passagers. Seul le grouillement des rats venait parfaire cette sombre mélodie. La pourriture et l’arôme de la mort déchiraient l’odorat qui, mêlés aux nourritures insipides des villageois provoquaient déraison, démence et psychose. Des montagnes de cadavres s’ajoutaient au décor terne et meurtri, leur chair à vif témoignant des souffrances encourues. Ils avaient ce regard, qui vous glace le sang et vous brise les os sans une once de scrupule. Ils avaient cette singulière particularité de regorger de bubons noirs, aux propriétés néfastes. Finis les jours heureux, maintenant cohabitent désolation et agonie. De rares habitants se précipitaient dans les rues. D’autres avaient le pas rapide et la tête basse. En voulant éviter cette macabre comédie, tous se pressaient, s’assemblaient et se séparaient sur la place du vieux marché avant de s’enfuir tout aussi rapidement. Détérioré par une négligence évidente, il était le triste témoin d’une foule préoccupée par sa survie.
Au milieu de ce lugubre décor, une dame, d’apparence d’une vingtaine d’année, marchait entre les cadavres putréfiés. Chacun de ses pas, fermes et déterminés, effrayaient des hordes de rats. Dans l’obscurité, seuls leurs yeux brillaient puis disparaissaient entre les corps inertes. Plus il y avait de macchabées, plus les rongeurs, omniprésents, voyaient encore leur nombre grossir. Des gros, des grands, des petits, certains au pelage entremêlé de miettes et de saletés, d’autres complètement mouillés par le sang. Les sols étaient rouges. Rouge sang. Combien de cadavres avaient bien pu être dévorés par ces êtres ? Combien encore leur constituaient une réserve sûre ? Chaque jour, des dizaines de corps étaient brûlés. Chaque jour, une fumée aux odeurs de viande grillée restait dans l’air, incommodant alors tout être présent. Chaque jour, les rats gagnaient du terrain, rongeant même les paniers et les provisions des habitants. Ces rats. Responsables d’une maladie virulente et incurable. Responsables de la souffrance et de la mort du village. Responsables d’un temps marqué par la terreur et la crainte. Responsables.
Épargnée. Voilà bien un mot pour la caractériser. Elle contrastait en tout point avec le décor. Belle, au meilleur de sa forme, elle observait les dégâts occasionnés par l’horreur qui s’était répandue quelques jours plus tôt dans le village. Tous tombaient les uns après les autres. Les rues désertes : tous souhaitaient rester enfermés chez eux pour éviter la calamité. Seul le marché accueillait quelques personnes. Et l’église. Combien étaient venus prier que cela s’arrête ? Ils cherchaient des réponses. Quelle était l’origine de ce fléau ? Était-ce une punition divine ? Pourquoi cela venait-il s’abattre sur la ville ? Autant de questions qui restèrent sans réponse. Ils n’avaient qu’une unique certitude : tous subiraient une souffrance mortelle.
Seule. L’allée sombre semblait interminable. Rien. Il n’y avait ni son, ni couleur. Plus de repère. Le paysage avait été complètement transformé et chaque pas devait être mesuré. Combien après avoir trébuché sur des cadavres s’étaient retrouvés ensevelis de rats avant de finir à son tour en travers de la route, inerte ? La f in du trajet approchait, déjà elle voyait sa petite masure abîmée par le temps. En dehors du village, elle était bien plus sujette aux intempéries et les murs semi-effondrés en portaient les cicatrices.
Cette dame consacrait sa vie à étudier la médecine sous toutes ses formes. Hormis quelques meubles indispensables à la vie quotidienne, l’intérieur reflétait parfaitement sa passion : Les murs étaient couverts d’étagères aux livres usagés et de bocaux aux plantes vertueuses. Classés par thèmes certains recoins se concentraient sur l’anatomie, d’autres rassemblaient les ouvrages de plantes aux vertus médicinales, ou encore sur des vieilles croyances et rituels. Une véritable mine d’or. Des pratiques courantes orientales aux légendes antiques, en passant par multiples descriptions des méthodes de réalisation des saignées, elle avait tout lu et relu, annoté. Certaines pages pliées, d’autre déchirées et assemblées en un tas spécifique. L’odeur du papier effleurait les narines et le savoir emplissait les lieux.
