Chapitre 3
Sujet : Oscar Bourdelle
Date : [Non précisée] Lieu : Domicile
Référent : [Anonyme]
Objet : Transcription de l’introspection du personnage principal.
________________________________________
PHASE 1 - Visions et dérives sensorielles :
Sujet : Je préfère garder les yeux fermés. Immodérément, tout un monde s’offre à moi, rien que pour moi. Sous mes paupières, d’amples pages iridescentes dansent pour moi. Souvenirs des mystérieux paysages qui se donnaient à la lumière, ceux que j’ausculte vaguement derrière mes paupières.
……………………………………………………
Référent : Début du monologue improvisé, voix calme, posée. Le personnage semble installé confortablement, probablement allongé. Il entre rapidement dans un état semi-hypnagogique.
……………………………………………………
Sujet : Puis, se désagrègent en formes abstraites, d’une couleur jamais fixe, elles persistent dans leurs étincelantes chorégraphies, brouillonnes, de surprise en rebondissement, jamais elles ne s’arrêtent, alors je les suis du regard, égaré mais fasciné, déterminé à me soumettre à leur charmes, je ne veux pas les perdre, pourtant toutes s’envolent, s’échappent, sursautent, s’arrachent à mes amours, me trompent, me séduisent en retour, m’envoûtent de leurs imprévisibles métamorphoses, prématurément, renouvellent les pourtours de leurs courbes changeantes, battant des ailes, indifférentes à mes supplications, imperturbables cérémonies, qu’aucun de mes rictus pourra dénuder de leur gravité, je les tiens en secret, interdites aux adorateurs, que de pénibles images pétrissent l’ordre interne du piètre animal que je suis, chancelant, étourdi sous les feux des lanternes agonisantes, ces compositions asymétriques…
……………………………………………………
Référent : Des hallucinations auto-induites, probablement bénignes, caractérisées par une cinétique propre, autonomes, mouvantes. Tel un phosphène.
……………………………………………………
Sujet : De leur teintes surexposées, m’arrachent à mon jardin, me poussent à revenir vers elles d’un ton solennel, sous un motif sonore aquatique, elles m’appellent, persistent et revendiquent ce qu’il y a de plus brillant, leur lumière déforme les contrastes, foncièrement instables, ravive les écarts superflus, verse sans retenue dans l’inconventionnel, s’attachant obstinément à l’ébauche, encore incertaines, puis jaillissent pour envahir sans concessions le diaporama infini de mes yeux clos, pour offrir l’époustouflante illusion d’un voyage immobile […].
……………………………………………………
Référent : Le personnage décrit un état d’immersion. Il évoque une surstimulation de l’imaginaire visuel. Il ne manifeste aucune angoisse face à ces apparitions. Il en fait une lecture esthétique, parfois presque mystique. Inflation verbale exponentielle. La suite est sensiblement similaire et n’apporte rien de plus.
……………………………………………………
PHASE 2 - Transition vers le somatique :
Sujet : Ah que j’ai faim. J’ai faim, j’ai si faim. C’est insupportable. N’y a-t-il rien d’autre à faire que de bouffer, toujours bouffer ? Qu’on me laisse tranquille, je veux voir, voir comme je n’ai jamais vu. Quand je pense au temps que j’ai perdu à mâcher en gourmet les affreuses pâtées qu’ils osent nous vendre. Et dire que j’y ai pris du plaisir. Aujourd’hui, le minimum de calories me tient suffisamment vivant pour connaître un monde jamais découvert, et qui pourtant est le mien.
……………………………………………………
Référent : Retour brutal du corps dans le champ de la conscience. Ce motif semble revenir par la suite : frustration somatique, rejet du besoin organique, dégoût même. Le personnage paraît figé
……………………………………………………
PHASE 3 - Recentrage phénoménologique :
Sujet : Un monde que je côtoie chaque jour, sans y faire vraiment attention. Ou plutôt, je ne prêtais attention aux choses que si elles pouvaient m’apporter le moindre bénéfice. Que si elles augmentaient ou diminuaient mon bien-être. Si ma voisine du dessus martèle sans cesse son plancher de ses pas lourds ou je ne sais quoi, je me surprends désormais à apprécier les cascades de ses carillons cristallins. Ma tasse à café par exemple, ce n’est qu’un récipient, un outil pour satisfaire mon envie de café. Il est facile de n’y voir là qu’un objet dont l’existence se résume à la finalité que je lui prête. Sans moi, ce petit récipient ne conduit aucune existence propre, c’est un objet.
……………………………………………………
Référent : Le personnage entame soudainement une réflexion phénoménologique, centrée sur l’objet - dans son sens le plus large - devenu presque étranger. Il garde les yeux grands ouverts.
