5 février, près de Correns (premier woofing).

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Sur la route en direction du Var, nous découvrons un ciel poissé par la fumée d’une centrale thermique. Le vent courageux chasse tout ce noir et le remplace par une jolie procession de nuages blancs. C’est touchant comme une fin de film hollywoodien, quand la planète est sur le point d’exploser, puis Bruce Willis ou Tom Cruise arrive au ralenti, sauve tout le monde et s’en va rejoindre sa femme et ses deux têtes blondes, avec en fond un morceau de rap hardcore ou d’opéra lyrique à vous tirer les larmes.

Pendant plusieurs jours, nous allons loger gratuitement chez un agriculteur, Alexandre, qui voudra nous transmettre un peu de son savoir-faire, moyennant quoi nous mettrons la main à la pâte en participant aux divers travaux de la ferme. Cet échange de bons procédés se fait par l’entremise d’un site internet ; nous allons devenir ce qu’on appelle des woofers.

Une épaisse dreadlock pend le long du corps d’Alexandre, jusqu’aux reins, semblable au pendule de Foucault, en plus sale. Il y a plusieurs années, sa femme est décédée dans un accident de voiture, ce qu’il raconte en ne sourcillant pas. Pour enfoncer le clou, sa yourte a brûlé toute entière en 2013 – il y cuisait distraitement des pizzas avec ses trois enfants. Comme un champignon, une nouvelle yourte aura vite poussé, plus petite, en plein sur l’emplacement de l’ancienne. Alexandre ne regarde pas derrière, il construit de bric et de broc, en ne perdant jamais son temps.

Pour faire les choses bien, nous avons ramené le premier soir un cubi de vin rouge. Notre hôte ne s’arrêtera de téter le robinet du cubi que très tard dans la nuit. Nous en rachèterons le lendemain. Au fil des jours, nous découvrirons qu’Alexandre est un alcoolique notoire, ancien fumeur de hash actuellement mis à l’épreuve et soumis à une obligation de soins après plusieurs récidives de conduite sous l’emprise de stupéfiants. Le mec en bave, littéralement puisqu’on retrouve régulièrement postillons ou filets de bave dans sa barbe hirsute. Sa prison, c’est le plein air, il y travaille comme un forçat jusqu’à la tombée du jour ; mais ni son potager ni son poulailler ne sont vraiment suffisants pour nourrir sa famille. Son grenier – un bout de terrain cerclé de piquets sur lesquels reposent de grandes bâches – est pourtant rempli de cageots de légumes et de fruits. Des dizaines et des dizaines de cageots, on croirait le marché de Byzance. Comment fait-il ? Au moyen d’un réseau bien tissé, de récupérations diverses et variées dans les poubelles des magasins bio, notre hôte arrive à manger comme un roi. Il dit qu’à l’âge de vingt ans, la première chose qu’il a comprise à propos du capitalisme, c’est que l’avenir se situait dans ses poubelles. Depuis, il mange à l’œil grâce au grand gaspillage intrinsèque aux nécessités du système : concurrence redoutable et impératif de profit. Ce soir, nous mangerons du lapin halal (soi-disant périmé, donné par un boucher de Draguignan) mijoté sur un lit de légumes en tous genres (abîmés, donc invendables et jetés par un commerçant de Lorgues), arrosé de la graisse de cuisson. On dit merci – Merci.

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