Un coin, un peu à l’écart des autres et visiblement bien plus nourrit et étudié, comprenait multiples ouvrages d’Albert Le Grand, Raymond Lulle, Saint-Thomas d’Aquin ou encore d’Arnaud de Villeneuve. Plus libres d’accès que le reste, la dame avait consacré des dizaines d’années à ces recherches. Un meuble, à côté des livres et comprenant fioles de liquide et poudres inconnues en témoignait.
Jeune et éduquée dans un couvent, sa famille souhaitait qu’elle devienne nonne. Elle apprit donc la lecture et l’écriture. Mais cela ne lui avait pas suffi et elle lu son premier livre sur la médecine sans l’accord du clergé. Elle fit alors la rencontre du guérisseur du village, un vieil homme dont l’apparence ne reflétait pas son âge, et étudia sous sa tutelle des ouvrages interdit. Ses absences répétées se firent remarquer et elle finit par être chassée du couvent quelques années plus tard. Elle savait que ses choix, que sa passion et sa ténacité n’étaient pas soutenues par l’Église mais elle persévéra.
À la mort du vieillard, elle hérita de tous ses effets personnels, livres, matériaux, et des secrets qu’il lui confia. Gardienne du trésor. Voilà qui elle était. Elle devint alors la guérisseuse du village tout en se consacrant à la poursuite de ses recherches. Souvent accusée de ne se rendre à la messe qu’une seule fois dans le mois, son visage témoignait du résultat de ses réussites au détriment de la foi. Sous ses traits d’apparence juvénile, son âge était indiscernable. Elle en avait véritablement le triple. Cela suscitait une certaine méfiance du village : aucun d’entre eux n’échappait à la vieillesse, aux rides et courbatures. Leur bonne santé sombrant toujours davantage dans l’oubli, elle les regardait prendre de l’âge tandis qu’elle restait au meilleur de sa forme. Épargnée.
Un hurlement. Déchirant. Voilà qui rompait le silence morbide et pesant qui régnait : tous l’entendirent, ce son évoquant douleur, frayeur et chantant une mélodie annonciatrice de la mort. Puis le silence. Ce braillement semblait avoir traversé le temps et l’espace ; il ne brisait cependant la routine qui s’était installée. L’origine n’était plus à déterminer : la voilà de nouveau en service.
Pressée, elle récupéra quelques affaires qu’elle prévoyait pour les pires cas et sortit de chez elle avec une telle vivacité qu’elle manqua de renverser ses produits qu’elle rangeait dans sa sacoche. La voilà partie en direction du cri, le marché. Empruntant la même route qu’un peu plus tôt, les cadavres semblaient la narguer lorsqu’elle devait les enjamber et passer par-dessus pour gagner du temps. L’air oppressant et rempli de particules de cendre l’accompagnaient, titillant son nez et ses yeux, comme s’ils avaient hâte des évènements prochains. Le village avait ancré en lui cette espèce de sadisme et de curiosité malsaine ; tout, des bâtiments aux routes en passant par les cadavres et les rats, semblait être animé d’une excitation funeste.
Arrivée, elle constata, non pas pour la première fois, que l’éloignement entre sa maison et le village faisait toujours d’elle la dernière arrivée. Accueillie par une marée de rats qui manquèrent de la faire trébucher, ces derniers fuyaient l’attroupement humain qui avait accouru à l’entente du cor de la souffrance. L’apercevant, ils se précipitèrent vers elle.