……………………………………………………
Sujet : Un truc. Un bout de matière, modelé à l’image de la fonction qui le précède. Il se tient là, inerte, comme s’il m’attendait pour enfin prendre vie. Mais en y regardant de plus près, ou plutôt de plus loin. En espionnant les choses dans leur secret, en s’assumant comme voyeur de son chez soi, on parvient à déceler l’imprenable au cœur de la banalité. À l’écart de nos acquis, de notre vécu, je peux cesser de voir à travers moi, de regarder pour vérifier : le meilleur de moyen de parvenir à une esthétique molle, conventionnelle, déjà toute trouvée. ……………………………………………………
Référent : À ce stade, il est légitime de s'interroger sur la finalité épistémologique de cette démarche introspective. L'orientation des réflexions semble moins guidée par une recherche de compréhension objective que par des mécanismes psychodynamiques sous-jacents. On pourrait envisager qu’il s’agisse d’une stratégie d’autovalorisation, voire d’un processus d’évitement cognitif.
……………………………………………………
Sujet : Ce coussin, ce parquet, ce lampadaire, ce miroir, je les ai observés si longuement. Si bien que, parfois le temps paraît s’évaporer, comme dissout dans lui-même. À ce moment-là, toutes ces choses semblent gagnées en intérêt à mesure que nous en perdons pour elle. Je crois que nos yeux ont le pouvoir de vêtir comme d’ôter ce déguisement purement fonctionnel, de dissoudre cette fine pellicule qui recouvre les choses du monde. Comme le soleil sur la neige, mon regard dévoile, révèle, découvre un monde précieux et sobre, en le dépouillant en quelque sorte de son aspect utilitaire.
……………………………………………………
Référent : Il semble opérer une déconstruction sémantique : suppression du mot pour rétablir la chose, hors de toute fonctionnalité. Paradoxalement, son approche phénoménologique paraît le mener dans une quête vers le monde en soi. Il économise le moindre geste.
……………………………………………………
Sujet : Il me semble que ce déguisement est appliqué aux choses grâce aux mots qu’on leur associe. Je le pense car ces déguisements ont souvent l’air d’être conçus à notre image, extraits du moule de notre condition, de nos désirs, ou d’un genre de convention. Mais si je décide de faire disparaître les mots qui les habillent, que deviennent ces choses ? Ma tasse à café n’est plus vraiment une tasse à café, elle peut être une tasse à n’importe quoi. Ou même cesser d’être une tasse, non ? Je ne sais pas vraiment. »
PHASE 4 - Suspension d’usage :
Sujet : Mon tort est celui de faire de l’usage mon besoin. De croire que la seule façon de voir les choses est celle que j’utilise chaque jour. Les mots font exister les choses en moi par mes fantasmes, des symboles, les représentations, les idées que j’y associe. Ils sont comme des épures du réel. Pourtant, on agit tous comme si le mot suffisait à faire exister les objets du monde. Il faut dire qu’il est facile de tomber dans cette confusion. On a tous déjà constaté notre frustration quand les mots manquent à l’appel. Comme si une chose semblait ne pas tout à fait exister tant qu’elle n’était pas nommée. Mais, est-il vraiment nécessaire que je nomme les choses du monde pour en jouir ? Il y a bien des moments où les mots ne sont pas si indispensables que ça ? Bien sûr que oui, petit, je jouais avec des tas de choses sans savoir les nommer. Mais là encore, leur existence était liée à mon seul intérêt. Quelque part, je les tenais déjà. Une peu comme lorsque nous prenons de la terre entre nos mains. Elle prend la forme de celui qui la tient.
……………………………………………………
Référent : On note ici un point de bascule dans la démarche du personnage. Si toutes ses interrogations ne trouvent pas forcément de réponses satisfaisantes, elles annoncent la teneur d’une nouvelle attitude.
……………………………………………………
PHASE 5 - Réflexion existentielle et remise en question de sa condition :
Sujet : Il va bien falloir que je me décide à sortir de mon lit. Franchement, de quoi ai-je l’air… Je traîne, je traîne et me voilà à tergiverser dans le vide. J’ai l’air bête. Ce n’est pas comme si c’était la première fois. C’est drôle quand on y pense, nous pensons le plus naturellement du monde, nous tenir dans un univers où chaque évènement, chaque action, découle d’une cause bien définie. C'est comme une gigantesque horloge, où chaque rouage a son rôle précis, inévitable, dirigé par des mécanismes imperturbables. Dans ce théâtre absurde, on se croit acteur, entouré d’accessoires qui nous aideront dans nos scènes, d’instruments doués de potentiels prêts à servir nos desseins. Non, c’est pire que ça ! Ces objets ne se contentent pas de flotter autour de nous, je les saisis, les manipule avec soin, les intègre dans mon esprit grâce à mes mots. Alors oui, c’est vrai que ce rapport au monde, cette approche opérationnelle, où chaque chose peut être utile pour satisfaire nos désirs, donne une structure, une clarté à ce monde. C'est cette perspective qui tisse du sens dans le tissu de notre récit personnel, qui illumine les voies que j'emprunte pour atteindre mes buts, un fil conducteur aveuglant. C'est ce regard, ce raisonnement qui donne vie et cohérence à tout ce qui nous entoure. Pourtant, comment ne pas y voir un peu de narcissisme ? Ou quelque chose de pathétique, dans la croyance que nous serions la seule cause du sens de ce qui nous entoure ?
