Chapitre 1
« Et celui-là, qu’est-ce que tu en penses ? »
Rien. Je n’en peux plus de t’écouter parler. À vrai dire, ça ne m’intéresse pas. Plus je fais semblant et moins ça me prend.
« Regarde-le. On en perdrait son latin. »
Comme pour envoyer des signaux, j’observe la trotteuse, puis mes orteils, ce carton, juste là. Je rebondis mollement dans les interstices que tu daignes me laisser. Progressivement, je m’exclus de ton centre de gravité. J’approche les plus petites imperfections que mon mobilier révèle dans sa sévère monotonie. Je me colle aux objets. C’est curieux comme l’ennui nous révèle les choses sous un jour nouveau. Un bain tiède de lucidité.
« J’ai arrêté de vouloir plaire, tu vois ? Je suis dans autre chose maintenant, dans un autre élan. »
Il est de ces moments où l’on se demande comment la personne en face de nous arrive-t-elle à ne pas voir que nous l’écoutons plus. Mais rien à faire, tu es là, chez moi, en train de délivrer une ultime conférence sur ce truc.
« Alors oui, c’est vrai, on ne change pas. On ne fait que s’accepter un peu mieux comme on dit. »
Personne pour me remplacer ou me souffler mon texte. Nous sommes seuls à deux, dans ce petit salon qui partage les odeurs de ma cuisine. Les yeux dans le vague, les jambes tressées aux barreaux de ma chaise, funambule sur mes fesses devenues indolores. La tête pendue à mon cou.
(Ses mains s’animent et dessinent dans les airs des petits mouvements. Des véritables instruments de mesure d’activité cérébrale.)
Petit déjà, tu parlais tellement. Je regarde mes ongles qui poussent. Le fond de la pièce. C’est toi qui as su donner le mot pour la première fois entre nous.
« Une grande, une énorme toile pointillée d’oursins qui gigotent et qui parlent ! »
(Qu’est-ce qu’il a dit ? Je ne sais pas si je suis censé répondre. Je hausse les sourcils.)
« À mon avis, je touche quelque chose d’inédit, de plus authentique, de plus texturé, de plus concret. »
Je te regarde parler, et je me souviens de ce silence installé comme une nappe blanche. De ce prêtre affable qui pèse chaque mot comme si quelqu’un d’autre l’écoutait. Je ne sais pas son prénom. Jamais demandé. L’écho de mes pas. Les chaises en bois qui grincent, les pierres froides. J’y vais parfois le midi, elle n’est pas très loin de l’imprimerie où je travaille. Ce petit monde en vase clos, hors du temps. Une parenthèse. L’écho de mes pas.
« Une métaphore, on sent qu’il m’a résisté. Mais je suis parvenu à une sorte de compromis. C’est douloureux au départ, mais le jeu en vaut la chandelle. »
(Je me demande si je dois sortir les poubelles ce soir ?)
« Tu sais, c’est ce petit je-ne-sais-quoi qui fait toute la différence. Cet instant primordial, fugitif, si précieux. Ce petit rien, ce, ce… »
(Qu’est-ce que tu cherches, quel mot t’échappe ? À moi, je ne sais pas, ce n’est sûrement pas moi qui vais pouvoir t’aider mon pauvre : je, j’ai… Joue ? Oui... Tu l’as ? Parfait.)
Ce prêtre et moi, qui parle de moi. À croire qu’on ne se confie jamais mieux qu’à des inconnus. Peut-être qu’il m’écoute. Je me demande si son amour pour Dieu est compatible avec son haleine fermentée.
(Mince ! Il a aperçu mon petit rictus. J’espère qu’il ne l’a pas mal interprété.)
« Je crois que tu ne saisis pas, on est loin du chef-d’œuvre, c’est vrai. Mais quand même, jamais je n’aurais cru atteindre un tel résultat. »
Non, je ne saisis pas. En y réfléchissant, ce n’est pas étonnant que je ne saisisse pas. C’est affolant comme tout nous sépare aujourd’hui. Plus le temps passe et mieux je m’en rends compte. Quand tu ne peins pas, tu joues des mécaniques, fréquentes des lieux de vies où tu pourras verser allègrement dans toutes sortes de frivolités. Ta spécialité ? Feindre la modestie qui oblige en quelque sorte ton interlocuteur à t’encenser. C’est ce qui arrive lorsqu’un peintre s’attarde davantage à construire un discours autour de son œuvre plutôt qu’à la créer. Tout ce qui l’entoure t’es est bien plus important. Il constitue matière à discussion, tremplin pour la discorde. C’est autant de coups d’épée dans l’eau que tu donnes, pour mieux dompter l’air que tu brasses. Mais moi, je sais pourquoi tu te donnes autant de mal.
« C’est le processus, le processus qui compte vraiment. Avant d’être la toile que tu vois, c’est tout un cheminement qui se perd, puis revient, et repart encore. Avant tout, est précieuse l’audace qui le permet. »
Tu me parles. Ta bouche s’agite et vibre en variant les tempos. Tout me vient à moi comme un refrain idiot. Un manège sans cavalier. Et l’heure qui continue sa course.