« Sauvez le ! »
Ils désignaient un jeune garçon allongé presque inconscient sur le sol. Les vêtements en lambeaux permettaient de constater la présence de morsures, toutes plus profondes les unes que les autres, qui l’handicapaient presque totalement. Les bras et le visage avaient été privilégiés : totalement défiguré, il avait perdu un œil, rongé par les rats. Le sang coulait et se répandait sur le sol. Seules les torches et la présence de la foule empêchaient les rongeurs, tapis non loin, de finir ce qu’ils avaient entamé.
Quelle personne, tout en ayant les moyens, aurait refusé d’aider ce jeune ? Elle s’agenouilla près de lui et sortit ses affaires de sa sacoche en prenant soin de ne pas les salir. Le sang commençait à sécher, incrustant la poussière dans les plaies ; elle les enleva délicatement, essuyant et rinçant chacune des plaies qui se dévoilèrent alors plus profondes que ce qu’elle ne le pensait. Elle les sécha puis versa un liquide transparent et opaque à la fois avant de le compléter d’une poudre inconnue et de s’assurer du bon entendement des deux matières. Les rumeurs se répandirent dans la foule mais elle n’y prêta pas l’oreille : La préparation nécessitait son attention : elle devait l’aider à se parfaire. Le liquide devint alors visqueux et d’une odeur si nauséabonde que l’hypothèse qu’elle ai empoisonné le jeune homme semblait être véritable.
Puis le miracle. Sous leurs yeux médusés, elle essuyait le tout et constatait avec satisfaction que les plaies avaient totalement disparu, même cet œil détruit était intact. Elle secoua alors doucement le jeune et s’enquit de sa santé. Il était stupéfait : Toute sa souffrance s’était volatilisée.
« Je veux devenir comme vous ! Comment faites-vous ces miracles ? Vous soignez les gens, vous n’êtes jamais malade et mon père dis même que vous ne vieillissez jamais ! »
Avant même qu’elle ne trouve les mots pour lui répondre, un vieil ivrogne défiguré par la peste répondit qu’à sa place, jamais il n’aurait confiance en la vieille. Après tout n’était-ce pas le seul côté qu’elle montrait ? Elle paraissait saine, mais son assiduité à la messe témoignait que les miracles ne pouvaient assurément pas venir du divin. Elle ne dit mot. Il n’avait pas tort dans le fond, mais elle savait bien qu’il insinuait qu’elle était une disciple de Satan.
Quelques uns essayèrent bien de la sauver. Pour la plupart ceux qu’elle avait soignés par le passé, ou les familles proches de ceux-ci, mais c’est sans compter le ravage de la maladie autour d’eux. Tous n’avaient pas profité de ses soins. La majorité même. D’autre renchérirent alors, elle devait certainement choisir ceux qu’elle voulait sauver ! Elle ne pensait pas au village mais à elle seule ! Combien de ses clients avaient été et sont toujours les vendeurs réguliers de ses achats ? Combien lui avaient, par la suite, offert multiples présents sans qu’elle n’ai eu a le demander ? Combien, encore, la défendent maintenant alors qu’elle était forcément au centre de l’épidémie ? Car oui ! Elle en est forcément le centre ! Elle ne tombe jamais malade et connaît tous les remèdes alors à qui cela profite-t-il ? Elle envoûte les gens en les soignant, elle a forcément un but, et ce but est de prendre le contrôle du village ! Il s’agit de l’envoyée du Diable ! Faiseuse d’Ange mais messie de Dieu, quelle absurdité ! D’autant plus qu’aucune des jeunes dames ayant décidé la mort de leur enfant n’en n’a payé le prix ! Et cet enfant, là, qu’elle venait de sauver ? C’est en cherchant à dérober des fruits dans un panier de marchand qu’il s’est fait mordre ! Elle était l’avocat du Diable.
Le vacarme de la foule était assourdissant, tous criant, insultant la vieille, l’accusant du fléau noir qui s’abattait sur eux. Ils voulaient qu’elle arrête là le massacre ! Et sans lui laisser la moindre chance de s’expliquer, ils l’exilèrent, la condamnèrent à mort, et d’autant plus de solutions qu’ils ne savaient plus laquelle serait adaptée. Quelle tortures voulaient-ils lui faire subir ?