[Non transcriptible]
De toute manière, je n’y crois pas tellement. Et puis, on frôle l’aliénation en ne comptant que sur eux. C’est vrai quoi. Comme si nous ne supportions pas le doute ou l’absence de sens pour ne s’en remettre qu’à eux. Il nous manquait quelque chose, et maintenant on ne le lâche plus. Non mais c’est vrai, de quoi voulons-nous que les mots nous sauvent ? Bon. Allez hop ! Je vais voir ce qu’il reste à manger.
……………………………………………………
Référent : Plus agité qu’au départ. Une sorte d’hyperlucidité fait surface. Bouger devient nécessaire, comme pour réintégrer un point de vue plus confortable. Malgré tout, il est intéressant de noter qu’il ne s’exclut pas du champ de ses propres critiques.
……………………………………………………
PHASE 6 – Tentative de remise en cause du langage :
Sujet : N'empêche que, ce qui m’a toujours étonné depuis que je travaille à l’imprimerie, c’est que le langage, de toutes ses incroyables combinaisons, semble être avant tout un instrument de vanité. On parle, on parle, et l’on ne fait que répéter ce qu’on sait déjà. À croire qu’il n’a pour mission que de nous faire embrasser cet obscur objet de désir, nous-mêmes. Enfin, pas exactement. Il est le liant entre la réalité et la personne que nous aimerions devenir. Quelque chose comme ça.
[Non transcriptible]
Qu’est-ce que je fais dans la salle de bain ? … Oui, la cuisine.
……………………………………………………
Référent : Ici et là, il ressort que certaines pensées sont intranscriptibles, car trop brouillonnes ou « vides ». Probablement diluées dans l’action ou la confusion.
……………………………………………………
Sujet : Donc euh… Oui, quand je regarde suffisamment longtemps ma tasse à café, et que je tente d’extraire cet objet de son appellation, voire de le distinguer de son concept, il m’arrive d’être surpris d’y voir en lieu et place un récipient de porcelaine, orné de reflets aussi brillant que pétillants. Mieux encore, si la vue de la pluie avait le pouvoir d’abattre instantanément la moindre gaieté en moi, sans son mot elle s’offre en une splendide mélopée, giflant avec une monotonie hypnotique les carreaux de ma fenêtre, comme des perles de nacre qui tomberaient dans un escalier de marbre. J’aime encore mieux comment la sonnerie du téléphone, ce signal sonore autrefois synonyme de stress, se transforme en un vibrant réseau de notes, où dynamisme et répétition s’entremêlent de façon prodigieuse. C’est le genre de chose qui arrive aussi bien lorsque l’on répète un mot plusieurs fois sans cesse, jusqu’à ce qu’il perde son contenu, qu’il sonne creux. Ne reste que sa composition sonore, loisible d’être entendu comme telle, pour elle-même.
Ou peut-être là. ? Rien du tout. Même pas un petit bout de sucre. Peut-être dans l’autre placard ?
[Non transcriptible]
C’est effrayant à quel point il nous berne si bien. Chaque fois que je nomme quelque chose, j’y appose mon jugement, mon évaluation, mes représentations, ma personnalité. Ce magnifique pouvoir, que j’utilise moins de mon plein gré qu’à mon insu, m’insupporte et me torture en plus. Quel tyran ce langage ! Et pourtant, il n’a que le pouvoir qu’on lui prête. Il est tellement et à la fois si peu.
Décidément, il n’y a vraiment rien à manger… Ah ! Un paquet de biscuits. Miracle !
Et en même temps, que serais-je devenu sans les mots ? Ils sont très pratiques, mais je ne peux pas m’empêcher de me sentir floué, vendu, domestiqué. Chaque phrase est un coup de fouet qui me fait traverser un cerceau de feu. Les mots sont devenus ma cage, si grande que je n’y vois plus les barreaux. Voilà toute la supercherie.
[Non transcriptible]
Il en reste ? Aller encore un dernier. »
……………………………………………………
Référent : Il est à noter que lorsqu’il mange ou cherche à manger, sa pensée devient impossible à transcrire. Toute son intention est dirigée vers son désir. La démarche d’une lecture introspective ou esthétique subsiste.