« Fini les pinceaux. J’ai retroussé mes manches et j’y ai plongé mes mains. Impossible liberté. Désormais tout est interdit et tout m’attire. Ça ressemblait à un genre de flirt avec moi-même »
Alors qu’au fond, je t’apprécie toujours autant. Mais qu’est-ce qu’on partage aujourd’hui ? Depuis l’héritage de tes grands-parents, tu peins, tu voyages, tu découvres. Moi, je trie, je fais des bons de commande, j’imprime des textes que je ne lis pas.
« Vue d’ici, c’est presque beau. »
(Je secoue la tête, mais c’est bien ce miroir que mes yeux regardent. Ce visage qui dégouline.)
« Et là, tout avait changé ! »
Oui, comme lorsque j’ai dû remplacer mon père à l’imprimerie ? Malgré mes études à l’université. Mon erreur, j’ai voulu m’éduquer plutôt que de me former. Et je n’ai même pas réussi. Loin des cocktails et des salons, c’est mon oncle que je fréquente le plus. Un supérieur dont je me suis habitué aux traitements les plus abaissants. Lui et sa cravate ignoble. Il est comme toi, il fait du bruit. D’autant plus que, que je, je…
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(Il m’a parlé de quoi ? Je crois que je devais répondre. Je ne sais plus.)
D’habitude, je rebondis, j’adhère, j’exécute. Et dans un réflexe martial, ma parole s’accomplit dans l’action.
« Mais ce n’est pas une question de théorie.
C’est une expérience. Littérale. Corporelle. Presque animale. Quand je peins, je ne fais qu’un. Il n’y plus celui qui applique, et celui qui doute. Je suis dans le geste. »
(Et voilà qu’il me le colle sous le nez maintenant, trop près. J’ai déjà oublié ce qu’il me montrait.)
« Tu sais, ce qui me fascine le plus, ce ne sont pas les couleurs, ni la composition, ni même le sujet. Ce sont les zones instables. Les endroits de la toile où tout pourrait basculer, où rien ne tient, mais où ça tient quand même. Ce que je n’ai pas décidé. Ce qui s’est fait sans moi. »
(Il faut absolument que je passe la voir bientôt. J’ai attendu trop longtemps depuis la dernière fois.)
« Ce n’est pas l’achèvement qui m’intéresse. C’est le défaut, le surgissement imprévu, l’échec même. Je peins pour atteindre cette sorte de friction, de vertige, où la matière me résiste. Et c’est quand elle me résiste que je sais que je suis en train de toucher à quelque chose. Avant, je voulais produire des images. Maintenant, je cherche des endroits. Des lieux mentaux, des failles. »
Je ne t’écoute pas, mais tu es là. J’existe un peu, pour quelqu’un. Je suis las. J’aurais aimé te donner la pareille, rebondir aussi sec sur chacune de tes exclamations, t’accompagner dans tes délires visionnaires, jouer les Icare, faire semblant d’y laisser des plumes.
« … Oscar ?! »
(Ah ! Je connais ce regard. Il attend quelque chose. Il m’a posé une question, peut-être même qu’il a déjà une réplique à ma réponse. Mais quoi dire ?)
Je fronce les sourcils. Je regarde en haut à gauche. J’ajoute un pincement de lèvre furtif. J’allais poser ma tête sur mon poing, quand il sonna la fin de ma comédie sans paroles.
« (…) Cmoopositin, pgimnet, tolie, exsitnece, vtreu, morael, fgiuratif, sbuejctif, cnoanissance, pnesée, fniutide, téhroie, rfleéxion, psrteceivpe (…). »
Une pétarade d’adjectifs. Tous aussi inaudibles les uns que les autres. Il ne me reste plus qu’à redresser la tête, et à jouer la sonate favorite des oiseaux en cage : Mmh mmh. Mmh mmh. Mmh mmh.
« Tu m’écoutes au moins ? »
Mes yeux se cramponnent aux tiens. Ce n’est pas la peine de me regarder comme ça ! J’ai mes limites. Qu’est-ce que c’est que cette grimace ? Ne me regarde pas comme ça. Essaie de me comprendre.
« Tu parles d’une gueule. »
C’était son dernier mot. Il reprend son manteau, me fait un signe de la main, claque la porte derrière lui. J’en suis presque ému, soulagé.
Je regarde ma montre. Soupir.
Me voilà seul, entretenu par l’éloge de la tranquillité. Ah je l’entends, le repos qui clame ses tendres plaintes. Concert interminable que j’étoufferai bientôt de mes couettes. Tiens, pour me récompenser d’avoir survécu sans desserrer les lèvres, je vais commencer par divorcer de ma chaise et…
La voisine du dessus qui tambourine le plafond. Il n’y a donc pas d’heure pour tourmenter les âmes en peine.
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