Chapitre 9 (1/9)
* Mattheus*
Depuis la soirée rock, je n’avais aucune nouvelle de la part d’Alice. Comme j’étais inquiet, je lui avais envoyé plusieurs messages, laissés sans réponse. Un soir, je m’étais présenté devant sa porte. Mais je n’avais pas toqué. Je ne souhaitais pas la mettre mal à l’aise. Alors, je lui avais précisé par message que j’étais disponible si elle en avait besoin, et ce, à n’importe quel moment de la journée.
D’après mon expérience — grâce aux âmes —, j’avais une idée de ce qu’elle pouvait ressentir.
De toute façon, j’avais également mon lot de problèmes. L’échange avec Madame Brindillovan m’avait glacé. Pourtant, je savais que le Grand Conseil pouvait être impitoyable. Notre monde était fait de règles, plus dures les unes que les autres, ne nous laissant aucune place aux débordements. Même si la pièce dans laquelle j’avais emmené Alice ne présentait aucun intérêt, nous n’avions pas le droit de bafouer leur loi. Pas d’humain dans notre monde.
Également, mon âme avait changé de couleur. Depuis, elle avait conservé cette teinte gris clair. Tous les soirs, je réfléchissais à un moyen de rétablir la bonne couleur. Mais rien ne me venait.
À qui pouvais-je demander de l’aide ?
En réalité, à personne. En parler présentait un risque pour moi et pour l’autre. J’étais seul. Chaque fois que je marchais dans les couloirs, j’avais l’impression d’être suivie par une ombre, prête à me mettre la main dessus. Le sentiment de peur se développait en moi, ce n’était pas celui que je préférais.
Ce jour, nous avions notre cours « l’après ». Je m’en réjouissais d’avance. Les âmes me rendaient accro. Elles étaient comme un shot d’adrénaline.
Je m’enfonçais dans les couloirs à la hâte. Sur mon chemin, je croisais une nouvelle fois la peinture statique. Je ne cessais de me demander pourquoi elle était inerte.
— Vous êtes bien matinal.
Sans pouvoir me retenir, je poussai un léger cri de surprise. Comme les couloirs étaient vides, je ne pensais pas trouver quelqu’un. Monsieur Rhânlam se trouvait à mes côtés, les mains derrière le dos. Cette posture me rappelait mon père, qui se tenait toujours comme cela quand il était pensif.
— Oui, répondis-je, maintenant plus calme.
Son regard se posa sur la peinture.
— Le mont Elbrouz, dit-il.
— Vous connaissez cette peinture ?
— Bien sûr. Tu sais, avant d’arriver ici, j’avais une vie, répondit-il sur le ton de la plaisanterie.
Je lui lançai un regard en biais. C’était la première fois que j’entendais l’un des professeurs se perdre dans l’humour.
— Ce mont est connu par un cercle restreint, notamment car il est calme. C’est très agréable. J’ai beaucoup voyagé à travers le monde. Mais ce mont reste dans mon cœur.
— Ça vous manque ?
— De voyager ? Non. Quand on est de ce monde depuis aussi longtemps que moi, c’est bien de pouvoir se poser un peu. Et puis, j’aime enseigner mon savoir.
— Comment êtes-vous devenu professeur ?
— Comme pour tout, c’est le Grand Conseil qui choisit ses enseignants. Un jour, ils m’ont fait la proposition. Après en avoir discuté avec mon binôme, nous nous sommes dits qu’il serait bon que je sois ici.
— Vous n’aimiez plus être un Maître de La Mort ?
— Oh si, j’adorais ça. Mais dans la vie, il faut savoir saisir les opportunités quand elles se présentent.
Un silence s’étira entre nous. Son regard était perdu dans la contemplation du mont. Je perçus une lueur dans ses yeux, comme la mélancolie d’une période révolue. Dans ses traits, il y avait quelque chose de familier. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais cette sensation. Comme si nous étions liés par un fil invisible qui s’était noué entre nous. C’était étrange, comme sentiment.
— Ça fait combien de temps que vous enseignez ?
— À peu près une vingtaine d’années.
Presque autant de temps que je suis de ce monde.
— Ça ne vous manque pas de ne plus voir votre binôme ?
— Qui t’a dit que je ne le voyais plus ?
Il me fit un clin d’œil avant de me planter là, pour repartir vers sa salle. Une autre question me vint en tête, seulement celle-ci ne me concernait pas directement. Je m’élançai à sa suite.
— Attendez ! Je peux vous poser une question ?