……………………………………………………
PHASE 7 - Aliénation du corps :
Sujet : Pire encore que les mots, je suis sous le joug d’un tout autre empire, celui de mon propre corps. Comment pourrais-je évoluer sereinement, si je suis constamment perturbé par des contractions intestinales ou parce que je dois me vider la vessie ? C’est trop souvent que ce corps me fait retomber, avec violence, dans ce monde où je suis soumis à de si basses besognes. Quelle grossièreté que d’être contraint de faire pipi quand on s’apprête à ouvrir les portes d’un monde nouveau.
Ces grossièretés me gâchent la vie. Je dois être plus stricte envers cette enveloppe charnelle, la dépoussiérer de ces vieux réflexes. Inhiber l’abject. Protéger le reste de pureté qu’il me reste. Probablement qu’ainsi, j’atteindrai un état plus propice à une sorte d’émerveillement continu.
……………………………………………………
Référent : Il continue de grignoter. Retour du motif corporel, décrit ici comme impératif bas, parasite, presque injurieux. Rythme respiratoire irrégulier. Promesse par la contrainte. Processus d’auto-persuasion manifeste. Comportement contradictoire.
……………………………………………………
PHASE 8 - Reconnaissance du vivant et de sa métamorphose :
Sujet : Quoi que je tienne par les yeux, rien n’est jamais pareil, tout en restant fidèle à soi-même. Un peu comme les nuages, qui n’ont jamais la même forme sous le vent et qui pourtant, conservent leur essence. Peu importe à quoi nous les faisons ressembler, un nuage reste un nuage. C’est fabuleux.
Toi aussi petit biscuit. Toi aussi, tu fais partie de ce monde et qu’importe l’action du temps sur toi, tu resteras toujours un petit biscuit. Toutes tes transformations, de secondes en années, ne cesseront jamais de ravir celui qui sait te regarder. Mais bon, pour l’instant, je préfère te manger ».
PHASE 9 - Refus de la parole, glorification du silence actif :
Sujet : Stop ! Je dois commencer maintenant, ne plus perdre de temps. On m’a privé de la parole, je répondrai par mon silence. Tous ces mots qui débordent de ma tête m’éloignent de l’acte critique de perception. Ils occupent tout mon esprit. Là, en ce moment, tout mon esprit est occupé par cette phrase que je suis en train de formuler en moi. Car je pense dans les mots et non pas seulement avec les mots. En réalité, je ne vois plus vraiment ce que je regarde quand je pense à ce que je vois. En fait, si je nomme une chose, je la vois comme je la pense. On ne matérialise rien qu’avec le mot. On ne voit les choses qu’avec l’idée qu’on s’en fait. Du reste, le vrai n’a rien de séduisant. C’est comme ça, c’est triste. Mais, dans ce cas-ci, il semble difficile de me défaire complètement d’eux. La moindre intention les invoque. Mais que deviennent mes idées si je ne les nomme pas. Relayées à l’intuition ? Peu importe, quelque chose d’unique est là, à portée de main, et je compte bien saisir ma chance. Je dois divorcer de cette existence aux longues maussaderies, aux rancœurs macérées. Définitivement. À moi les profondeurs inexplorées. Je dois dire adieu à tous ceux qui, à la surface de la création, préfèrent contempler leur propre reflet. Je dois dire adieu à tous ceux qui préfèrent déguiser le monde de leurs propres espérances.
……………………………………………………
Référent : Il s’assoit sur sa chaise. Le personnage paraît avoir changé d’état d’esprit. Critique du flux verbal interne comme obstacle à la perception. Virage brutale. Possible geste du sujet à cet instant.
……………………………………………………
CONCLUSIONS TEMPORAIRES :
Référent : Le discours, bien que dense, reste globalement cohérent. Il traduit une hyperconscience sensorielle, un rejet marqué de l’utilitarisme perceptif et une méfiance profonde envers le langage comme outil structurant la réalité.
L’état évoqué pourrait s’apparenter à une forme d’hypnagogie prolongée avec une hyperesthésie et abstraction mentale.
La verbalisation reste fluide, presque poétique, parfois délirante mais demeure intelligible. Probablement sa manière de se protéger des agressions de la réalité.
À surveiller si l’imaginaire visuel prend le pas sur la perception réel dans la durée.
Pas de signes manifestes de déréalisation pathologique. La dissociation reste contrôlée.
Signe de métacognition noté.
Toutefois, absence de recherche ou de rétroaction sur sa subite extinction de sa voix. Il semble s’accommoder.
Aphonie d’origine infectieuse ? Examens du larynx à prévoir.
En outre, le corps est perçu comme un obstacle fondamental : risques d’ascèse excessive ou négligence somatique.
Surveillance du rapport social : tendance à l’auto-isolement.
Émergence d’un vide opératoire.
Annotations