Le tapage commença à s’estomper dans les rangs du fond puis le silence gagna progressivement le village. La foule se scinda en deux. Le clergé. Avançant lentement vers la vieille dame, ils avaient cet air solennel que l’on utilise lors des prises de grave décision, les sourcils légèrement foncés, le regard chargé de soupçon et de résignation, un visage rude et fermé qui ne laissait place à aucune contestation. Cet air à la fois emplit de pitié mais aussi d’une lueur victorieuse. Qu’allaient-ils déclarer ?
« Impie. »
« Blasphématrice. »
Elle voulut s’expliquer, expliquer à tous d’où venait ce savoir. Mais personne ne l’entendait, ils voulaient qu’elle parte, qu’elle disparaisse, et qu’ils puissent survivre.
« Apostat. »
« Hérétique. »
Elle baissa la tête résignée et ferma les yeux en attendant le verdict.
« Sorcière. »
« Fille de Satan. »
Condamnée au bûcher.
Toutes ces accusations, prononcées les unes après les autres par l’Église, les confortaient dans leurs idées inquisitrices. Les rares opposants à la décision du Pape durent accepter la réalité : elle était responsable de tout. Et elle devait payer.
Sans même qu’elle n’eut le temps ni le droit de se défendre, le village s’était activé et se coordonnait autour d’un unique objectif. Elle fut attachée, bâillonnée et dénudée. Certains, des plus vigoureux allaient abattre quelques troncs afin de nourrir le foyer, d’autre rapportaient les cadavres alentours tandis que le reste amassait des fagots de bois. Les enfants coururent annoncer la nouvelle aux derniers restés chez eux pendant que les préparatifs finaux furent mis au point. Le bûcher. Voilà qui allait réanimer la flamme de l’espoir.
Lorsque tous furent réunis, se collant les uns aux autres afin de mieux pouvoir observer le spectacle, la peur de la maladie avait disparu, pourquoi seraient-ils effrayés d’être contaminé alors qu’ils allaient y mettre fin ? Seul subsistait le désir de mettre un terme à l’épidémie.
Quelques privilégiés allumèrent alors simultanément l’âtre à l’aide de torches enflammées. Rapidement, les corps des défunts furent les premiers atteints. L’odeur de la mort s’élevait alors, accompagnée d’une épaisse fumée noire : tout liquide était à présent dans l’air, sous forme de vapeur. Les crépitements se firent entendre, accompagnant les bubons dans un hymne aussi éruptif que funeste. Et alors qu’elles atteignirent la vieille, les flammes virent leur essor instantané. Le ciel était empli d’un nuage opaque éclairé seulement par la fournaise qui semblait atteindre le ciel.
Ah ! Qu’elles étaient belles ces majestueuses flammes vengeresses !
La foule, hystérique déferlait sa haine, les hurlements se mêlant aux craquements des bûches tandis que certains murmuraient d’incompréhension. Elle se tenait là, debout au milieu des flammes, son corps insensible. Elle les regardait d’un air emplis de peine, sachant que sa propre mort serai moins pénible et douloureuse que la leur. Résignée, sa tête bascula en arrière pour contempler la hauteur des flammes : elle se demandait combien de temps il lui restait. Les flammes, magnifiques, mangeaient cet élixir dont elle avait le corps gorgé et ne tarderaient pas à jouer leur rôle.
Comment faisait-elle pour survivre à cette chaleur extrême ? Comment pouvait-elle ne pas hurler de douleur ? Avait-elle le secret de l’immortalité ? Ces questionnements firent rapidement le tour de la foule et les conforta dans leur position. C’était une sorcière, une adepte du Diable ! Elle devait impérativement mourir.
Et tandis que les bubons des malades fondaient sous la chaleur, déferlant un liquide noirâtre sur les derniers villageois encore sains, le corps de la vieille se consuma et les derniers craquements d’os calcinés escortèrent les villageois vers une ultime agonie.
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