Il me lança un regard amusé en biais.
— Ce n’est pas ce que tu fais depuis que tu es arrivé ?
Je lui fis un demi-sourire.
— Je t’écoute, ajouta-t-il, me faisant un signe de tête.
— L’Âmularium est-il toujours sous haute surveillance ?
Le professeur s’arrêta d’un coup. Je le percutai de tout mon buste.
— Normalement oui. Pourquoi ?
Je tapotai mes vêtements, comme si le choc avait froissé mon pull. Puis, je relevais la tête vers lui.
— Si quelqu’un cherchait à s’y introduire. Disons… Un humain. Quelles seraient ses chances ?
— De l’ordre du zéro. Pour commencer, un humain ne pourrait pas pénétrer dans notre aile. Il serait repéré par le scan de l’entrée. Si, par le plus grand des hasards, il y parvenait, il y a toujours un membre de la R.D.Â. posté devant. Pour couronner le tout, le Grand Conseil déciderait de s’occuper de lui.
— Je vois.
Le professeur planta son regard perçant dans le mien. Je réalisai qu’il ne m’avait pas jeté un coup d’œil avant cela. Maintenant que je me faisais cette réflexion, je prenais conscience qu’il ne me regardait jamais dans les yeux.
Ses paroles firent leur chemin dans mon esprit. Alice ne pourrait jamais pénétrer dans nos locaux. Pire, si elle le faisait, elle serait éliminée. Je ne pouvais pas la laisser faire. Pourtant, au fond, j’avais envie de l’aider. Vraiment. Mais c’était impossible, pas dans un monde tel que le nôtre.
— Mattheus… murmura mon professeur, coupant court à mes réflexions. Je te conseille de faire attention avec ce type de question… Surtout, protège toujours ton âme.
Mes sourcils remuèrent sous le coup de l’étonnement.
Que voulait-il dire par « protège toujours ton âme » ?
Monsieur Rhânlam tourna les talons et entra dans la salle. Je restai immobile, comme paralysé par ses mots. Au loin, je captais le regard sombre de Melvin, qui me fixait sans un mot. Il finit par s’approcher de moi. Il me salua avant d’entrer dans la salle.
Qu’avait-il entendu de notre conversation ?
— Tu viens, Matt ?
Je jetai un œil derrière moi et constatai que Vilenia était là, tout sourire. Elle fit un mouvement de tête pour m’inviter à la suivre, ce que je finis par faire. Mirabella entra juste après moi. Nous échangâmes un sourire silencieux, heureux de nous voir.
Une fois assis, le son du verre qui s'entrechoque éveilla mes sens, avide de me sentir vivant de nouveau. Je sentais la présence de cette drogue, et je désirais ma dose hebdomadaire.
— Je vous rappelle que les âmes que je vous confie ne sont pas toutes jeunes. Elles sont classées “noires” dans l’Âmularium. Ce qui veut dire que ces âmes n’ont jamais su trouver la paix, et ne peuvent pas être réincarnées. Il peut y avoir plusieurs raisons pour un tel blocage : l’amour, la haine, le choc, la douleur, la culpabilité… Toutes ces choses peuvent affecter une âme jusqu’à son noyau, au point que nous, Maître de La Mort, peinons à l’effacer. Parfois, elles s’accrochent.
Le professeur marqua une pause, puis reprit :
— Notre but est de soulager l’âme, de l’apaiser. On pourrait nous comparer à des thérapeutes ! D’ailleurs, l’année prochaine, je vous enseignerai la psychologie des cas critiques. Je sais, c’est ironique en parlant de la mort. Mais notre rôle est d’aider les vivants comme les morts.
« Je vais vous distribuer votre fiole du jour. Cette fois, je viendrai vous rejoindre dans vos visionnages afin que l’on puisse avancer ensemble. Pour vous donner des pistes. Observez bien, et qui sait ? Vous pourrez peut-être nous aider à comprendre ce qui bloque.
Après ces belles paroles, le professeur nous distribua les fioles. Cette fois-ci, il m’avait déposé une âme rouge entre les mains. Lors d’un des cours de Monsieur Tantum, nous avions appris qu’une âme rouge était liée au sentiment amoureux. La mienne avait donc un problème de cœur.
— Bien, vous pouvez commencer, annonça Monsieur Rhânlam en tapant dans les mains. Normalement, vous êtes maintenant aptes à vous accrocher jusqu’au bout. Observez un maximum de choses avant mon arrivée.
Sans attendre une minute de plus, je disposais mon œil devant la fiole.
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