VII

3 minutes de lecture

Lundi de la Toussaint. Jour des morts. Il crachine sur la baie du Mont Saint-Michel et je quitte mon hôtel, après une nuit de repos solitaire. La nouvelle rocade me conduit jusqu’au cimetière de la ville, établi à mi-pente, pas très loin de l’hôpital (drôle de voisinage !). Un minuscule parking, aménagé à l’entrée des jardins ouvriers qui séparent ces deux institutions, permet de couper la pente abrupte de l’entrée principale. Au téléphone, le gardien m’a dit : "Devant le caveau provisoire qui est au bas de l’allée centrale, vous prenez à gauche, puis troisième travée sur votre droite".

C’est bien là. Section F. La quatrième tombe. Un caveau triple, couvert de trois dalles de granit rouge poli. Avec sur la dalle centrale, une inscription en lettres de bronze :

Romain Nouvel (1928-1949)

Mort pour la France

EN INDOCHINE

Je découvre qu’à gauche, reposent mes grands-parents : Adèle Lecœur et Joseph Nouvel, respectivement décédés en 1970 et 1972, à l’âge de soixante-dix-huit et quatre-vingts ans. C’est gravé dans le granit de la dalle et rehaussé de peinture noire.

A droite, ce sont mes parents. "Pierre Nouvel et Sylvie Gaumont, décédés dans un tragique accident le 24 septembre 1969, à l’âge de trente ans. Requiescant in pace." Je ne sais qui a fait mettre cette inscription sur leur tombe. Et j’ignorais que mon père et ma mère étaient de la même année. 1939 ! Mais comme leurs dates de naissance ne sont pas indiquées, je ne saurai pas si c’étaient des enfants de la guerre ou de la paix !

Sous l’inscription de gauche, sur une plaque de marbre blanc, deux portraits de jeunes mariés, en buste : mes grands-parents à vingt ans : moustache fière et col dur pour mon grand-père, taille de guêpe, manches gigot, chignon apprêté et ruban autour du cou pour ma grand-mère.

Sous l’inscription de droite, il n’y a rien, et, dans mon esprit, l’image de mon père a disparu. Il n’est plus qu’une voix qui gronde, s’enfle et crie. Même l’image de ma mère est devenue floue. Il doit bien y avoir des photos quelque part, dans une valise chez Pierre et Madeleine, mais je ne l’ai jamais demandée et jamais ouverte.

Je dépose les deux premiers chrysanthèmes à petites fleurs que j’ai achetés sur la place ce matin. Il faut que je retourne chercher le dernier à ma voiture et que je prenne un outil pour enterrer à demi les pots afin que le vent ne les emporte pas.

L’un a des fleurs mordorées, le second d’un mauve profond, et le dernier d’un rouge tirant sur le grenat. Je les trouve bien plus beaux que les spécimens à grosses fleurs qui ont encore la faveur des anciens. Ils sont garnis de boutons non éclos et devraient tenir assez longtemps, si les gelées ne sont pas trop précoces. Le gardien m’a dit qu’ils procédaient à leur enlèvement, après le défleurissement complet.

Voilà. J’ai enterré les trois pots côte à côte, pour former une gerbe multicolore devant les trois tombes. Je trace un signe de croix pour une prière d’agnostique : "Seigneur, si tu existes, fais que je sois fidèle au souvenir de ceux qui m’ont aimé et ne sont plus. Amen !". A présent, je me sens tranquille, apaisé, avec le sentiment du devoir accompli.

Il crachine toujours sur Avranches. Je relève le col de mon imperméable et me dirige vers la sortie du cimetière après m’être lavé les mains au robinet le plus proche. Il faut que j’aille vers l’entrée principale, car j’ai un mot à dire au gardien.

Deux silhouettes conversent avec lui sur le pas de la loge. Un enfant que sa maman tient par la main. Je ne peux pas courir, parce c’est trop abrupt. Mais je presse le pas pour me rapprocher. Oui, c’est bien elle. Justine !

Le gardien m’a vu. Je lève la main. Tenez, doit-il dire, vous avez de la chance, voici justement Monsieur Nouvel qui remonte. Justine a lâché la main de son fils. Elle court vers moi et nous manquons tomber à la renverse en nous retrouvant dans les bras l’un de l’autre :

— J’ai eu si peur que tu sois parti !

— Moi aussi.

— Pourquoi tu n’as pas appelé ?

— J’avais aussi certaines choses à régler avant.

— Je sais maintenant. Je suis allée au Journal. J’ai regardé les archives. Tu ne m’avais jamais rien dit.

— J’avais oublié. Enfin, je croyais. Comme je croyais t’avoir oubliée, toi. Mais une petite braise couvait encore et il a suffi de souffler dessus pour le feu reprenne.

Un enfant de six ans, cheveux en brosse et regard déluré, nous a rejoints. Il lève vers moi ses yeux bleu ciel et dit :

— Alors, c’est toi le nouveau Monsieur de maman ?

Je regarde Justine, blottie contre moi.

— Oui, définitivement oui.

Justine sourit. Le bonheur, ce doit être ça. Simple comme ce baiser de la Toussaint.


©Pierre-Alain GASSE, 1999.

Annotations

Vous aimez lire Pierre-Alain GASSE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0