Chapitre 10 ~ Le Corbeau (1/4)
* Alice *
J’attendais Mattheus à la table du restaurant Le Temple doré. Depuis la soirée rock, j’avais minimisé nos échanges, encore choqué par mon expérience. Des trous du cul de ma fac m’avaient drogué. La soirée avait pourtant si bien commencé, il avait fallu qu’elle finisse amèrement. Je les avais balancés à l’infirmière et aux flics, sans scrupules. Ces porcs ont été exclus de l’école. Ça ne supprimait pas ce qu’ils m’avaient fait, mais au moins, je n’aurais plus à croiser leurs tronches de connards tous les jours.
J’avais déposé plainte. Même si je n’avais pas trop d’espoir à ce sujet. Depuis que Pangea s’était unifié, les lois en matière d’agression sexuelle avaient régressé. Les peines maximales étaient de six mois d’emprisonnement ainsi que l’interdiction de disposer des médicaments d’immortalité. Tout tournait autour de ces merdes, désormais. Ça ne m’empêcherait pas de me battre jusqu’au bout.
D’ailleurs, j’avais reçu de nombreux soutiens sur internet par le groupe des Anges Noirs. J’avais participé à plusieurs manifestations avec eux, pour militer pour nos droits. Ce groupe de rebelles luttait principalement contre la commercialisation des pilules de pseudo-immortalité. Mais nous luttions également pour tous les droits baffoués depuis 2086.
Le plus dégueulasse dans cette histoire était la mort de toutes les ethnies non blanches, tuées durant l’unification de nos pays. Si bien qu’ils se cachaient dans les territoires sud, ceux laissés à l’abandon par notre gouvernement.
L’humain avait toujours été voué à répéter les mêmes erreurs, sans jamais en tirer une leçon. Déprimant.
La seule chose que nous pouvions faire était de militer. D’ailleurs, le week-end prochain, je rejoindrai une manifestation pour les droits des femmes et des accès égalitaires aux soins.
Je regardais l’heure sur mon Platphone. Comme à mon habitude, j’étais arrivée en avance. J’aimais la ponctualité, ça me donnait l’impression de maîtriser quelque chose, même si ce n’était que le temps. Quelque part, ça me rassurait, car je pouvais repérer les lieux avant l’arrivée des autres. Je connaissais déjà ce restaurant, mais je préférais arriver avant Mattheus.
Ma quête de réponse sur la mort de ma mère était encore au point mort. Malgré mes différentes demandes, je n’avais jamais réussi à convaincre Mattheus de m’aider. À force, j’avais cessé d’insister. Peut-être qu’il disait vrai et que cela comportait des risques. Il pourrait être exclu, par exemple. Alors, j’avais décidé de continuer seule. La seule chose, c’est qu’il fallait que je vole le badge d’un bourgos.
Mattheus arriva dans le restaurant. Je me levai pour lui signaler ma présence. Sa démarche était franche, assurée. Son regard vert émeraude se posa sur moi. J’eus un frisson. Ce type provoquait quelque chose en moi. Comme si nous vibrions d’une même énergie. Parfois, il me donnait l’impression d’être perdu, de se poser des questions sur lui-même. Quelque chose m’intriguait chez lui, sans que je pusse l’expliquer.
Une fois à mon niveau, je le saisis par l’épaule pour lui faire la bise. Il eut un léger recul. Je me demandai si, comme moi, il détestait faire la bise aux gens.
Ses yeux me transperçaient, comme s’il sondait mon âme. Arrivait-il à lire en moi ?
Je me mordillais la joue. Il fallait avouer qu’il était beau à regarder. Je frissonnais. Pour une bonne ou une mauvaise raison. Je ne savais pas encore. Son contact avait quelque chose de réconfortant, familier. Comme si nous étions liés par un fil invisible.
Ce n’était pas le mec le plus souriant de la Terre. On aurait dit que le ciel lui était tombé sur la tête. Cet air sérieux qu’il portait comme un gant. Je lui adressai un sourire, qu’il me rendit. C’était une sorte de grimace, comme s’il n’avait jamais appris à sourire de sa vie. C’était peut-être pour ça que je le trouvais intrigant : le côté psychologue en moi, toujours en quête de sauver les âmes brisées. Alors que je devrais commencer par sauver la mienne.
Nous nous installions en silence et scannions le QR pour découvrir le menu. Ses sourcils se froncèrent légèrement, me laissant deviner qu’il ne savait pas quoi choisir.
— Je te conseille le menu « Jardin secret ». C’est celui que je prends d’habitude.
Il y a plus de mille ans, les humains mangeaient de la viande. À notre époque, c’était illégal. Quand j’y pensais, je ne comprenais pas comment il pouvait faire pour manger des animaux et supporter toute cette souffrance. J’avais vu des documentaires à ce sujet, plus terrifiants que des films d’horreur. Notre alimentation n’était pas très variée, mais nous avions su nous adapter.
Le serveur arriva et prit notre commande. Mattheus prit la même chose que moi. Je lui demandais s’il souhaitait prendre une bouteille de vin avec le repas. Après son approbation, je choisis du vin blanc, que je préférais au rouge.
— Ça va mieux ? lui demandais-je.
L’autre jour, je l’avais aperçu recroquevillé dans la cour. Son visage était blême. Plus que d’habitude, en tout cas. J’ai eu la sensation que quelque chose de grave lui était arrivé, mais je n’aurais pas su dire quoi. Passées les portes de l’aile des bourgos, tout était mystérieux. Et, avec ce qu’il m’était arrivé, je n’avais pas eu le temps de lui poser la question.
— Oui, je te remercie.
— Il s’est passé un truc ?
Son visage affichait un air de chien battu. Peut-être se demandait-il s’il pouvait me faire confiance.
Le pouvait-il ?
Oui, je crois que j’avais cessé depuis un moment de le manipuler et j’avais laissé place à toute la sympathie qu’il m’évoquait.
Ne croyez pas que je sois du genre à manipuler les gens d’ordinaire. J’avais tellement besoin de réponses que j’étais désespérée. Mattheus était le plateau d’argent qui se présentait à moi, à l’instant où j’en avais le plus besoin. Désormais, je me souciais réellement de lui. Plus de jeux, de faux-semblants.
Je culpabilisais d’avoir voulu me servir de lui. Rassurez-vous, c’est de l’histoire ancienne.
— Ils ont découvert que… Pour l’histoire du badge.
Annotations